De 1933 à 1935, le village corrézien de Jugeals-Nazareth a accueilli l’unique kibboutz fondé en France. Un lieu d’asile offert par le baron Robert de Rothschild aux Juifs fuyant l’Allemagne d’Adolf Hitler. Singulière et méconnue, cette expérience collective a rapidement pris fin avec la montée de l’antisémitisme.
Murs de pierres calcaires, vitres éclatées, caves éventrées… Si la bâtisse se distingue dans les rues étroites de Jugeals-Nazareth, en Corrèze, c’est davantage par son aspect délabré que par son architecture. Son porche, lui, effrité par les années, menace de s’effondrer. Des vestiges singuliers, ceux du seul kibboutz de France.
Dans les années 1930, vivaient ici des Juifs réunis pour une expérience inédite dans l’Hexagone, voire en Europe selon certains spécialistes. Seuls deux éléments témoignent de l’histoire du lieu. D’abord cette plaque gravée: «En souvenir du kibboutz Machar, ferme-école des pionniers d’Israël 1933-1935». Puis ce pupitre où quelques lignes de texte permettent à chacun de prendre conscience du passé de l’habitation. «Et il y a aussi une petite stèle à l’entrée du village sur laquelle on lit “qui sauve une vie, sauve l’humanité tout entière”, ajoute Jean-Luc Aubarbier. Sinon, il ne reste que très peu de chose…». Cet écrivain originaire de Sarlat, à quelques dizaines de kilomètres de là, est intarissable sur le récit de ce kibboutz. Il en a écrit un roman (*) fondé sur la réalité des lieux, longtemps ignorée du grand public. «Rien n’indiquait qu’il y avait eu un kibboutz ici, souligne-t-il. C’est le président de France-Israël Limousin qui m’en a touché deux mots un jour. Puis il m’a donné toute la documentation avec des rapports de police et des articles.»
Les premières pièces du puzzle, pour reconstruire cette histoire, s’inscrivent dans un contexte local qu’il est nécessaire de rappeler: la Corrèze était loin d’être une terre juive. Jean-Michel Valade, historien limousin, est soucieux de le préciser afin de mieux saisir l’originalité de ce projet: «Avant la création de ce kibboutz, la communauté juive de Corrèze se limitait à une vingtaine de familles au total, réparties dans les grandes communes du département que sont Brive-la-Gaillarde et Tulle. Toutes de nationalité française et bien intégrées», décrit-il. C’est pourtant ce petit coin du Limousin que le baron Robert de Rothschild, fondateur du Comité national de secours aux réfugiés allemands victimes de l’antisémitisme, a choisi pour accueillir des Juifs en exil après, notamment, l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler en Allemagne, en 1933.
75 hectares de terres agricoles
Dès la fin de cette année-là, le richissime mécène a joué les intermédiaires pour louer 75 hectares de terres agricoles et trois corps de ferme à Jugeals-Nazareth. La commune corrézienne lui était rapidement apparue comme le lieu idéal pour la collectivité d’un kibboutz et son fonctionnement. «Il y a plusieurs raisons: d’abord le côté agricole, bien sûr, dans un territoire isolé. Mais il avait aussi un relais directement sur place, sans oublier ce petit clin d’œil avec le nom Nazareth, qui vient du temps des croisades. Juste à côté, dans le Lot, il y a d’ailleurs l’Hôpital Saint-Jean de Jaffa et le paysage ressemble un peu à ce côté sec qu’on a en Palestine de l’époque», rapporte Jean-Luc Aubarbier. Les intentions du baron de Rothschild étaient claires. «Quand il voit ces Juifs débarquer en France, il sent qu’il y a de l’antisémitisme, alors il veut leur trouver un lieu étape avant qu’ils partent en Terre sainte, explique l’écrivain. Mais comme les Britanniques, qui possèdent alors la Palestine, ne prennent les migrants que s’ils sont agriculteurs, il faut créer un kibboutz-école pour leur apprendre à vivre dans les fermes collectivistes».
Ainsi, entre 1933 et 1935, «environ 800 personnes» auraient tour à tour occupé ce lieu tourné vers l’avenir et symboliquement appelé «Machar», signifiant «demain» en hébreu. Dans ce village d’alors 350 habitants, pour des séjours de quelques semaines ou quelques mois avant de rejoindre la Terre sainte. D’après les travaux de l’historienne Anne Grynberg, près de 150 Juifs ont été formellement identifiés. «Le baron de Rothschild a confié le kibboutz à l’organisation Hehaloutz dont les membres sont communistes et s’occupent des kibboutz, précise Jean-Luc Aubarbier. Mais des communistes d’avant Lénine, donc dans le partage total et vraiment démocratiques. C’est d’ailleurs assez surprenant car Rothschild, lui, c’est plutôt le judaïsme d’avant-guerre, totalement intégré. Pour lui, les Juifs devaient rester dans leur pays d’origine. Il n’était pas sioniste.»
Des Allemands, des Polonais, des Autrichiens mais aussi des Français ont vécu dans ces maisons de campagne. Des jeunes hommes et femmes, issus de milieux bourgeois et cultivés, qui travaillaient alors dans des conditions de vie spartiates. «Ils apprenaient l’agriculture en étant formés par le propriétaire de la ferme, explique l’écrivain. On leur enseignait l’hébreu car le mouvement sioniste le demandait pour unir le pays. Mais il y avait également une formation militaire avec des bâtons et des arcs pour s’entraîner à faire la guerre». Un curieux quotidien qui n’a pas manqué de régulièrement mobiliser l’attention des gendarmes, cherchant à les faire expulser, sans effet immédiat. «Ça ne leur plaisait pas car ça ressemblait un peu à ce qu’on connaîtra plus tard avec les camps hippies. C’était Woodstock!», commente Jean-Luc Aubarbier.
Pleinement intégrés dans la vie locale en vendant sur le marché de Brive-la-Gaillarde les fruits et légumes, entre autres, qu’ils cultivaient, ces «kibboutzniks» détonnaient cependant en raison de… leur tenue. «Les paysans corréziens n’avaient pas l’habitude de voir les jeunes femmes en jupe blanche à cette époque!, s’amuse Jean-Michel Valade. Mais tout se passait vraiment très bien car la population locale n’était pas du tout antisémite». C’est pourtant bien l’antisémitisme qui a précipité la fin du kibboutz corrézien. Par l’intermédiaire de la presse locale, avec des journaux titrant sur «le Juif Blum» et affichant leur crainte de voir «les Juifs accaparer des commerces». Mais aussi via les autorités: «Le sous-préfet de Brive, Roger Dutruch, s’est appuyé sur cette campagne de presse, également nationale, pour demander la fermeture du kibboutz. D’abord en les attaquant parce qu’ils étaient allemands pour la plupart. On parlait même à l’époque de menace pour la sécurité nationale car une voie ferrée n’était pas loin et il y avait une manufacture d’armes dans le département…», détaille l’historien limousin.
Si plusieurs élus corréziens se sont opposés à ces accusations et ont défendu la communauté juive présente à Jugeals-Nazareth, le couperet est finalement tombé en mars 1935. Roger Dutruch obtient la dissolution du kibboutz. Lui qui terminera sa vie devant un peloton d’exécution à la Libération pour avoir, notamment, dénoncé en qualité de préfet de la Lozère le maquis Bir-Hakeim, causant la mort d’une trentaine de résistants. Les membres du kibboutz, eux, ont pris la direction de la Terre sainte, plus tôt que prévu. «Normalement, il fallait être marié pour partir donc il y a eu plusieurs mariages blancs. Certains sont partis au Luxembourg car ça permettait d’avoir des passeports pour aller en Palestine», explique Jean-Luc Aubarbier. Ils ont ainsi rallié le kibboutz Ayelet Hashahar, situé à l’extrême nord de l’actuel Israël, près du passage entre le Liban et la Syrie. «Tous sont partis sauf un, officiellement, qui serait resté et aurait travaillé à la mairie de Jugeals-Nazareth. Un autre sera, quant à lui, tué pendant la guerre d’indépendance de 1948», précise-t-il.
Mémoire ravivée en 2016
Puis, plus rien. Passent plusieurs décennies de discrétion autour de cette histoire, dans ce territoire profondément marqué par les cicatrices de la Seconde Guerre mondiale: la Résistance et des événements traumatisants, comme les pendus de Tulle ou le massacre d’Oradour-sur-Glane. «On se souvient de ça surtout chez nous, et c’est normal: le kibboutz n’a été qu’un lieu de passage relativement bref, comme un bout de mémoire. Et c’est très compliqué de trouver des descendants. Le temps court, il est sujet à des troubles de la mémoire et autres fantasmes», regrette Jean-Michel Delpeuch, président fondateur de l’association France-Israël Corrèze. La mémoire a néanmoins été officiellement ravivée fin 2016 avec l’organisation d’une cérémonie à Jugeals-Nazareth, en présence de Haïm Korsia, grand rabbin de France, et de descendants de membres du kibboutz. «Il a fallu marcher sur des œufs en réveillant cette histoire car on peut aussi réveiller des sentiments moins heureux, explique le bénévole. Mais il ne faut pas l’enterrer car elle est humainement positive dans une période qui ne l’était pas.»
Si certains regrettent l’absence d’une véritable valorisation culturelle du lieu, allant même imaginer la création d’un musée, d’autres tempèrent ce souhait, comme André Cohignac, président de France-Israël Limousin depuis vingt ans: «Pour la communauté juive en Limousin, qui est déjà très minime, ça ne représente rien. Il n’y avait pas d’attache particulière et tout s’est perdu au fil des générations.» Dans le contexte israélo-palestinien actuel, la municipalité de Jugeals-Nazareth n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet afin d’éviter toute forme de représailles.
Si André Cohignac ne le comprend que trop bien, il tient à clarifier une chose: «Ce kibboutz, créé en Corrèze dans les années 1930, ne doit pas être comparé à ceux dont on parle malheureusement depuis quelques semaines. Leur composition et leur gestion ont bien évolué au fil des époques, d’un point de vue social, religieux et économique. Il ne faut pas faire de raccourci.» Jean-Luc Aubarbier partage son avis. Et lui aussi aimerait voir cette histoire relayée sans crainte. «Ici, ils ont peur d’en parler, compte tenu du contexte actuel. Donc ça se développe timidement. Alors qu’il faut vraiment être fier de cette belle mémoire locale.»
(*) Un kibboutz en Corrèze, aux Presses de la Cité ou chez De Borée
Jugeals-Nazareth (Corrèze)