La guerre entre le Hamas et l’État hébreu voit s’imposer le règne de l’émotion, estime l’historien, pour qui les croyances tendent à supplanter les faits dans l’analyse du conflit.
La désinstitutionnalisation sape l’obéissance consentie qui permet à une société de fonctionner. Derrière le vernis policé des perrons élyséens, on assiste à une dégradation des institutions, du principe d’autorité et de la légitimité, un processus récemment mis en lumière par la consultation de Yassine Belattar, humoriste de son état, par deux conseillers du président de la République au sujet de la marche contre l’antisémitisme organisée le 12 novembre dernier. En soi véniel, le fait souligne la crise institutionnelle de la société française comme aussi la répercussion du conflit israélo-arabe sur une large partie de l’opinion française.
Or, pour le malheur de tous, ce conflit est englué dans ce que Wilhelm Reich nommait la « peste émotionnelle », le règne de l’émotion labile qui, sans égard pour la vérité, ouvre le chemin à la passion, tout entier voué à l’affirmation de convictions où Nietzsche voyait le contraire de la vérité. Quand, dans notre « société du spectacle », l’émotion devient spectacle, les larmes brouillent les enjeux et font disparaître les origines du chaos.
En Occident, cette peste émotionnelle prend pour forme la « religion de la victime », elle génère une vision victimaire qui confond la faiblesse, la justice et le droit, en oubliant que toute force n’est pas forcément immorale et que toute faiblesse n’est pas forcément vertueuse. Cette religion victimaire, qui entretient la concurrence des mémoires, pervertit le sens des mots en multipliant ad nauseam l’usage du mot « génocide » jusqu’à parler du « génocide perpétré par les Israéliens à Gaza ».
Quand la religion de la victime assure qu’une vie vaut une vie, ce sur quoi tout le monde tombe d’accord même si cette évidence n’en est pas une pour tous, elle suggère discrètement que le fort a tort simplement parce qu’il est fort et, qu’en conséquence, le faible parce que faible aurait raison. Auquel cas le militarisme japonais détruit après Hiroshima devrait être réhabilité et Daech rendu légitime à nouveau après sa défaite.
Une étrange cécité interroge l’Occident, sa capacité de déni conjuguée à son incapacité de concevoir l’économie psychique de la haine qui anime certaines sociétés ou certains groupes humains. Une incapacité de concevoir la centralité de la guerre dans la plupart des sociétés humaines, alors que nous-mêmes la refusons tandis que nous nous efforçons d’effacer toute conflictualité qui heurterait le paysage hédoniste que nous avons construit. Si comme toutes les sociétés nous avons du mal à comprendre ce qui n’entre pas dans nos cadres de pensée, ce handicap est plus difficile à concevoir pour les héritiers des Lumières que nous sommes, légataires d’un universalisme rare dans l’histoire humaine.
Cette impossibilité de concevoir la guerre s’accompagne d’une difficulté à entendre le massacre même quand il est annoncé par les discours de toutes sortes. Nous percevons mal l’extrémisme politique, voire dans certains cas sa pulsion génocidaire, comme avec le mouvement islamiste Hamas, dont plusieurs articles de la charte (1988, amendée en 2017 mais pas sur ces points) impliquent la destruction de l’État d’Israël et, par voie de conséquence (ce qu’on imagine d’autant mieux après le 7 octobre), le massacre d’une grande partie de sa population. Nous peinons à comprendre qu’un discours génocidaire n’est pas une figure de rhétorique. Que le discours anti-Tutsi de Radio Mille Collines dans le Rwanda d’avant le 7 avril 1994, que la rhétorique allemande antijuive à partir de 1933 annonçaient le pire. Tout était dit en filigrane, au moins sur l’intention génocidaire et bien évidemment pas sur les modalités, mais on ne voulait ni entendre, ni comprendre, ni voir. Comme le notait le romancier américain Saul Bellow, on déploie souvent « des trésors d’intelligence pour ne pas comprendre ». Dans nos sociétés plutôt pacifiées qui mésestiment l’intensité des passions mortifères, on continue à percevoir à partir des normes de tolérance et de compromis. De là, l’effet de sidération quand une réalité ultra-violente nous rattrape.
La passion qui entoure spécifiquement le conflit israélo-arabe témoigne d’une déraison qui fait dérailler de nombreux esprits, et qui leur fait préférer leurs croyances aux faits tant « les faits ne pénètrent pas dans l’univers de nos croyances » (Marcel Proust). Devant l’assaut actuel de la passion, du mensonge et du cynisme, ces morts programmées de l’esprit, on peut être tenté par le silence à l’instar de celui qu’Albert Camus s’était imposé dans les deux dernières années de sa vie à propos de sa patrie algérienne, alors déchirée par la guerre. Car on reste frappé par l’énorme déséquilibre des mobilisations qui entourent les conflits actuels : combien de manifestants pour les 500.000 morts en Syrie ? Quelles manifestations ont marqué la réintégration de Bachar el-Assad au sein de la Ligue arabe ? Combien de défilés en faveur des Ouïgours musulmans persécutés par la Chine et combien de rassemblements au bénéfice des musulmans rohingyas de Birmanie ? La mort des Arabes et des musulmans semble n’intéresser que dans le cas d’un affrontement avec les Juifs.
Le poète palestinien Mahmoud Darwich s’adressait en ces termes à la poète israélienne Helit Yeshurun : « Savez-vous pourquoi nous sommes célèbres, nous autres Palestiniens ? Parce que vous êtes notre ennemi. L’intérêt pour la question palestinienne a découlé de l’intérêt porté à la question juive. Oui. C’est à̀ vous qu’on s’intéresse, pas à moi ! Si nous étions en guerre avec le Pakistan, personne n’aurait entendu parler de moi.(1) » De là que, cinquante-deux ans plus tard, on ne peut que relire avec admiration (et tristesse en même temps) ces phrases de Vladimir Jankélévitch écrites en 1971 à propos de l’antisionisme, dont il disait (avec Léon Poliakov un peu avant lui) que c’était « la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux.(2) »
(1) Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore, traduit de l’arabe par Elias Sanbar, Actes Sud, 1997.
(2) L’Imprescriptible, Éditions du Seuil, 1986.
Par Georges Bensoussan
* Dernier ouvrage paru : « Les Origines du conflit israélo-arabe, 1870-1950 » (Presses universitaires de France, 2023).