Des bébés réfugiés dans le sommeil, des enfants couverts d’eczéma et qui s’accrochent à leurs parents : le pogrom perpétré par le Hamas a produit un traumatisme durable et massif en Israël, que n’efface pas un début de retour à la normale dans le centre du pays.
«La guerre, c’est comme s’il n’y en avait pas. A Tel-Aviv, tout a rouvert, les cinémas, les cafés. Il n’y a plus la peur qu’il y avait avant», raconte Itamar, 14 ans, joint par téléphone à sa sortie du collège alors qu’il se rend à son cours de tennis, mardi 5 décembre. Le survol d’une dizaine d’hélicoptères de l’armée lui fait aussitôt regretter son optimisme. «Lundi, pendant mon cours, on a entendu dix gros boums : c’était le Dôme de fer qui détruisait des missiles», ajoute ce jeune Franco-Israélien.
Ici, dans le centre du pays, la guerre est à la fois lointaine et proche. Le front est à peine à 70 km au sud de Tel-Aviv, où le sol tremble quand Tsahal largue des bombes très puissantes sur la bande de Gaza. Mais, contrairement aux Palestiniens de l’enclave qui vivent et meurent sous les bombes depuis le 7 octobre, où 1 200 personnes ont été massacrées par le Hamas et 250 enlevées, les Israéliens n’ont quasiment plus à déplorer de pertes civiles sur leur territoire. Et si des roquettes continuent d’être tirées depuis la bande de Gaza, elles sont quasiment toutes interceptées par le Dôme de fer – le système de défense antimissile dont les garçons comme Itamar parlent avec fierté, comme s’il s’agissait d’un superhéros.
Ajoutant à cette impression de retour à la normale, Tel-Aviv est repassé en vert depuis peu. Le ministère de l’Education a classé le pays en trois zones – verte, jaune et rouge – en fonction de la situation sécuritaire. Le nord, frontalier du Liban, et le sud, sont évidemment toujours en rouge : les écoles y sont fermées, tout comme la plupart des commerces non essentiels. A Jérusalem aussi, où les écoles ont été parmi les premières à rouvrir, la «routine a repris», témoigne Pierre Assouline, et ses enfants n’ont pas l’air «plus perturbés que ça». Mais leurs angoisses surgissent parfois, «comme des pop-up», observe ce journaliste : «Papa, pourquoi ils lui ont coupé le bras, à la petite fille ? Est-ce qu’ils vont venir aussi jusqu’ici pour nous tuer ?»
«Graves sévices psychologiques et physiques»
Entre le 24 novembre et le 1er décembre, la libération de 105 otages, dont une dizaine d’enfants, en échange d’une trêve depuis rompue, a procuré un peu d’apaisement. «Tous les soirs, on attendait leur retour, devant la télé. On était super contents de voir les familles réunies», témoigne Naomi, 12 ans. Mais le soulagement a été de courte durée. 138 captifs restent aux mains du Hamas ou de ses alliés. Et le sort des petits Kfir Bibas, 10 mois, et Ariel, 4 ans, donnés morts avec leur mère par le Hamas, continue de hanter le pays. Leur père est apparu dans une vidéo diffusée par l’organisation islamiste dans une nouvelle séquence de torture psychologique qui fait dire aux psychologues interrogés par Libération que «le 7 octobre n’est pas terminé».
Surtout, la joie de voir les parents étreindre leurs enfants après cinquante jours de cauchemar a été assombrie par les premiers récits sur leurs conditions de captivité, livrés par leurs proches ou des pédiatres. Thomas Hand, le père d’Emily, 9 ans, a raconté qu’elle avait perdu beaucoup de poids, mais surtout ne savait plus que chuchoter. La tante d’Eitan Yahalomi, que ce dernier avait été «battu, forcé à visionner des images» du pogrom et que les jeunes enfants détenus avec lui étaient menacés d’une arme à chaque fois qu’ils pleuraient. Les frères Yaakov ont été marqués au fer rouge sur leurs jambes, comme des esclaves, avec un pot d’échappement pour qu’ils soient identifiés comme des otages s’ils parvenaient à s’échapper. Dimanche 3 décembre, sur la chaîne 12, une phrase du directeur de l’hôpital pour enfants de Tel-Aviv, le docteur Itaï Pessach, a donné la chair de poule à toute une nation : «Quand le récit de ce qui leur est arrivé sera rendu public, aucun de nous ne pourra dormir la nuit», a-t-il dit au sujet des douze enfants dont il a la charge, rapportant, sans s’étendre, qu’ils avaient subi de «graves sévices psychologiques et physiques».
Depuis le 7 octobre, Guy Yakar, psychologue dans un lycée de Tel-Aviv, ne sait plus où donner de la tête face à l’ampleur du traumatisme, et la sévérité des cas qu’il a à traiter, chez les ados comme chez les profs. Avec émotion, celui qui s’est aussi porté volontaire pour prodiguer les premiers soins psychologiques aux enfants rescapés, hébergés dans les hôtels du front de mer, se souvient de «ces bébés qui dormaient tout le temps» : leur manière de «se protéger de la violence de ce qu’ils avaient vécu dans l’abri» assiégé, devenu un piège mortel. «Les enfants plus grands, eux, réagissent en ayant un comportement violent, en criant, en se rebellant contre leurs parents.» Guy Yakar les a fait dessiner pour qu’ils extériorisent leurs angoisses. «Jamais de ma carrière je n’ai vu des dessins aussi sombres», rapporte le psychologue, qui n’est pas autorisé à les montrer pour des raisons de confidentialité.
«Toutes les certitudes se sont effondrées»
Crise d’angoisse, pensées suicidaires ou somatisation, à l’image de l’eczéma qui a recouvert le corps de Nina, la petite sœur d’Itamar, toujours paniquée à chaque fois que la sirène retentit : non seulement l’effet du 7 octobre continue à se faire sentir, mais il s’est diffusé, via les réseaux sociaux ou les récits des témoins à la télévision, au-delà des enfants directement concernés, «traversant plusieurs cercles de vulnérabilité». Yakar évoque le cas d’un lycéen qui, deux mois après, «est toujours prostré et n’arrive pas à s’arrêter de pleurer. A la lumière de mon expérience, je m’attendais à ce qu’il se rétablisse beaucoup plus vite. Mais à chaque fois que je le vois, il me répond : pas de changement». Pour le praticien, «le traumatisme est toujours en cours car la guerre est toujours en cours» et le sentiment de menace existentielle n’a pas disparu dès lors que «le Hamas contrôle toujours la bande de Gaza et une partie de la Cisjordanie».
Pédiatre dans un centre de santé à Tel-Aviv, Sophie Belmin est assaillie de coups de fil de parents qui lui demandent «où leurs enfants peuvent être adressés en urgence pour une prise en charge psychologique car ils ont des signes de somatisation ou des syndromes de stress, par exemple une sensation d’oppression thoracique». Elle décrit aussi «des enfants qui ne veulent pas sortir de la chambre forte», ont le plus grand mal à s’endormir ou encore refusent de quitter leurs parents d’une semelle, car «c’est la seule chose dans laquelle ils ont encore confiance, tout le reste, toutes les certitudes se sont effondrées».
Docteur en psychotraumatologie, Emmanuelle Halioua juge cependant que le pays est passé à «une autre phase : le premier mois, on était en état de choc et d’hypervigilance, car on s’attendait à être pris en sandwich entre le Hamas au sud et le Hezbollah au nord». La phase qui s’ouvre désormais est celle de «la gestion des ressources pour faire face à l’inédit», à savoir des «crimes de guerre avec viols et actes de torture». Or des ressources, les Israéliens, qui ont «sédimenté les traumas depuis soixante-quinze ans», n’en manquent pas, estime cette spécialiste des troubles du stress post-traumatique (TSPT). En particulier les enfants, qui ont des «ressources fantastiques par rapport aux adultes». Il n’est pas rare de voir des élèves «descendre dans les abris en chantant» et, dès l’âge de 7 ans, ils sont formés à l’école au protocole Six’C /6C, employé par Tsahal et l’armée américaine pour «déchoquer» les soldats et leur permettre de fonctionner normalement après un événement traumatisant.
«On s’aide les uns les autres»
Eyal et Maor ont 15 ans, l’âge où on scrolle TikTok et Insta à longueur de journée, avachi sur le canapé. L’âge des bandes de copains et des filles qui font monter le rouge aux joues. Mais ces deux ados qui sortent d’un pas nonchalant du réfectoire du kibboutz Shefayim, au nord de Tel-Aviv, ont perdu leur insouciance depuis le 7 octobre. Rescapés du massacre de Kfar Aza, ce sont des héros de ce qu’on appelle en Israël la «bataille de la poignée» : pendant de longues minutes, Eyal et son père ont résisté aux terroristes du Hamas qui tentaient de forcer l’ouverture de leur abri, qui ne fermait pas de l’intérieur. Maor et les siens ont réussi, eux, à bloquer la porte d’entrée de leur maison.
Sur la pelouse baignée de soleil, des enfants de Kfar Aza jouent au foot en cette veille de Shabbat, encadrés par des plus âgés, venus de la ville voisine d’Herzliah. Si la plupart des mineurs déplacés ont repris l’école, Eyal et Maor n’ont pas la tête à ça : ils tiennent à s’occuper de leurs copains, dont certains sont orphelins, ou en deuil d’un frère ou d’une sœur. «On essaie de ne jamais les laisser seuls pour qu’ils ne dépriment pas. L’après-midi, on va surfer ensemble», raconte Maor, au visage poupin criblé d’acné. Les deux survivants ne sont pas égaux face au traumatisme : ce dernier est suivi car il souffre à l’évidence d’un TSPT – il dort mal et chaque «boum» provoqué par la destruction d’un missile le «ramène au 7 octobre». Eyal, qui rêve de rejoindre les troupes d’élite de l’armée après son bac, assure, lui, ne pas en avoir besoin. «La capacité à surmonter un choc traumatique dépend des ressources dont on disposait au moment de l’événement», explique Guy Yakar. Et c’est pareil pour les otages : «Certains iront en thérapie, d’autres passeront au travers, on ne peut préjuger de rien», ajoute cet expert en reconstruction.
Pour les spécialistes de santé mentale, la société israélienne dispose cependant d’une capacité de résilience exceptionnelle, qui tient notamment à la cohésion sociale dont elle fait preuve. «Nous sommes unis» ou «ensemble, nous vaincrons», ne sont pas que des slogans patriotiques omniprésents, sur les panneaux routiers ou publicitaires, mais une réalité vécue par cette petite nation de moins de 10 millions d’habitants répartis sur un territoire plus petit que la Bretagne. «Quarante-huit heures après les massacres, le pays était déjà en train de s’organiser. Or la solidarité, c’est l’un des facteurs de résilience les plus connus, avec l’entourage et les croyances», explique Emmanuelle Halioua. Le week-end dernier, Naomi est allée avec ses parents cueillir des grenades près d’Ashkelon, au sud de Tel-Aviv, pour pallier le départ des travailleurs étrangers. Avec sa mère, elle a aussi rendu visite à un veuf qui avait perdu son fils à la guerre, après être tombée sur un message sur Instagram appelant à venir le réconforter. «On s’aide les uns les autres. A l’école, aux scouts, on a écrit des lettres, fait des dessins pour les familles des kidnappés. Mon frère, qui est à l’armée, les gens lui paient le café…»
Roni, Maya et Shaïli ont 17 ans. Quand nous les rencontrons, posées sur une falaise face à la Méditerranée, quelque part entre Tel-Aviv et Herzliah, les lycéennes tremblent encore d’avoir dû se plaquer au sol sur l’autoroute après une alerte aérienne. C’était leur première sortie depuis le 7 octobre, une virée à la mer pour fêter les 17 ans de Maya. La séquence de l’autoroute leur en a coupé l’envie. Elles racontent la vie d’après le 7, les cours en zoom, les abris étant trop éloignés des salles et en nombre insuffisant, la hantise d’une infiltration terroriste qui les pousse à se barricader chez elles, mais aussi le bénévolat pour se sentir utile et leur attachement désormais viscéral à leur pays. Quitter Israël ? Roni ouvre des yeux ronds : «Jamais de la vie, c’est notre pays, on n’en a pas d’autre et il n’y en a pas de meilleur au monde !» Toutes trois se disent impatientes de faire leur service, l’an prochain. Pour faire la guerre ? «Oui, si c’est la condition pour avoir de nouveau le droit de boire des verres en terrasse. Comme vous, en France.»
par Eve Szeftel