L’ex-Premier ministre et leader de l’opposition à Benyamin Netanyahou esquisse ce qui pourrait être l’avenir d’Israël et de Gaza après l’éradication du Hamas.
Il débarque en coup de vent, portant sous sa veste son éternel tee-shirt noir, s’enquiert de nos cafés, sourit, se prête à la pose pour la photo. Direct, rapide. L’ancien Premier ministre israélien accorde très peu d’entretiens au long cours à la presse étrangère. Il a peu de temps, il le prend pour nous.
Dans son bureau, deux portraits : David Ben Gourion et Menahem Begin. Deux figures historiques de l’État d’Israël, l’un de gauche, l’autre de droite, double patronage qui le situe, lui, le patron du parti centriste Yesh Atid.
Yaïr Lapid, aujourd’hui leader de l’opposition, est un possible successeur à Benyamin Netanyahou. Nul ne peut le prédire, la politique israélienne n’est pas un long fleuve tranquille. Il incarne, quoi qu’il en soit, une certaine modération. Une voix de la sagesse, lui, le saltimbanque ? Ancien journaliste de presse écrite, éditorialiste acerbe, boxeur amateur, animateur d’un talk-show à succès, scénariste, acteur, auteur de romans policiers et de livres pour enfants, il a même écrit de nombreuses chansons. Un itinéraire à la Zelensky, de la satire à la gravité.
Député depuis 2013, il a été ministre des Finances, des Affaires étrangères et Premier ministre, pendant à peine six mois, en 2022. Que ferait-il s’il revenait au pouvoir ? Il se confie longuement sur sa vision de l’avenir d’Israël et de Gaza, de la géopolitique régionale et mondiale, de l’ONU, de l’Histoire et de ce qui la détermine, du destin des démocraties libérales et de celui de sa famille, entre la Yougoslavie, Mauthausen et Tel-Aviv.
Le Point : Dans quelle mesure le 7 octobre a-t-il changé le cours de l’Histoire ?
Yaïr Lapid : Nous ne le savons pas encore, car l’Histoire est par nature rétrospective. Mais cela change la façon dont nous voyons le conflit entre, d’une part, l’islam fondamentaliste et, d’autre part, le monde juif, le monde chrétien et le monde musulman modéré. Cela nous rappelle, de la manière la plus douloureuse qui soit, qu’il n’y a pas de véritable négociation ou de cohabitation possible avec cette forme de radicalisme. Il faut combattre ce que nous avons vu avec Daech, ce que nous voyons maintenant avec le Hamas et ce que nous verrons avec tout autre groupe islamique fondamentaliste. Cela contredit cette vision libérale du monde – je pense ici à l’acception américaine du mot, pas au libéralisme d’Edmund Burke – selon laquelle, vous savez, tous les humains sont les mêmes à l’intérieur, et que nous partageons tous les mêmes objectifs et les mêmes souhaits, et que si nous pouvons répondre aux besoins fondamentaux d’une société, le logement, la nourriture, l’éducation, la santé, alors nous pourrons toujours nous entendre avec l’autre partie. Cette vision ne fonctionne pas avec cette version du fanatisme religieux.
Cela vous effraie-t-il de voir le nombre de pays qui blâment en priorité Israël plutôt que le Hamas ? Et si l’on compare cette carte à celle, il y a un an et demi, du vote à l’ONU sur l’Ukraine, ne constate-t-on pas que l’influence de la démocratie libérale recule ?
Je ne suis pas sûr d’être tout à fait d’accord. Je pense que, lorsqu’il a envahi l’Ukraine, Poutine avait la conviction que l’Occident libéral ne pourrait jamais s’unir sur une question morale, et donc défendre efficacement le concept de démocratie dans un pays comme l’Ukraine. Il pensait que la civilisation occidentale était trop faible et trop gâtée. Il avait tort : ce n’est un secret pour personne que Poutine a été surpris par l’ampleur et la vigueur du soutien que l’Ukraine a reçu, y compris d’ailleurs de la part d’Israël. En revanche, il est vrai que c’est désormais ainsi que se divise le monde. Il est intéressant de noter que, lorsque les horribles événements du 7 octobre ont commencé, Poutine a été l’un des premiers dirigeants au monde à se ranger du côté du Hamas. Ce n’est pas seulement une question de religion, c’est la démocratie par rapport à toute autre forme de pouvoir.
Et la Chine dans tout cela ?
Nous n’avons pas encore la réponse. J’ai bien sûr suivi la rencontre entre le président Joe Biden et le président Xi Jinping. Je pense que la Chine, prudente, continue d’observer les événements, en essayant de définir une politique cohérente. Nous allons l’exhorter à se ranger du bon côté de l’Histoire.
Le philosophe et psychanalyste israélo-suisse Carlo Strenger avait publié, peu après les attentats de Paris en 2015, un livre intitulé « Le Mépris civilisé », dans lequel il affirmait que les démocraties libérales ne savaient pas défendre leurs valeurs. Vous êtes d’accord avec cela ?
Carlo était un très bon ami, et il me manque. Nous avons souvent discuté de ces idées. Je n’étais pas d’accord avec lui à l’époque et je ne le suis pas non plus aujourd’hui. Je lui disais : « Tu dois te rappeler qu’il n’y a qu’un seul vrai principe qui fonctionne en politique, c’est le principe du pendule. Le pendule va d’un côté et revient de l’autre. » D’ailleurs, depuis qu’il a écrit ce livre – qui est l’un des meilleurs livres jamais écrits sur la société occidentale –, nous avons eu ce mouvement de pendule. La lutte contre l’État islamique s’est organisée, avec une coalition globale qui a mené la guerre. Et qui a été solide. Il y a eu, pendant la bataille de Mossoul, huit mois de combats dans une zone très densément peuplée. C’était différent, mais pas si différent de ce que nous voyons aujourd’hui à Gaza. La coalition a été capable de gagner cette guerre, et d’ignorer les critiques de ceux qui disent qu’il n’y a pas de bien et de mal, qu’il n’y a que le décompte des corps et le nombre de morts. Ensuite, il y a eu l’Ukraine. Et maintenant, le soutien que nous recevons face aux critiques. Je pense donc que les démocraties ont la capacité de se défendre, mais elles sont toujours un peu en retard. Elles ne sont jamais à l’heure.
Les virulentes critiques contre Israël, voire la complaisance avec le Hamas, qui ont été observées dans les grandes universités américaines vous ont-elles choqué ?
Oui. Il y a toujours quelque chose d’étonnant quand des gens intelligents agissent d’une manière incroyablement stupide. La stupidité, c’est-à-dire l’ignorance : le fait qu’ils n’ont pas pris la peine de connaître les faits avant de descendre dans la rue, le fait qu’ils ne comprennent manifestement pas la différence entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, le fait qu’ils entonnent des chants comme « De la rivière à la mer » sans comprendre qu’il s’agit d’un appel au génocide du peuple juif en Israël. Il s’agit d’étudiants de l’Ivy League [les plus grandes universités américaines, NDLR], et personne ne leur a donc dit qu’ils devaient prendre connaissance des faits avant d’avoir une opinion sur quoi que ce soit ? C’est étonnant et très décevant, bien sûr. Et la seule chose positive que je puisse dire à ce sujet, c’est que cela me permet au moins d’être un peu condescendant et de leur dire qu’un jour ils grandiront et auront vraiment, vraiment honte des choses qu’ils font aujourd’hui.
Ce n’est pas nouveau… En France, Jean-Paul Sartre a été séduit par Staline, puis par Mao, puis par Khomeyni…
Je suis tout à fait d’accord. Et, bien sûr, cela vaut aussi bien pour la gauche que pour la droite. Nous nous souvenons tous qu’il y avait une infrastructure philosophique même dans le mouvement nazi. Donc, oui, il y aura toujours des idiots utiles pour toutes les mauvaises causes sur terre.
Que pensez-vous de cette éruption d’antisémitisme dans le monde, de New York au Daguestan, en passant par Paris ? Est-ce une surprise pour vous ?
Non. C’est l’ampleur et le moment qui m’ont choqué, le fait que cette vague d’antisémitisme ait déferlé juste après que tant de Juifs ont été tués. Nous avons vécu la pire journée que le peuple juif a connue depuis l’Holocauste. Le lien entre ce qui s’est passé le 7 octobre et la montée de l’antisémitisme est donc choquant. Mais je n’ai jamais eu l’impression que l’antisémitisme avait disparu ou qu’il n’existait plus. La seule chose que j’ai toujours ressentie à ce sujet, c’est que c’est une bonne chose que nous ayons un pays et une armée. Nous pouvons désormais, et contrairement à ce qui est arrivé à l’époque de mon père et de mon grand-père, dire aux antisémites : « Allez vous faire voir. » C’est une amélioration.
Votre grand-père a été assassiné à Mauthausen. Pensez-vous que l’une des causes de cette nouvelle éruption d’antisémitisme est que le souvenir de la Shoah s’est quelque peu estompé dans la mémoire collective ?
Oui. Je pense que cela va même plus loin. Toute la structure de la communauté internationale, disons depuis 1945 jusqu’à la fin des années 1990, a été une réaction à l’Holocauste et aux atrocités de la Seconde Guerre mondiale : la création des Nations unies comme la signature de nombreux accords mondiaux, le fait que la démocratie libérale est devenue un mode de vie – et pas seulement un mode de gouvernement – dominant, le fait que les États-Unis ainsi que l’Europe ont affirmé que les valeurs démocratiques faisaient partie de leurs objectifs politiques. Dans cette vieille tension entre le réel et l’idéal dont Henry Kissinger a l’habitude de parler, le monde a eu tendance à pencher vers l’idéal parce qu’il savait ce qui se passait quand on négligeait ce dernier. Depuis les vingt dernières années, environ, arrive la troisième génération depuis l’Holocauste et la Seconde Guerre mondiale, et la mémoire, comme vous dites, s’estompe. Par exemple, ces jeunes dont vous parliez dans les universités n’ont aucune idée de ce que c’est que de ne pas vivre dans une démocratie. Ils la considèrent comme acquise, tout comme ils considèrent leurs droits comme acquis et, en conséquence, se sentent libres de remettre en cause les valeurs qui pourtant les maintiennent en vie. Tout cela est dû à l’ignorance, une sorte de vide des idées.
Il n’y a d’ailleurs pas que les universités, l’ONU est aussi très virulente à l’égard d’Israël…
L’une des choses que les gens ont tendance à oublier à propos des Nations unies, c’est qu’il ne s’agit pas d’une institution démocratique. La majorité des pays membres ne sont pas des démocraties, et cependant ils ont le droit de vote sur tous les sujets. Cela influence donc considérablement la manière dont les Nations unies agissent et réagissent. À cela s’ajoute une sorte de paresse philosophique. Au lieu de réfléchir à ce qui se passe, elles se concentrent sur le décompte des corps et les photos et disent qu’il y a des photos de bébés morts à Gaza et que les habitants de Gaza ont donc raison. Pour cela, nous n’avons pas besoin de l’ONU, nous avons TikTok ! Ce dont nous avons besoin, c’est d’une ONU qui dise : « Oui, nous avons ici un pays démocratique qui lutte pour sa vie contre une terrible organisation terroriste. » Évidemment, il y a des victimes à Gaza. Je n’aime pas l’expression « dommages collatéraux » parce qu’elle est froide. Il s’agit d’êtres humains, et d’êtres humains qui meurent. Ils meurent d’ailleurs à cause du Hamas, et nous devons pouvoir les aider. Mais cela n’a rien à voir avec le bien et le mal. Si vous voulez explorer la question de savoir qui a raison dans ce conflit, Israël a raison et le Hamas a tort ! Et je ne comprends pas que les Nations unies puissent y voir une quelconque équivalence ici. Ce n’est pas le cas.
N’y a-t-il donc pas un autre moyen de vaincre le Hamas que de bombarder une ville, et donc de tuer des civils, que vous le vouliez ou non ?
Si seulement il y en avait une… Nous n’avons pas voulu cette guerre, mais la seule chose que nous savons, c’est que, si nous ne la menons pas, tout cela se reproduira. Le Hamas le dit clairement : ils n’ont pas de remords, ne regrettent pas ce qu’ils ont fait le 7 octobre, ils en sont même fiers. Ils recommenceront, et s’ils sont en mesure de le faire à plus grande échelle, ils le feront. S’il existait un moyen pacifique de se débarrasser du Hamas, nous l’adopterions, bien sûr. Tous ceux qui ont émis des critiques n’offrent pas de solution, car il n’y en a pas. Nous devons aller à Gaza, nous devons mener cette guerre et nous devons minimiser les dommages collatéraux autant que possible. Mais cela ne peut pas devenir un moyen de propagande du Hamas pour nous empêcher de l’éradiquer. Le monde a beaucoup de mal à comprendre le concept de bouclier humain. C’est tellement étrange pour l’esprit civilisé… Imaginez si quelqu’un vous avait demandé : y a-t-il un cas sur terre où vous utiliseriez vos propres enfants, et où vous les mettriez en danger et risqueriez leur vie juste pour obtenir une meilleure communication ? Vous auriez répondu que c’est insensé. C’est pourtant exactement ce qui se passe actuellement à Gaza.
Et cela fonctionne…
Oui, parce qu’une image est plus forte que mille mots. Et c’est déchirant. Cela me brise le cœur aussi. Une photo a été publiée ce matin montrant trois combattants du Hamas qui devaient courir d’un abri à l’autre. Ils tenaient par la main des enfants de 3 ou 4 ans, et couraient avec eux parce qu’ils savaient que l’armée de l’air israélienne ne les bombarderait pas. Alors oui, cela marche. Mais quel genre de personnes font cela ? Ce sont des monstres.
Et si nous regardons vers l’avenir… Imaginez que les choses aillent dans le sens que vous souhaitez, à quoi ressemblerait Israël dans dix ans ? Et la Palestine ? Quelle serait la bonne solution ?
Je commencerais par ce qui va se passer entre nous, pas avec les Palestiniens. Israël s’est construit sur l’optimisme. Le pays a été créé sur les vestiges d’une nation qui venait de subir l’homicide mécanique le plus brutal de l’Histoire. En 1945, mon père vivait dans un ghetto. Trois ans plus tard – pas vingt ans plus tard ! –, il est arrivé ici dans un bateau avec le drapeau d’un nouveau pays. Il a pleuré quand il a entendu l’hymne. Il ne connaissait pas les paroles parce qu’il ne parlait pas la langue, mais il a compris que c’était le nouvel hymne. À partir de rien, nous avons construit une nation dont nous pouvons être fiers. Avec une armée forte, une économie de haute technologie incroyable, une culture au minimum très intéressante, 13 lauréats du prix Nobel, ce qui est plus que l’ensemble du monde arabe. [Il se tourne vers son conseiller.] Je sais que vous détestez quand je fais cette comparaison, mais ce sont les chiffres. Et puis, vous savez, nous avons tous nos réactions aux choses qui nous arrivent. Je viens de relire La Trêve, de Primo Levi, un livre sur le retour de rescapés d’Auschwitz chez eux. Ils marchent, tout en sachant que leur foyer ne sera pas là, ou bien qu’il sera très différent… Mais ils ont ce besoin impérieux de bouger, de rentrer chez eux. J’ai lu ce livre parce que je pensais à ces gens dans les kibboutz et que je me disais que nous devions précisément rentrer chez nous… Au cours des dix prochaines années, donc, nous devrons tout d’abord ramener cet esprit d’optimisme, d’entreprise, d’intelligence dans la joie. Ensuite, nous devrons, procéder en deux phases. La première est la refonte des structures de Gaza sans le Hamas, avec un accord fondé sur le monde sunnite modéré et la communauté internationale. Il faudra reconstruire Gaza en travaillant avec l’infrastructure de base dont dispose l’Autorité palestinienne. Lors de la seconde phase, plus tard – et non pas plus tôt –, nous devrons rediscuter ou commencer à renégocier la possibilité de nous séparer des Palestiniens. Non pas parce que cela mettra fin au conflit, mais parce que ce sera une meilleure façon de le gérer…
Ce qui signifie un État palestinien, un vrai…
Oui, mais cela prendra du temps et le niveau de méfiance actuel n’est comparable à rien. Je vais vous donner un exemple : tout le monde dit depuis le début – je ne parle pas seulement des Israéliens, mais de l’Union européenne et des États-Unis – que, même si nous soutenons la solution à deux États, nous entendons que les conditions de sécurité doivent être aussi strictes que possible. Si vous pensez aux accords de sécurité, à ces deux mots, « accords » et « sécurité », nous parlons d’une tout autre chose désormais. Personne ne dira plus qu’il suffit d’avoir une clôture technologique ou des caméras. Nous aurons besoin d’une armée israélienne nombreuse entre nous et les Palestiniens pour nous sentir en sécurité.
Cela passe-t-il aussi, à un moment donné, par le démantèlement de certaines implantations en Cisjordanie ?
Vous m’avez posé une bonne question stratégique, et je vais vous répondre. Mais, avant d’en arriver là, je vais répondre à une autre question : quel est notre objectif dans cette guerre ? Car c’est cela qui dictera toutes les autres réponses, y compris celle à la question que vous avez posée, que je n’élude pas. Notre objectif stratégique dans cette guerre est de faire en sorte qu’à chaque frontière d’Israël les gens puissent vivre dans leurs villages et leurs villes avec un sentiment de sécurité totale. Et tant que nous n’y serons pas parvenus, il n’y aura pas de paix, pas de processus, rien. C’est la première promesse que chaque pays doit faire à ses citoyens. Pensez-y, pensez à la France : croyez-vous qu’il soit possible qu’un gouvernement français puisse aller voir les habitants de Grenoble et leur dise : « Vous pouvez continuer à vivre ici, mais vous serez massacrés tous les dix ans » ? Je ne pense pas. Nous avons besoin de cette sécurité, et lorsque nous l’aurons, nous pourrons discuter de la possibilité d’une solution à deux États, ce qui implique de dessiner une nouvelle carte. Et lorsque vous dessinerez une nouvelle carte, vous devrez discuter des implantations, vous devrez discuter des zones, vous devrez discuter de tout. Jusqu’à présent, les gens disaient que la chose la plus importante était l’emplacement de la frontière ou ce qu’il adviendrait des implantations. Aujourd’hui, nous savons que la première discussion que nous aurons portera sur la sécurité du peuple israélien.
Est-il politiquement impossible de parler de démantèlement de colonies ou d’implantations à l’heure actuelle en Israël ?
Pour l’instant, oui. Aujourd’hui, encore une fois, les gens ne veulent parler que de sécurité. À l’avenir, peut-être. En étant totalement conscient de l’impact que cela peut avoir sur la sécurité de tous ceux qui vivent près de la frontière.
Parlons des pays arabes. Que reste-t-il aujourd’hui des accords d’Abraham ? Peuvent-ils résister à cela ?
Je pense que oui. Curieusement, les structures que nous avons construites ces dernières années seront également utiles à Gaza. Et cela favorisera, voire accélérera, certains des processus dans lesquels nous étions impliqués. Je suppose que, comme moi, vous n’avez pas manqué de remarquer que les Saoudiens ont été interrogés à ce sujet et ont répondu qu’ils ne fermaient pas la porte à un accord futur, qu’ils n’avaient pas encore quitté la table. Nous comprenons maintenant que la partie de l’accord liée à la Palestine sera plus importante que ce que nous pensions au début. Mais c’est là. Et, bien sûr, nous discutons avec les Émirats arabes unis et Bahreïn. Prenons l’exemple des Émirats. Ils conçoivent le Moyen-Orient comme une lutte entre modérés et extrémistes. Et ils se rangent du côté des modérés dans toutes les batailles du Moyen-Orient. Je pense que nous pouvons faire valoir nos arguments auprès d’eux, des Saoudiens et d’autres, en leur disant : « Écoutez, si vous voulez soutenir les modérés, vous devez soutenir la reconstruction ou la réhabilitation de Gaza en tant que zone non Hamas. Et aussi promouvoir davantage ce que nous avons commencé à construire ensemble, c’est-à-dire cette alliance stratégique technologique très intéressante face à l’Iran. »
Cela signifie-t-il que les puissances qui devraient, selon vous, soutenir ou financer Gaza seraient plutôt l’Arabie saoudite ou l’Égypte que le Qatar ?
C’est la préférence de tout le monde, oui. Le Moyen-Orient est d’une certaine manière une lutte permanente entre Israël et l’Iran. Or on n’a pas manqué de remarquer ce qui arrive aux pays qui se rangent du côté de l’Iran dans sa lutte hégémonique : le Liban, la Syrie, l’Irak… Ils ont fini par être complètement ruinés. Beaucoup comprennent qu’il s’agit d’une lutte régionale, dont il s’agit de sortir vainqueur. Et nous devons travailler avec eux selon cette vision du futur Moyen-Orient.
Vous avez parlé, et c’est une réalité, de la start-up nation, des prix Nobel, etc. On pense aussi au Technion, université née bien avant l’État d’Israël. Tout cela peut-il durer dans un environnement de guerre ? N’est-il pas urgent de faire la paix ?
Vous parlez du Technion, mais c’est le cas aussi des syndicats, du système de santé et des transports publics, qui sont nés avant l’État d’Israël. Tout ce que nous avons, a, d’une manière générale, été construit alors que nous étions dans une guerre plus ou moins continue. D’une certaine façon, une partie de l’énergie nécessaire à la création de cette start-up nation et de cette incroyable société créative est le résultat des tensions constantes à nos frontières. J’ai ressenti la même chose lorsque je suis allé en Corée du Sud pour la première fois. Alors, oui, bien sûr, nous nous porterons mieux en vivant en paix. Mais notre capacité à nous relever ne sera pas affectée par la guerre.
Vous avez des liens amicaux avec Emmanuel Macron. Avez-vous été déçu par ses propos tenus à la BBC ?
Eh bien, contrairement à d’autres, j’ai tout lu. Et il a dit de bonnes choses. Je n’ai aucun problème lorsque les gens montrent de la sympathie pour les enfants qui sont tués à Gaza. J’ai de la sympathie pour les enfants tués à Gaza. Israël ne fait pas la guerre aux enfants. Quant à l’équilibre de ce qu’il a dit, peut-être qu’il a estimé que puisqu’il a apporté son soutien dès le premier jour il n’avait pas besoin d’expliquer tout cela une nouvelle fois. Et c’était peut-être, un peu, une erreur. Mais, fondamentalement, je ne doute pas de son soutien pour notre pays, pour le bien-être des Israéliens, ni de son sentiment d’horreur et du choc ressenti face à ce qui nous est arrivé le 7 octobre.
Ce que vous appelez de vos vœux est-il possible avec Benyamin Netanyahou au pouvoir ? Pensez-vous que son départ est un préalable ?
Je ne vais pas m’étendre sur ce sujet dans les médias internationaux. Mais je vais vous dire quelque chose : le fait même que l’on pose cette question montre à quel point nous sommes une démocratie vibrante et dynamique. Voilà la différence. Personne ne discute à Gaza de l’avenir de Yahya Sinwar. C’est cela, être en démocratie : débattre de qui est le plus capable de diriger le pays, surtout en période de crise.
Vous avez dit que Benyamin Netanyahou avait une responsabilité dans ce qui s’est passé…
Je le redis, je ne vais pas entrer dans ces considérations de politique intérieure dans les médias internationaux.
Abordons un autre aspect du débat en Israël. Dans l’un de vos romans, « Double Jeu », vous décriviez la communauté ultraorthodoxe d’une manière qu’elle n’a probablement pas appréciée… Comment voyez-vous l’avenir de la relation d’Israël avec cette partie de l’opinion ?
Je voudrais juste mettre les choses au clair : d’abord, il s’agissait d’un roman policier, ensuite, j’avais 25 ans ! [Rires.] Mais plus tard, c’est vrai, j’ai eu des difficultés avec la politique ultraorthodoxe. Cela dit, il y a aujourd’hui une ouverture pour un nouveau contrat israélien avec eux aussi. Je trouve extraordinaire qu’ils se soient engagés ainsi dans cette crise, d’une manière qui est respectée et appréciée dans le pays. Ils ont été parmi les premiers à se rendre sur place pour aider les blessés. Les jeunes ultraorthodoxes sont venus par milliers pour s’engager dans l’armée après avoir lutté avec nous sur cette question pendant très longtemps. Il faut bien comprendre ce qui se passe ici. Cela a changé l’âme de la relation entre la société laïque et la société ultraorthodoxe. Il arrive parfois que les nations, lorsqu’elles sont attaquées de l’extérieur, parviennent à surmonter leurs différences, qui leur paraissent tout à coup insignifiantes.
Il y a quelques mois, nous avons interviewé Salman Rushdie. Il nous a dit : « Les choses vont s’améliorer. Mais ce ne sera peut-être pas de mon vivant. » Et pour Israël ?
Vous souvenez-vous de la célèbre réponse de Zhou Enlai, dans les années 1970, à une question sur l’impact de la Révolution française ? « Il est encore trop tôt pour se prononcer. » L’Histoire est une affaire de longue haleine. Le seul outil dont je dispose pour prédire l’avenir, c’est de regarder le passé. Mon grand-père est mort dans un camp de concentration. Mon père a grandi dans un ghetto. Mes enfants ont grandi dans un État juif, fort, intelligent et indépendant. Nous nous en sortons de mieux en mieux, si vous regardez les choses non pas en années, mais en générations. Je vais être grand-père en mars ou avril pour la première fois. Et je crois que cet enfant va vivre dans un pays incroyable, qui, à partir de la douleur et de la souffrance de cette période, va trouver un moyen de se reconstruire et de se réinventer d’une manière que nous ne voyons pas encore §
Les vies de Yaïr Lapid
1963 Naissance à Tel-Aviv.
1989 Publie Double Jeu, son premier roman, dont l’action se déroule dans le milieu ultra-orthodoxe.
1994 Rejoint la chaîne télévisée Aroutz-1.
2004 Diffusion en Israël de la série télévisée qu’il a écrite, War Room.
2008 Anime son propre talk-show.
2012 Entrée en politique. Il fonde son parti, Yesh Atid.
2013 Élu député à la Knesset, puis nommé ministre des Finances.
2021 Ministre des Affaires étrangères.
1er juillet au 29 décembre 2022 Premier ministre d’Israël.
Janvier 2023 Leader de l’opposition.