Les juifs de France et du monde entier vont célébrer Hanoukka dans le contexte particulier de la guerre entre Israël et le Hamas. Sociologue du judaïsme, Martine Cohen revient sur les nuances quant au rapport à l’État d’Israël et au sionisme selon les différentes branches du judaïsme en France ou en Israël.
Le judaïsme rime-t-il forcément avec sionisme ?
Martine Cohen : Pour les juifs, s’installer sur la terre d’Israël est d’abord inscrit dans la tradition comme un commandement de Dieu, une mitzvah. Mais ce commandement n’est pas pour autant « sioniste », car s’il demande aux juifs de s’installer en Terre d’Israël, il ne parle pas d’y fonder un État juif au sens moderne du terme. Ce projet d’un État juif est lié à l’émergence d’un mouvement national juif au XIXe siècle, dans un contexte de persécutions en Europe centrale et orientale. L’idée implique d’abord la nécessité d’un foyer-refuge pour les juifs persécutés.
En France, alors que le monde juif est majoritairement distant du mouvement sioniste naissant, on trouve pourtant des juifs, religieux ou non comme Léon Blum, qui soutiennent cette idée d’un foyer-refuge pour tous les juifs persécutés, sans penser que cela concerne les juifs de France. Quand l’État d’Israël a été créé, la loi du retour, adoptée en 1950, qui garantit la citoyenneté israélienne à tout juif dès son installation dans le pays, a concrétisé l’idée de ce foyer-refuge.
Aujourd’hui, dans son usage commun, notamment pour les juifs en diaspora, le terme sionisme n’implique pas forcément le désir ou l’obligation de faire son alya (immigration vers Israël, NDLR), mais plus simplement comme le fait d’être attaché à l’existence d’un État pour les juifs, qu’on décide de s’y installer ou pas.
Existe-t-il un lien entre sionisme et religiosité ?
M. C. : Les juifs qui ont conceptualisé le sionisme au XIXe siècle n’étaient pas des religieux. Ils avaient une vision laïque d’un foyer ou d’un État-nation juif à créer, et ce sont eux qui ont construit l’État moderne et qui ont rédigé sa Déclaration d’indépendance – dont les valeurs démocratiques ont été rappelées ces derniers mois par les centaines de milliers de manifestants opposés au projet de réforme judiciaire du gouvernement Netanyahou
Et de fait, si aujourd’hui une grande partie du monde religieux s’est ralliée à ce sionisme, une autre partie des juifs orthodoxes d’Europe se sont d’abord insurgés contre l’idée, rappelant que si le peuple juif doit s’installer en Terre d’Israël, ce n’est pas aux hommes, mais à Dieu, de les y conduire.
Qu’en est-il de la position des juifs de France ?
M. C. : Le paysage, en France, est moins varié qu’en Israël. Les ultra-orthodoxes tout d’abord, qui sont minoritaires, ne sont pas sionistes au sens strict (attachement à l’État), mais seraient plutôt proches des partisans du « Grand Israël » (incluant les territoires conquis en 1967). Les Hassidim de Loubavitch peuvent correspondre à cette catégorie.
En fait, l’écrasante majorité des juifs de France (en majorité séfarade) est « sioniste » : sans désirer forcément faire leur alya, ils sont attachés à l’existence d’un État pour les juifs. Cette position se retrouve au sein des principales institutions juives françaises – le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) ou le Consistoire – qui sont attachées à la France et à la République, ainsi qu’à l’existence d’Israël bien sûr, mais pour qui toute alya doit faire l’objet d’un choix individuel, personnel.
Les juifs de France ont donc une vision plutôt homogène d’Israël et du sionisme ?
M. C. : On trouve une variété de positions, tant sur le projet d’alya que sur la question des Territoires occupés depuis 1967. Si certains voient en Israël un refuge pour échapper à un antisémitisme présent ou qui serait croissant, ou pour pratiquer plus facilement leur judaïsme, d’autres refusent l’idée du départ et souhaitent mener leur combat contre l’antisémitisme en France. C’est le cas notamment pour de nouvelles associations juives de gauche qui se sont créées récemment.
On ne trouve donc pas d’antisionisme chez les juifs de France ?
M. C. : La très grande majorité des juifs de France sont « sionistes » dans le sens commun que j’ai évoqué déjà : ils sont tout autant attachés à l’existence d’Israël qu’à leur vie en France ou en diaspora. Il existe certes des groupes militants, qui se situent en général à l’extrême gauche, par exemple l’Union juive française pour la paix (UJFP), qu’on a vu manifester auprès des pro-Palestiniens au début des années 2000 à l’époque de la seconde Intifada, qui ont une lecture univoque de l’État d’Israël comme étant depuis sa création un État « colonial ». Ils méconnaissent ou refusent totalement la dimension de « mouvement national » du sionisme. Ils s’interrogent même sur l’existence d’un « peuple juif » . Mais on parle ici de quelques dizaines de personnes.
Recueilli par Alix Champlon