Toutes les bases sur lesquelles la société israélienne fonctionnait jusqu’à l’attaque du Hamas le 7 octobre ont été ébranlées. Comment panser ses plaies béantes ?
« Vous me demandez comment je vais ? Eh bien, d’un côté, je fonctionne ; de l’autre, j’ai l’impression qu’un couteau m’a transpercé l’âme, la découpant en petits morceaux. » Ainsi parle, plus d’un mois après le massacre du 7 octobre perpétré par le Hamas, le psychologue clinicien Yonathan Reifen. « Il y a aussi ce poids dans la poitrine, cette douleur indéfinissable. Et je ne suis pas le seul. La plupart des gens que je rencontre, amis, voisins, collègues, ressentent la même chose : ce sentiment de perte de contrôle auquel s’ajoute l’impuissance. La chose peut-être la plus difficile à vivre. L’impuissance, c’est ne plus savoir à quoi s’agripper pour ne pas se noyer. »
Le psychologue, qui habite la petite ville de Binyamina, entre Césarée et Haïfa, a mis en place avec toute une équipe de thérapeutes dans le kibboutz Sdot Yam, face à la Méditerranée, un espace entièrement consacré aux milliers de rescapés du festival techno Supernova. Les survivants peuvent y écouter ou y jouer la musique qu’ils aiment, se retrouver dans un atelier où des spécialistes de la thérapie par l’art remplacent la parole par les pinceaux, la pâte à modeler, l’argile, les tissus à décorer, etc.
Il y a aussi le stand de fleurs où ces jeunes femmes et ces jeunes gens qui ont vu leur paradis musical se transformer en enfer où ne régnait plus que la terreur et la mort peuvent se retrouver autour de la confection d’un bouquet ou d’une composition florale. On ne leur demande rien. Tout est fait pour qu’ils profitent de cet îlot de calme.
Près de 200 000 Israéliens sont déplacés
C’est comme une pause, loin du pays qui vit toujours à l’heure du chaos et de la guerre avec le Hamas. « Vous savez, poursuit Yonathan Reifen, notre objectif, ici, ce n’est pas de traiter le trauma, mais de proposer aux rescapés un environnement fait de calme et de présence humaine chaleureuse, empathique. On leur apporte à manger ; des artistes viennent. Il y a toutes ces activités et, s’ils en éprouvent le besoin, des thérapeutes sont là pour les écouter… Je pense que, pour ceux qui décident de venir, cela leur fait du bien. D’abord, parce qu’ils retrouvent les deux choses indispensables à toute personne qui a vécu un événement gravissime : de l’amour sans condition et une organisation du quotidien sans rigidité mais dans des limites claires. »
Pourtant, en ce jeudi matin de mi-novembre, la folie du monde s’est frayé un chemin dans cet espace de tranquillité. Une cérémonie du souvenir se déroule pour Mathan Lior Mordechaï, l’ingénieur du son qui opérait à Supernova et qui fut l’un des 364 tués sur place. Il avait 35 ans. Des parents, des artistes, des survivants sont venus lui rendre hommage. Avi Beniyaou, un ancien porte-parole de l’armée devenu conseiller en stratégie, est l’un d’eux. Il remarque, sur le côté, deux grandes tentes. À l’issue de la cérémonie, ce qu’il découvre le bouleverse : « Il y a là d’immenses tas de sacs, de clés, de lunettes, de vêtements et une enfilade de paires de chaussures. Dans les allées, beaucoup de familles sont à la recherche d’un objet, d’un vêtement, qui aurait appartenu à un proche disparu. Ce que ces familles veulent aussi retrouver, c’est l’odeur de celle ou de celui qui a été assassiné. Et puis il y a des rescapés qui cherchent ce qu’ils ont abandonné dans leur fuite éperdue pour échapper à leurs bourreaux. » Dans un soupir, il conclut : « Nous sommes toujours profondément dans le deuil et cela pendant que l’armée se bat à Gaza. »
Les spécialistes de la santé mentale ne disent pas autre chose. Ils évoquent un deuil sans fin qui s’est abattu sur Israël, toutes les bases sur lesquelles la société fonctionnait jusqu’au 7 octobre ayant été ébranlées : le sentiment de sécurité, la confiance en soi, l’idée qu’on a un avenir qui se construit aussi au présent, jour après jour. Sans oublier les conséquences des difficultés liées au caractère inédit du massacre du 7 octobre. Par exemple, le fait que près de 200 000 Israéliens sont déplacés.
Le besoin de parler
Ils ont été évacués ou sont partis volontairement des zones frontalières qu’ils habitaient, au sud et au nord du pays. Depuis plus d’une quarantaine de jours, ils vivent dans des hôtels, à Eilat sur la mer Rouge, le long de la mer Morte, dans la région de Tel-Aviv ou à Jérusalem. Pour aider ces populations en détresse, 500 travailleurs sociaux municipaux ou dépendants du ministère des Affaires sociales ont été mobilisés. Reconnaissables à leurs vestes où est inscrit le mot « khosen » (résilience), ils sont présents presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour aider, réconforter, trouver des solutions, écouter, répondre aux questions ou tout simplement prendre dans leurs bras ceux qui n’en peuvent plus.
Tami, Rénana, Hila, Yaniv, Ofir, trois femmes et deux hommes sont de ceux-là. Leurs témoignages concordent. Ils évoquent les changements intervenus en six semaines de guerre. « La première semaine, toutes ces familles étaient occupées à se ressaisir, à s’organiser face à cette nouvelle situation. Ils étaient dans le « faire ». Mais, au bout d’une dizaine de jours, on a vu apparaître de plus en plus de signes de dépression. Des gens venaient nous demander de parler à un psychiatre. Les uns souhaitaient des médicaments pour dormir. Les autres avaient besoin de raconter ce qu’ils avaient vécu. Ils voulaient aussi partager leurs difficultés, qui n’ont pas disparu. »
Confiance perdue
De fait, rien n’est normal dans la vie de ces réfugiés. Ils vivent souvent à six dans une même chambre, parents et enfants ensemble. En plus de la fatigue des corps, de la promiscuité, toutes sortes de questions leur trottent dans la tête, qui concernent leur avenir : « Qu’est-ce qu’on va devenir ? », « Combien de temps cela va-t-il durer ? », « Et l’école des enfants ? »… Pour les femmes enceintes, il y a cette autre interrogation : où vont-elles accoucher ? Ces personnes sont dans une tourmente où se mêlent la perte dans des conditions atroces d’être chers, l’épuisement physique, les doutes existentiels, la peur, la colère et aussi le syndrome du survivant, la culpabilité. « L’autre jour, raconte Tamir, quelqu’un m’a dit qu’il ne comprenait pas pourquoi « ils » n’avaient pas brûlé sa maison. Celle à ma droite a été incendiée, celle à ma gauche aussi, pourquoi la mienne a-t-elle été épargnée ? Il a fini par ajouter : peut-être aurais-je pu aider ? » Culpabilité aussi chez cette adolescente de 13 ans réfugiée avec sa famille dans un hôtel de la mer Morte : « Je me sens atrocement coupable. Toute ma famille a survécu. Trois de mes amies sont otages. Pour d’autres amis, ce sont leurs parents qui ont été assassinés, j’ai honte de les regarder dans les yeux… »
Une autre question préoccupe ces travailleurs sociaux : la rupture du lien entre parents et enfants. Ce n’est pas seulement le désœuvrement ou le sentiment de perte de contrôle. C’est le fait que les parents n’ont pas pu remplir le premier de leur devoir : celui de protéger leurs enfants. Pour Rénana, « un enfant grandit avec le sentiment que, quoi qu’il arrive, ses parents seront là pour le protéger. Lorsque ce n’est pas le cas, c’est une fêlure existentielle pour l’enfant. C’est la confiance à leur égard et envers le monde qui est totalement ébranlée ». Comment aider les enfants qui, dans les pièces sécurisées, ont vu toutes sortes de comportements ? Des pères héroïques, et d’autres qui l’étaient moins. Des parents qui n’ont pas pu se retenir et ont fait leurs besoins sur eux. Comment après cela restaurer la confiance dans les parents et donc préserver leur autorité ?
Il y a aussi les problèmes spécifiques aux adolescents. Des jeunes de 15 à 16 ans qui ont perdu tous leurs repères : la chambre dans laquelle ils s’enfermaient avec le portable, la console de jeux, l’ordinateur. Leurs amis avec qui ils allaient jouer au foot ou se retrouvaient autour d’une guitare. Rien qu’entre eux, sans les adultes… Aujourd’hui, dans les hôtels, ils se traînent, à la limite de l’apathie. Paumés, désorientés, certains pourraient adopter un comportement à risque avec l’alcool, les substances dangereuses, les violences.
L’insupportable attente pour les otages
Et puis, même inondés d’articles et de témoignages sur les réfugiés, les Israéliens pensent avant tout aux otages. Le retour des kidnappés, femmes, enfants, bébés, personnes âgées, soldats, est devenu cause nationale. Sur le site en ligne du quotidien Haaretz, les abonnés sont incités, chaque semaine, à répondre à une question de société.
Et tous les dimanches, le supplément culturel Galleria publie un article, morceaux choisis des réponses reçues. « Quand, et à quelles conditions, l’épais nuage de deuil qui s’est abattu sur le pays commencera-t-il à s’estomper ? » Telle était la question posée la semaine dernière. « Au retour des otages », ont répondu simplement la plupart des gens. D’autres ont été plus prolixes, comme Roni Ben David : « Le deuil se nourrit d’un autre sentiment : celui de la perte de contrôle. Jamais auparavant nous n’avions connu un tel sentiment d’impuissance collective. » Et de prédire : « Il nous faudra de nombreux mois, peut-être plusieurs années, pour retrouver confiance et avoir de nouveau le sentiment de contrôler nos vies. »
Danièle Kriegel