Rencontre contrastée avec l’icône d’une beauté moderne sans retouches, vieillie volontaire à l’écran et réinventée heureuse à la ferme.
Le déclic est visuel. Au mois d’octobre, Isabella Rossellini fait la couverture du Vogue italien avec une photo non retouchée de son visage. Coupe ultracourte, cheveu cranté plaqué laqué, bouche écarlate et regard en coin. Sous le maquillage affleurent les rides de l’actrice de 71 ans. «Bella così» claironne la une glacée du magazine tandis que résonne en sourdine le slogan de Lancôme «Croire en la beauté». En 1995, la filiale de L’Oréal avait débarqué son égérie après un long pas de deux, quatorze ans de collaboration, susurrant symboliquement à la dépitée un rétrograde «basta così !» («ça suffit !» en français). En 2016, retour en grâce et reprise de la valse, qu’on espère à mille temps si ce n’est à millions. Désormais «ambassadrice» de la marque, la certifiée sans injections explique cette confiance renouvelée par des évolutions sociologiques d’importance. «Avant, les mannequins étaient des femmes très belles qui faisaient rêver et dont on ne savait rien. Ça entretenait un mystère. Aujourd’hui, Lancôme choisit des femmes qui ont des personnalités très marquées, des poétesses, des rappeuses.»
Elle est à Paris non pour de la poudre matifiante, mais pour des actualités sur grand écran. Aux côtés de Paolo Sorrentino, elle s’est occupée de la programmation d’un événement au Louvre, «Naples dans le regard des cinéastes». Elle assure aussi la promo de la Chimère, beau film de la réalisatrice italienne Alice Rohrwacher, où des tombaroli, joyeux drilles aux accents felliniens, profanent des tombes étrusques et négocient leur butin au marché noir. Poétique, parfois ésotérique, la caméra suit et poursuit Arthur, un Anglais qui traque les cavités. En écho lointain à Orphée et à Eurydice, il y a les apparitions rêvées de Beniamina, l’amoureuse disparue, que sa mère Flora (Isabella) espère encore. La peau tavelée, le front enserré d’un bandeau en grosse maille, la vieille vit dans une villa à son image, baroque et décatie. «Mon personnage a déjà un pied dans l’au-delà», explique l’iconique comédienne italo-américaine dans une chambre du Meurice, le cinq-étoiles parisien. Bien qu’aucune arme ne puisse franchir les portes tambour de l’établissement, c’est la fleur au fusil qu’on est venue écouter les vérités rehaussées de «colorature» de l’artiste.
Très vite, on sent que la fille de l’actrice hollywoodienne Ingrid Bergman et du réalisateur Roberto Rossellini fatigue des questions sur sa prestigieuse ascendance, comme de la curiosité suscitée par les identités à répétition de ses proches. Son frère et son fils, un métis au regard émeraude qu’elle a adopté seule et qui mannequine tout en s’investissant dans le néo-business de la NFT, se prénomment tous deux Roberto. Sa sœur jumelle s’appelle Ingrid. Quant à sa fille, diplômée en sciences environnementales, autrice culinaire et ex-mannequin, c’est Elettra, en hommage à une aïeule. Inutile de se soucier de cette palanquée d’homonymes ou d’aller fureter du côté d’Electre. En Italie comme aux Etats-Unis, tout est affaire de tradition et d’usage, et chacun s’en réjouit sans arrière-pensée. L’évocation, un peu rengaine il est vrai, de messages à Martin Scorsese, son premier mari, signés «your very faithful divorced wife» («ta très fidèle ex-femme») met le feu aux poudres. Elle en a ras la casquette, ou les chapeaux en plumes dont elle fait collection, qu’on lui parle de Scorsese ou de David Lynch. On referme nos phalanges sur la liste de ses amants, réels ou putatifs, on bâillonne serré le scandale provoqué par le couple «adultère» de ses parents dans l’Amérique puritaine, on tait ses rôles dans Blue Velvet, Sailor et Lula ou Les vrais durs ne dansent pas, bref on oublie tout ce qui pourrait avoir une date de péremption dépassée. La semelle incertaine, on chemine sur la corde raide de l’entretien comme le Chaplin funambule du film le Cirque, qu’elle adore. La politique ? Joker. Un souvenir de son interview de Woody Allen sur la Rai, chaîne du groupe audiovisuel public italien, à l’époque où ses talents de polyglotte lui valaient de tendre le micro à Mohamed Ali, Roy Lichtenstein ou Nanni Moretti ? Elle élude, flairant peut-être l’entourloupe #MeToo. Un avis sur les coordinateurs d’intimité sur les plateaux de ciné ? Les acteurs sont protégés, c’est l’absence de garde-fous dans le mannequinat, grand dealeur de fragilités, qui l’inquiète.
Nos acrobaties cessent quand on se catapulte outre-Atlantique. A une époque de creux professionnel, quand Hollywood boudait les ménopausées et que l’industrie de la beauté ne misait pas lourd sur la notoriété, le modèle shooté par Richard Avedon ou par Bruce Weber a repris des études et obtenu son master en éthologie, la science du comportement animal. Inspirée par l’éventail LGBT+ des sexualités animales, elle réalise, à partir de 2008, Green Porno, une cinquantaine de courtes vidéos où elle apparaît déguisée en reine des abeilles lascive et pondeuse, en femelle hamster assez joviale quoique infanticide, en punaise de lit à gros dard. Le lombric hermaphrodite fut le plus désagréable à incarner. «Avec ce costume serré, je ne pouvais pas me gratter le nez», dit-elle en souriant enfin. Ces capsules érotico-zoologiques donneront naissance à Bestiaire d’amour, une pièce de théâtre ou à la Migraine de Darwin, une réflexion décalée sur le principe de sélection sexuelle, découvert grâce au paon et à sa majestueuse queue.
En pensée, on s’invite à Mama Farm, une ferme écolodge qu’Isabella et sa fille ont ouverte à Long Island, où la famille réside. Comme on marche sur des œufs, on se tient à distance des poules et des canards. Quelques stars gambadent autour des visiteurs. Frida Kahlo et Greta Garbo sont hélas parties pâturer sur les terres grasses de leurs ancêtres, mais BB, la brebis qui dandine de l’arrière-train comme Mae West, reste la plus belle du cheptel et continue à bêler d’allégresse. Une salopette sur les fesses, la «Nonna» épanouie balade ses deux petits-fils sur un grand tricycle cargo en attendant d’accueillir en mars le premier enfant de Roberto. Pour la gentlewoman farmer, locavore mais pas végétarienne, faire son miel et sa pelote sont des réalités au sens propre puisque tous les produits de ce paradis champêtre sont à vendre.
Dans la chambre 402 du Meurice, l’image, fil rouge d’une existence, fait émerger les racines. Le grand-père suédois était photographe. Quant à Angelino Rossellini, il a bâti, sur d’anciennes écuries, le cinéma Barberini. Ironie du sort, le multiplexe romain projette en ce moment Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese, dont la durée, trois heures et vingt-six minutes, n’effraie pas la cinéphile. «Tout est tellement fragmenté aujourd’hui. Avec Tolstoï, on mettait 500 pages à entrer dans la vie des autres.»
Comme elle nous aurait bien exfiltrée de la sienne au bout d’une demi-heure, on préfère laisser à son amie Carole Bouquet, le soin de conclure. En 2013, elle disait : «Isabella est l’un des êtres humains les plus originaux que je connaisse, […] un antidépresseur à elle toute seule. C’est aussi bien qu’un verre, une bouteille entière de très bon vin, une pièce de Feydeau.»
18 juin 1952 Naissance à Rome.
1983 Premier contrat Lancôme.
1986 Blue Velvet (David Lynch).
2008 Début de Green Porno.
6 décembre 2023 La Chimère (Alice Rohrwacher).
par Nathalie Rouiller