L’ex-chef d’état-major de Tsahal et ancien Premier ministre israélien décrypte ce qui s’est réellement passé le 7 octobre et livre son analyse de l’avenir d’Israël et de Gaza après la guerre.
Ehoud Barak, 81 ans, est l’un des militaires les plus décorés de l’histoire d’Israël et une figure de la vie politique nationale. Ancien des forces spéciales, il a mené des opérations de libération d’otages, comme en 1972 à Tel-Aviv ou à Entebbe, en Ouganda, en 1976. Il devient chef d’état-major de Tsahal en 1991. Une seconde carrière, politique, commence ensuite. Il devient chef du Parti travailliste, ministre puis, en 1999, Premier ministre, après une victoire face à Benyamin Netanyahou. Battu par Ariel Sharon deux ans plus tard, il fait son retour comme ministre de la Défense en 2007, au sein des gouvernements de coalition Olmert et Netanyahou, jusqu’en 2013.
Le Point :Avez-vous été surpris par ce qui s’est passé le 7 octobre ?
Ehoud Barak : Bien sûr, comme tout le monde. À l’échelle du pays, l’attaque était d’une magnitude inégalée. Elle a causé un vrai choc parce qu’elle a rompu le contrat de base entre les citoyens et leur État. Une nation a droit à la sécurité. C’est particulièrement sensible en Israël. Cela touche à la raison d’être de ce pays, qui a été fondé pour créer un endroit pour ceux qui ne peuvent pas dormir en sécurité. C’est également une grande déception à l’égard de nos forces armées, même si le fait que nous vivions dans un environnement hostile n’est pas nouveau. On sait qu’il n’y a pas de pitié pour les faibles et pas de seconde chance pour ceux qui ne peuvent pas se défendre. Mais cela nous est tombé dessus.
Vous avez connu les guerres de 1967, 1973, 1982 en tant que militaire, celle de 2009 contre le Hamas en tant que ministre de la Défense… Comment analysez-vous celle de 2023 ?
Comme une faillite majeure du renseignement et une faillite tactique au cours des vingt-quatre heures précédant l’attaque. La faillite du renseignement peut être comparée à ce qui nous est arrivé il y a cinquante ans, en 1973, ou à ce qu’ont subi les Américains le 11 septembre 2001, ou encore à Pearl Harbor. Quand on regarde la situation dans son ensemble, c’était aussi un échec opérationnel. Tout a pris trop de temps. Les procédures de routine que possèdent toutes les armées du monde ont été négligées. Il existe quelque chose qu’on nomme, en termes militaires, « l’alerte avant le crépuscule ». Vous devez être mobilisé avant l’aube pour parer l’éventualité d’une attaque surprise aux premières lueurs du jour. Ce n’est que quand le soleil est haut que vous pouvez retourner à votre routine. L’échec a entraîné une perte immédiate de confiance chez les citoyens.
Est-ce un échec du renseignement ou de l’analyse ?
Les deux. Avec le recul, on constate que le Hamas s’est préparé pendant plus d’un an. Il y a toujours eu quelqu’un au niveau opérationnel qui l’a identifié, qui l’a rapporté et a essayé de convaincre ses supérieurs, sans jamais réussir à inverser les blocages psychologiques. L’être humain a tendance à réagir en fonction d’événements passés. Ceux qui planifient une telle attaque ne peuvent pas cacher les nombreux entraînements. Cela affaiblit ceux d’en face, qui se disent : « OK, c’est encore un exercice. » À force de répétitions, vous mettez en sommeil les défenses instinctives de votre adversaire. Et, bien sûr, si le renseignement lance trop d’alertes, il s’entendra répondre : « Ces gars des services secrets n’ont rien à faire, il faut bien qu’ils disent quelque chose. »
Cependant, si le 11 Septembre était une tactique totalement inédite, là, ce n’était pas le cas ! N’importe quel officier interrogé sur les menaces les plus probables aurait mentionné la barrière [de protection avec la bande de Gaza, NDLR] et les tentatives d’enlèvements dans les bases militaires proches. Le risque était élevé, une opération à grande échelle n’était pas quelque chose d’irréel. En tant qu’ancien militaire, je trouve cela frustrant, car si seulement les services de renseignements avaient donné l’alerte ! Ne serait-ce qu’à 4 heures du matin ! On était deux heures et demie avant l’opération, et le chef des services secrets a averti le commandant des forces armées. Il lui a dit qu’il voyait quelque chose d’inquiétant. Ils en ont discuté. Puis ils ont décidé de continuer leur conversation à 8 heures du matin. Mais le chef des services soupçonnait tout de même qu’il allait se passer quelque chose. Il a donc envoyé une petite unité opérationnelle, le groupe Tequila.
Il y avait bien un sentiment que quelque chose de grave se passait ?
Oui. Et il n’y avait aucune raison de ne pas réveiller tout le monde. C’est le rôle de l’armée de se mobiliser, elle est payée pour ça. Nous aurions pu ordonner que chaque tank soit en alerte, que chaque soldat tienne sa position, mobiliser les équipes de sécurité des kibboutz, envoyer quelques drones armés patrouiller le long de la barrière et quatre hélicoptères d’attaque survoler la zone et mettre quelques troupes d’infanterie en alerte…
C’est donc plus un problème de réaction ?
Il y avait assez de signes avant-coureurs, mais ils étaient faibles. Il n’y avait rien d’aussi clair que « le Hamas va envoyer 3 000 assaillants ». Nous savons maintenant qu’ils ont eu l’intention de lancer leur attaque à une autre occasion, pour Pessah [la Pâque juive, au printemps dernier]. Mais ils avaient identifié un risque, lié à un niveau d’alerte élevé de notre côté. Le Hamas a estimé qu’Israël avait compris ses intentions. Il a donc tout annulé. Et il s’est concentré sur ce qui avait amené Israël à comprendre qu’il préparait quelque chose. En conséquence, il a sévèrement resserré la discipline sur le cloisonnement et le secret de l’information. Leurs combattants sont dévoués, ils peuvent être convoqués à la mosquée à 2 heures du matin, puis renvoyés chez eux. Ainsi, chaque signal reçu sera très similaire à celui des exercices précédents. Ils pensent que c’est un exercice, et, juste au dernier moment, on leur dit que ce seront des opérations réelles, qu’ils vont traverser la frontière et fondre sur chaque kibboutz.
En 2014, Israël pensait que la menace viendrait des tunnels et a lancé l’opération Bordure protectrice. Finalement, l’attaque est venue des airs…
Ce n’était pas un secret que le Hamas jouait avec ses petits paramoteurs. Et personne ne se berçait d’illusions sur l’invulnérabilité de la clôture. Mais cela a été ignoré, en raison d’une certaine arrogance quant aux capacités de l’adversaire. Et ce, en dépit des voix qui alertaient sur la préparation d’une attaque massive.
Le pouvoir politique aussi l’a ignoré ?
Netanyahou lui-même l’a dit ! Et puis, ces cinq dernières années, il y a eu une tendance à se focaliser sur la Cisjordanie, où de nombreux colons vivent au milieu des Palestiniens. Sur environ 30 bataillons de réservistes déployés en Cisjordanie et autour de Gaza, on pourrait s’attendre à ce que ce soit mieux réparti. Mais, graduellement, des attaques terroristes en Cisjordanie ont entraîné le déplacement de presque toutes les forces de Gaza. On pensait que le Hamas était dissuadé d’attaquer et qu’il ne souhaitait pas provoquer d’affrontement majeur. L’attention d’Israël a été attirée de l’autre côté. Le Hamas a sans doute envoyé de fausses pistes de communication. Mais, même avec trois bataillons, on aurait pu bloquer cette opération s’il y avait eu une alerte ou juste une procédure d’opération standard.
Est-il réaliste de chercher à détruire totalement le Hamas ?
Israël doit impérativement s’assurer qu’un tel événement ne se reproduise plus jamais. La seule façon de le garantir est de démanteler les capacités militaires et les structures dirigeantes du Hamas.
Mais est-ce la bonne façon de procéder ?
C’est la seule façon ! La question est d’ordre pratique. Nous ne pouvons pas nous contenter de frappes aériennes. Il faut des milliers de fantassins au sol, pour un temps long. Cela prendra peut-être un an. Certes, il est impossible d’éradiquer une idéologie, de supprimer les souhaits et les rêves de la tête des individus. Mais, avec suffisamment de force et de temps, on peut détruire les roquettes, les laboratoires, les sites d’entraînement et les moyens de communication, les postes de commandement des tunnels. On peut tuer plusieurs milliers de combattants et leurs chefs. Il y a donc beaucoup à faire. Mais, quand le gouvernement donne aux forces armées des directives pour exécuter la mission, il est de la responsabilité des dirigeants de veiller à ce que tout le monde comprenne ce que l’on attend de lui, ce que l’on entend par ordre de destruction et, ensuite, que cela soit faisable avec les moyens et le temps nécessaire.
C’est l’une des questions cruciales…
C’est un point très sensible parce que la décision politique a été prise immédiatement : « Détruire le Hamas, militairement et politiquement ». Mais les forces armées ont dit de manière très claire que cela prendrait du temps, de longs mois, voire plus. Il revient donc aux politiques de s’assurer qu’ils disposent du cadre temporel adéquat. Ou bien la mission ne sera pas terminée. Et, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la guerre, Netanyahou a refusé de répondre et de s’interroger sur le jour d’après.
Justement, quel peut être l’avenir de Gaza ?
Si l’on part, cela recommencera. Il faut soit confier l’autorité à quelqu’un d’autre, soit rester là pour toujours ! Notre intérêt n’est pas de contrôler la bande de Gaza pour les dix ou vingt prochaines années. Et ce n’est qu’une seule des nombreuses contraintes que nous avons dans cet objectif de destruction du Hamas.
Quels sont les autres obstacles ?
J’en vois au moins trois, et chacun d’entre eux peut aisément empêcher l’opération d’atteindre ses objectifs. Premièrement, la question des otages. Deuxièmement, il faut éviter que le conflit s’étende au Hezbollah libanais, à certaines cellules dormantes du Hamas en Cisjordanie, ou même aux houthis au Yémen ou aux milices chiites soutenues par l’Iran en Syrie… Troisième contrainte, le temps. Nous savons par expérience que le soutien du reste du monde s’érode rapidement.
Qu’est-ce qui différencie cette crise des otages des précédentes, celle de Gilad Shalit ou les échanges de prisonniers pendant la guerre du Liban ?
Cette fois, il ne s’agit pas de soldats pris dans des embuscades au cours d’opérations militaires, comme c’était le cas pour Gilad Shalit ou pendant la guerre au Liban. Les 250 personnes capturées le 7 octobre ont été abandonnées par le gouvernement. Non pas intentionnellement, mais en raison de graves négligences de sa part. Cela a pris du temps, mais le cabinet de guerre l’a bien compris. À chaque occasion, le public attend qu’il ramène des otages. L’horloge des opérations militaires sur le terrain et l’horloge de la perte de légitimité ne tournent pas au même rythme. La seconde va beaucoup plus vite. Nous avons déjà perdu la légitimité auprès de l’opinion publique occidentale. Nous perdons un à un le soutien des gouvernements, regardez par exemple les nuances dans les discours d’Emmanuel Macron.
Les Américains pensent-ils vraiment pouvoir ressusciter l’Autorité palestinienne, qui est en ruine ?
L’idée est de mettre en place une force multinationale pour une durée très limitée. Après trois à neuf mois, quand les objectifs militaires seront satisfaisants, une Autorité palestinienne révisée, renforcée et revitalisée pourra étendre son contrôle sur Gaza. La force internationale peut rester avec elle pendant de courtes périodes au-delà des trois à neuf mois afin de s’assurer qu’elle le fera. Certains disent que cela ne fonctionnera pas, mais on ne peut pas le dire à l’avance. C’est un fait que l’Autorité palestinienne est faible, et, comme vous le savez, il faut des Gazaouis pour gouverner des Gazaouis. Or la plupart d’entre eux sont affiliés au Hamas.
Est-ce vraiment une option réaliste ?
C’est la seule qui ait une chance de se concrétiser dans un délai raisonnable, qui satisfasse les objectifs d’Israël et ceux des autres dirigeants régionaux. Chacun est sous la pression de sa propre opinion publique. L’autre hypothèse, un contrôle total d’Israël pour les vingt ou trente prochaines années, serait la pire des solutions. La question cependant n’est plus opérationnelle, mais politique.
Les décisions politiques prises par Israël ces dernières années n’ont-elles pas conduit à cette situation ?
Netanyahou lui-même a dit publiquement qu’il connaissait les intentions du Hamas d’attaquer les kibboutz et de prendre des otages. Il est clairement responsable de la stratégie formulée par son ministre des Finances, Bezalel Smotrich, selon laquelle « le Hamas est un atout ». Ces cinq dernières années, la politique de Netanyahou visait clairement à renforcer le Hamas et à affaiblir l’Autorité palestinienne. Cette politique a été menée grâce à des pots-de-vin, avec de l’argent envoyé via le Qatar, 1,5 milliard d’euros en cinq ans, dont la moitié a été dépensée dans les achats d’armes et dans le percement des tunnels. Netanyahou avait intérêt à ce que le Hamas soit vivant et actif. Ainsi, il était facile de dire qu’on ne pouvait pas parvenir à une solution parce que l’Autorité palestinienne était trop faible, qu’elle ne contrôlait même pas la moitié de sa propre population et qu’on ne pouvait pas négocier avec le Hamas. Cela permettait le blocage de toute solution politique. La stratégie de Netanyahou était illusoire ; elle s’est effondrée. Il y avait aussi l’idée qu’on pouvait ouvrir une brèche avec les Saoudiens, faire la paix avec le reste du monde musulman, tout en ignorant les Palestiniens. Cette idée-là aussi s’est effondrée.
Benyamin Netanyahou peut-il continuer à gouverner Israël ?
Netanyahou est un homme d’État d’un genre particulier. Il a même échangé des messages avec Yahya Sinwar [le chef du Hamas à Gaza], et il en était fier. Netanyahou n’est pas « Monsieur Sécurité » ! Il est celui qui a promis de bloquer l’Iran, il y a œuvré pendant quinze ans, et on en est toujours aussi loin. Personne ne le croit quand il vient avec de nouvelles idées. Il est prisonnier de son alliance impie avec les extrémistes, les partis racistes messianiques de Ben Gvir et de Smotrich. C’est un fardeau insoutenable. S’il envisageait une solution à deux États, cela ferait tomber son gouvernement. Et son intérêt est de prolonger son mandat. Les sondages montrent que 80 % des Israéliens, y compris la majorité de ses propres électeurs, pensent qu’il est le principal responsable du 7 octobre. Et 70 % pensent qu’il doit démissionner. Netanyahou pourrait avoir intérêt à une guerre longue. En cas de guerre courte, il serait évincé du pouvoir. Je ne veux en aucun cas croire que cela influence sa vision de la guerre, car c’est un patriote. Mais, même pendant la guerre il fait de la politique. Il a écrit des tweets, la nuit, comme Trump l’aurait fait, pour accabler l’ancien chef d’état-major des armées.
Vous avez évoqué la réaction de l’opinion mondiale à la mort de milliers de civils palestiniens dans les bombardements. Israël a-t-il une ligne rouge, une limite aux « dommages collatéraux » ?
Nous faisons de notre mieux pour les éviter. Israël s’est engagé en faveur du droit international. Chaque cible est étudiée, il y a un conseiller juridique qui évalue les cibles en temps réel. Mais, selon moi, le Hamas n’est pas seulement responsable des pertes en vies humaines côté israélien, mais aussi de la perte de vies civiles palestiniennes. Les gens sont délibérément retenus par le Hamas pour servir de boucliers.
Peut-être pas 2 millions de personnes ?
On oublie à quel point Gaza est petit. Lorsqu’on a ouvert des corridors d’évacuation, les personnes qui ont été tuées étaient principalement celles qui ont été bloquées par le Hamas. Malheureusement, cela ne peut pas finir sans pertes, sans « dommages collatéraux ». Même si on tue 5 000 terroristes du Hamas et que 5 000 civils sont tués, c’est une grande tragédie que nous ne devons pas ignorer. Mais cela fait partie de notre impératif de détruire le Hamas. Aucun pays n’accepterait un groupe terroriste barbare qui massacre des civils à ses frontières.
Il existe des accusations de crimes de guerre.
Regardez ce qui s’est passé à Dresde, à Tokyo, sans même parler d’Hiroshima et de Nagasaki, à chaque fois que des nations se battent pour leur survie. Nous ne pouvons pas promettre une absence de pertes civiles quand le Hamas utilise sa propre population comme bouclier. Je ne crois pas que ce soient des crimes de guerre, mais, évidemment, je préférerais voir notre mission accomplie sans mort de civils.
Une solution à deux États est-elle encore possible après le 7 octobre et avec l’expansion de la colonisation ?
Avant le 7 octobre, une bonne moitié des Israéliens croyait à une solution à deux États. Maintenant, la proportion serait plus réduite à cause de l’impact de la rage, du sentiment d’humiliation, du désir de vengeance. Mais je reste optimiste sur l’avenir. Je suis assez vieux pour me souvenir de moments plus difficiles pour l’existence d’Israël. Nous avons toujours trouvé notre chemin dans les désastres. Je sais que ce n’est pas populaire aujourd’hui, mais, quand la poussière sera retombée, ce sera le temps de la réflexion. Les gens de ma génération ont vécu une série de guerres âpres et amères avec l’Égypte et la Jordanie. Or nous jouissons maintenant d’une paix stable avec eux depuis quarante-cinq ans. Les Israéliens ne s’imaginent pas à quel point la coopération sécuritaire est forte avec ces pays. Je suis certain que, le moment venu, le leadership dont les deux parties ont besoin se matérialisera. Pour le moment, nous n’avons pas les dirigeants d’un calibre adapté à l’objectif. Le défi est XXL, et nos dirigeants sont de taille M.