Depuis l’attaque du Hamas, le Premier ministre israélien et les services secrets, le Mossad et le Shin Bet, se rejettent la responsabilité du fiasco.
Dans le salon de son modeste appartement d’un quartier résidentiel de Jérusalem dont les étagères croulent sous les ouvrages, Matti Steinberg a perdu son œil joueur, celui qui anime son visage sur les photos de famille posées sur un guéridon. Cet homme âgé est amer. Il ne cherche même plus à cacher son effroi. Il a regardé quelques minutes des vidéos du massacre du 7 octobre. Les jeunes femmes violées. Les corps déchiquetés à coups de pioche. Il confie avoir pleuré. « Ce n’était pas de la sensiblerie. Mais des larmes de colère. » Depuis, ces images s’invitent chaque nuit dans ses rêves.
Pendant plus de vingt ans, Steinberg a été l’analyste que tous les patrons du Mossad et du Shin Bet, les renseignements intérieurs israéliens, voulaient auprès d’eux. Il était le meilleur spécialiste du dossier palestinien. Celui qui savait se mettre dans la tête des ennemis d’Israël. Celui qui détectait la moindre nuance dans leurs discours. Aujourd’hui, c’est le dégoût qui l’anime. Les regrets aussi. Désormais à la retraite, il n’a jamais cessé d’analyser la propagande du Hamas, du Hezbollah et du Jihad islamique. « Il y avait tout sur Internet, des interviews, des textes en accès libre. Il suffisait de les lire pour comprendre ce qui se préparait. » Matti Steinberg est ivre de rage. « Sur ce site Internet, c’était comme des tutos : “Comment attaquer un kibboutz ?” ; “Comment gérer une prise d’otages ?”. »
« Ordre de mission »
Il retrouve la référence d’une interview d’un des chefs du Hamas sur un autre site. « L’été dernier, il annonçait une offensive directe contre Israël et ses civils. Vous voyez, l’emploi de ce mot, là, n’est pas anodin. Ce n’est pas la propagande habituelle : c’est un ordre de mission. On dit que les terroristes ont préparé leur opération dans le plus grand secret. Mais c’est faux ! Tout était sous nos yeux. Regardez ce texte du Hamas, la référence au Coran et à la seconde prophétie : c’est la justification religieuse du massacre. »
Matti Steinberg s’en veut. « Je n’ai pas voulu alerter les responsables actuels des services. Je ne voulais pas passer pour le vieil homme qui dérange ceux qui travaillent. J’étais persuadé qu’ils voyaient la même chose que moi et qu’avec la technologie ils en savaient même beaucoup plus. J’aurais dû les alerter. Les massacres du 7 octobre, c’est l’échec du Mossad, du Shin Bet, de l’armée. C’est celui des politiques. C’est celui de tout le pays. Mais c’est évidemment le mien aussi. »
La CIA et la DGSE sidérées
Steinberg n’est pas le seul à retourner dans sa tête ce qui s’est passé le 7 octobre. Comme tous les Israéliens, il était convaincu que le pays disposait des meilleurs services de renseignement du monde. Le Mossad, le Shin Bet, l’unité 8200, la branche « technologique » du renseignement militaire… Grâce à ses espions, le pays était en sécurité. Malgré la crise économique, les tensions sociales et le chaos politique de ces derniers mois ainsi que les gigantesques manifestations contre Benyamin Netanyahou, les sondages étaient formels : s’il y avait encore une institution à laquelle les Israéliens accordaient leur confiance, c’était bien leurs services secrets. À l’étranger, la CIA et les services « amis », comme en France la DGSE, ont eux aussi été sidérés par l’absence de clairvoyance de ceux qu’ils tenaient encore récemment pour les meilleurs espions du monde, ou en tout cas au Proche-Orient. Dans le pays, c’est la même chose. Leur échec est un séisme.
La cinquantaine sportive et élégante, Gail Shoresh vient de quitter le Mossad après y avoir servi vingt-deux ans et avoir été l’une des seules femmes avec le grade de colonel. De ses anciennes missions, elle ne dit rien. « Ce serait un crime contre la sécurité de l’État si je vous en parlais. » Tout juste confie-t-elle avoir passé quelque temps ces dernières années en Libye et en Syrie. « Il faut comprendre ce que le Mossad incarne dans notre imaginaire : ses agents sont les gardiens du pays. Ils permettent à chacun de vivre dans un pays presque normal, même entouré de tas d’ennemis. C’est un pilier, surtout depuis que les affaires de corruption politique se multiplient. »
« Grand déballage »
Cette confiance, l’ancienne espionne, qui, comme beaucoup d’Israéliens aujourd’hui, porte une petite plaque en acier en pendentif avec, gravée, la mention « Bring them back » (« Ramenez les otages à la maison »), l’a mesurée récemment. Il y a quelques semaines, elle s’est présentée aux élections municipales dans une banlieue du nord de Tel-Aviv, avec un programme apolitique. « Aussitôt, alors même que j’étais jusque-là une inconnue dans mon quartier, mes anciennes fonctions obligent, les habitants m’ont soutenue de façon spectaculaire. La marque Mossad et mon grade de colonel, c’était pour eux un gage d’efficacité. Pour comprendre l’échec du renseignement, il faudra tout remettre à plat. Décortiquer les responsabilités politiques et opérationnelles des uns et des autres, savoir qui a été incompétent, etc. Ça ne pourra pas passer par une commission d’enquête parlementaire menée par cinq ou six députés. Il faut que la justice soit saisie. Ce sera douloureux. Ce sera un grand déballage, mais c’est le seul moyen de relever la tête. »
Depuis l’offensive terroriste du Hamas, ce déballage a commencé. Personne ne comprend pourquoi les responsables du Mossad n’ont rien vu des messages échangés entre le Hezbollah et le Hamas. Pourquoi rien n’a filtré des échanges entre les responsables de la branche « politique » du Hamas installés au Qatar et au Liban et ceux de Gaza. Pourquoi les agents du Mossad ont été comme aveugles et n’ont détecté aucun signal venu d’Iran… Quant au Shin Bet, le service responsable de la collecte de renseignements dans les territoires palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, sa chaîne de commandement a été totalement défaillante. Plusieurs jeunes femmes appelées du contingent, chargées de la surveillance des frontières avec Gaza, observaient d’étranges mouvements. Elles ont alerté leurs supérieurs. Machisme, misogynie ? Elles ont été priées de se taire.
Une analyste prévoyant un conflit imminent a, elle aussi, été gratifiée par ses supérieurs d’un cinglant « Votre rapport est totalement imaginaire ». Plus grave encore, un document de 40 pages provenant du Hamas a circulé pendant des semaines l’an passé. Intitulé « Mur de Jéricho », le texte détaillait le déroulé précis de l’attaque des kibboutz, les prises d’otages, les massacres dans les moindres détails… Il n’a pas été pris au sérieux. Les médias israéliens ont aussi dévoilé que, la nuit de l’attaque, le conseiller sécurité de Benyamin Netanyahou n’avait pas osé le réveiller et avait patienté deux heures avant de l’alerter. Une faillite.
Pompiste, cuisinier….
Ancien responsable des opérations du Mossad, Oded Ailam ne cache rien de son désarroi. « Je reste sidéré. Ce qui s’est passé, c’est comme Pearl Harbor pour les Américains. Notre responsabilité est immense : le Hamas a joué avec notre arrogance. Nous avons construit un mur à Gaza, nous avons dépensé des milliards en surveillance électronique en considérant que la start-up nation n’avait plus besoin d’infiltrer les responsables de ceux qui souhaitent depuis toujours notre disparition ou d’installer un cheval de Troie à Gaza. Il y a encore une dizaine d’années, les services avaient pourtant des centaines de sources, même dérisoires, dans les territoires palestiniens. Ç’aurait pu être un garagiste qui préparait les voitures du Hamas, un pompiste qui faisait le plein de leurs véhicules, le cuisinier qui préparait des rations de combat… Il aurait fait remonter cette information capitale : les préparatifs d’une opération d’une telle envergure. Et celle-ci aurait été traitée avec attention. Nous avons tout simplement oublié que nous étions en guerre. Pendant ce temps, notre ennemi, lui, a tout compris de nos faiblesses. Les principaux responsables du Hamas ont passé des années dans nos prisons. Ils parlent hébreu, ils regardent notre télévision, ils lisent nos journaux. Ils ont sans doute suivi nos crises politiques avec délectation en se préparant au combat. Ça n’aurait jamais dû arriver. »
Jacques Neriah fait le même constat. Ancien officier de renseignement de Tsahal, il est une légende en Israël. « Le Libanais », comme le surnomment ses anciens collègues des services, a eu mille et une vies. Plusieurs livres ont fait connaître ses exploits. Grâce à ses informateurs et à sa parfaite maîtrise de l’arabe (il est né à Beyrouth), il avait alerté, tout jeune officier, sa hiérarchie des menaces d’attentats tramés par les Frères musulmans contre Anouar el-Sadate, le président égyptien, assassiné en 1981. Dix ans plus tard, lors de la première guerre du Golfe, il avait prévenu, ayant mis sur écoute l’entourage de Saddam Hussein, que le président irakien se préparait à envoyer des missiles balistiques contre Israël.
C’est lui aussi qui a guidé l’armée israélienne lors de plusieurs interventions au Liban, nouant et dénouant des alliances avec les miliciens chrétiens libanais… « À l’époque, mon patron, le chef des renseignements militaires dont j’étais l’assistant, ne m’a donné qu’une seule mission : “Pense contre tes camarades, quel que soit leur grade, et dis-moi tout ce qui ne figure pas dans les rapports.” Ça engendrait des chamailleries et de la compétition entre le Mossad, l’armée et le Shin Bet, mais c’était sain. Aujourd’hui, il n’y a plus cette créativité dans l’analyse. Ce qui s’est passé le 7 octobre est clair : les services ont des yeux mais ils ne voient rien. Ils ont des oreilles mais ils n’entendent rien. L’hubris et l’arrogance de toute la chaîne de commandement sont telles qu’il faudra un “strip-tease intégral” pour pouvoir reconstruire ce qui a toujours fait la force du pays. »
La crise des services secrets a pris un tour très politique. Quelques heures après l’attaque du 7 octobre, Benyamin Netanyahou a publié cette petite phrase sur X (ex-Twitter) : « Jamais, en aucune circonstance, je n’ai été alerté sur les intentions belliqueuses du Hamas. Tous les responsables sécuritaires estimaient que le Hamas craignait d’agir et cherchait un arrangement. » En réponse, plusieurs anciens patrons du Mossad ont débarqué sur les plateaux de télévision pour défendre leurs camarades, avec leur liberté de parole. Reviennent en boucle les mots « incompétence », « corruption »… Puis ces détails : « Ces dernières années, la politique du gouvernement a surtout consisté à laisser le Hamas se renforcer dans Gaza. Netanyahou a laissé le Qatar financer le Hamas. Avec ce but : fragiliser le Fatah et les héritiers de Yasser Arafat en Cisjordanie. »
Tous les coups sont permis
Le message est passé. « Bibi » a vite retiré son tweet. S’excusant même. « J’ai eu tort. Je m’en excuse. Je soutiens totalement tous les responsables sécuritaires. Ensemble, nous vaincrons. » Entre les services secrets et Netanyahou, la crise n’est pas nouvelle. C’est un affrontement d’une violence inouïe qui se joue depuis des mois sur l’avenir de la démocratie israélienne. Tous les coups sont permis. Lors des gigantesques manifestations des Israéliens contre la réforme limitant l’indépendance de la justice, 500 anciens plus hauts responsables de l’armée, du Mossad et du Shin Bet ont signé des pétitions condamnant le projet de loi. Des centaines d’agents ont – anonymement – fait savoir que, si ses projets étaient adoptés, ils croiseraient les bras ou démissionneraient.
L’été dernier, au nom d’anciens officiers des services, trois anciens responsables de la sécurité du pays ont pris la plume dans la presse étrangère, notamment dans Le Point, pour dénoncer sans ambiguïté la stratégie du Premier ministre. Avec un lourd reproche : en laissant les colons se déployer en Cisjordanie, celui-ci préparait le pire, à commencer par une guerre sanglante, selon eux. Les anciens des services appelaient à favoriser la création d’un État palestinien responsable. Seul moyen, selon eux, de mettre fin au Hamas et à son agenda mortifère.
La relation entre Bibi et les services secrets est une longue histoire. Entre 1996 et 1999, alors que Netanyahou occupait déjà les fonctions de Premier ministre, sa femme passait des « commandes » au Mossad et lui demandait d’enquêter sur les frasques du président américain Bill Clinton, ou sur son épouse, Hillary. Elle réclamait des fiches sur les personnalités qu’elle rencontrait. Les responsables du Mossad avaient alors expliqué à son mari que tout cela n’était pas de leur ressort. Quelques années plus tard, en 2011, Meir Dagan, le patron du Mossad en poste depuis huit ans, avait confié à quelques journalistes cette phrase lourde de sens visant Netanyahou, à nouveau Premier ministre : « Ce n’est pas parce qu’on est élu qu’on est intelligent. » Avant de quitter ses fonctions quelques mois plus tard sur ces mots : « J’en ai simplement eu assez de lui. » Et de dénoncer la stratégie du Premier ministre – dont dépend directement le Mossad –, qui a progressivement réorienté tous les efforts des services secrets vers l’Iran et son programme nucléaire.
GPS à tout bout de champ
Ancien député de centre droit à la Knesset, Doron Avital a longtemps été un drôle d’espion. Titulaire d’un doctorat de mathématiques, il a aussi été à la tête du commando le plus prestigieux du pays, spécialisé dans les opérations spéciales et les assassinats ciblés. Il y a théorisé une « stratégie du polygone » qu’il enseigne encore aux jeunes officiers. « Je leur rappelle la base. Ils ne savent plus se servir de cartes sur papier et utilisent leur GPS à tout bout de champ. Ils se reposent sur la technologie au risque de se perdre, tant celle-ci offre des quantités invraisemblables d’informations difficiles à traiter. »
Parce qu’il y a prescription, il confie – avec le sourire et mille détails sur le déroulé – avoir lui-même mené dans les années 1990 une opération clandestine au Liban : le kidnapping du meurtrier d’un soldat israélien au cœur d’une région tenue par le Hezbollah. Mais quand il évoque le chaos du moment, le visage du général s’assombrit. Le 6 octobre, il était encore sur le terrain avec de jeunes recrues. Il leur a dit qu’il ne fallait jamais baisser la garde.
Aujourd’hui, il pointe la responsabilité directe de Netanyahou. « Bien sûr, les services ont failli. Mais le vrai responsable, c’est Bibi. C’était lui, le patron, le responsable de la sécurité du pays. Cela fait des années qu’il a focalisé l’activité des services sur deux objectifs : l’Iran et la Cisjordanie. Il parlait sans cesse de l’“holocauste nucléaire” que préparait Téhéran et sanctionnait tous ceux qui pensaient autrement. Un exemple : il a consciencieusement sapé le travail du Mossad en Arabie saoudite. Les diplomates de l’ombre ont patiemment noué des liens avec les plus hauts responsables du pays avec un but : ne plus en faire un ennemi mais un allié. Cela demande des années de travail, de pourparlers, de gestes. Quand, enfin, il y a quelques semaines, le rapprochement s’est concrétisé, il a tout envoyé promener en multipliant les gestes agressifs. Or Israël n’a jamais eu autant besoin d’amis. »