Le maire de Sarcelles a su apaiser dans sa ville les tensions entre communautés juive et musulmane et espère que le conflit entre Israël et le Hamas ne les rallumera pas.
La première fois qu’on rencontre Patrick Haddad, Sarcelles (Val-d’Oise) panse encore les plaies des violentes émeutes antisémites qui ont eu lieu le 20 juillet 2014, en marge d’une manifestation interdite pour protester contre une intervention militaire à Gaza. Des jeunes ont tenté d’incendier la grande synagogue avant de mettre à sac le quartier juif. Traumatisée, la communauté juive verra dans les années suivantes un tiers de ses 18 000 membres émigrer en Israël ou vers d’autres villes d’Ile-de-France réputées plus sûres. Tandis que François Pupponi, le maire socialiste de l’époque, dénonce les «hordes sauvages», Haddad, son adjoint, tente timidement de faire entendre un autre point de vue, moins désespéré : «J’avais dû vous dire que Sarcelles ne se résumait pas à ces émeutes, même si j’étais plus pessimiste à l’époque que je ne le suis maintenant car les relations entre les communautés avaient atteint un point de non-compréhension mutuelle. Et puis je n’avais pas encore le pouvoir de changer les choses.»
Près d’une décennie plus tard. Le rendez-vous a lieu dans le bureau de Patrick Haddad, sous un portait en noir et blanc de Léonard Cohen signé par le photographe Philippe Hamon, encore un enfant du cru. Depuis le 7 octobre, qui a déclenché une nouvelle vague d’antisémitisme en France, tous les regards se tournent avec angoisse vers Sarcelles : la «Petite Jérusalem» va-t-elle s’embraser comme en 2014 ? «Au dernier décompte, on n’a même pas un graffiti», assure le maire. Grâce au déploiement policier massif ? Pas seulement. Tous les habitants et associatifs rencontrés en conviennent : depuis que l’élu socialiste a pris le destin de la ville en main, quelque chose a changé. Chela Noori, la présidente d’Afghanes de France, loue un «homme extraordinaire, d’une grande écoute, qui a réussi à pacifier sa ville. Ici, il n’y a pas cette haine du juif, du chrétien, du musulman. Tous les maires devraient prendre exemple sur lui». Pour elle, le grand mérite de Haddad est d’avoir compris que «les communautés ne sont pas un problème, au contraire : il faut les intégrer, ne pas les laisser entre elles et c’est ce qu’il fait en organisant des soirées, des événements où la population se mélange».
La «méthode Haddad», telle qu’il l’expose dans Nos Racines fraternelles, un guide de survie de l’élu de banlieue confronté au défi du vivre-ensemble ? Créer du commun, appliquer la laïcité sans transiger, mais, d’abord, tenir un discours positif. «La prophétie est autoréalisatrice, pour le meilleur ou pour le pire», répète volontiers l’élu. La preuve : aucun bâtiment public n’a été dégradé lors des émeutes de juin, qui ont constitué un premier test grandeur nature de sa méthode. On l’aura compris, le discret Haddad, avec ses airs d’enfant sage, est l’anti-Pupponi, grande gueule inconsolable d’avoir perdu les élections qui hante désormais les plateaux du groupe Bolloré. Et on le devine vite, au nombre de fois où le nom de l’ex-cacique socialiste revient dans la conversation : pour devenir maire, il a dû tuer le père. La guerre de succession, qui a vu les deux hommes s’affronter dans les urnes en 2020, a été violente. Face au baron corse déchu, qui a promis de lui «faire mordre la poussière», Haddad a opposé sa résolution calme. «Il est toujours d’une zénitude absolue, confirme son ami le député socialiste Jérôme Guedj. Il parle doucement pour être entendu, c’est le contraire de l’élu agité.» Tous deux soutiens critiques d’Olivier Faure, ils ont aussi la même spécialité professionnelle : l’économie du vieillissement. Après une thèse en économie sur l’aide à domicile, Haddad a monté une boîte de conseil dans ce domaine, mise en sommeil depuis son élection fin 2018. Seul désaccord entre eux : Guedj refuse de mettre les pieds dans un lieu de culte ceint de son écharpe tricolore, Haddad ne voit pas pourquoi les fidèles n’auraient pas le droit «à un salut respectueux de leur maire, une fois ou deux dans l’année», à condition de ne pas y «faire de la politique».
«Sarcelles, que c’est beau. Cinq sur vous les architectes. D’ici, par temps clair, quand on est tout en haut, il paraît qu’on peut voir Tunis» : comme l’Albert du sketch de Michel Boujenah, le père d’Haddad émigre de Sfax, en Tunisie, en 1962, poussé au départ comme 800 000 juifs du monde arabe, dont 500 000 au Maghreb, par le conflit israélo-arabe et la décolonisation. La France sera le deuxième pays d’accueil après Israël, avec 180 000 à 200 000 arrivants, et Sarcelles l’une des premières villes où ces Séfarades recréeront leur communauté. Ce fils de l’exil grandit dans le Grand Ensemble, l’une des toutes premières cités de béton. ll y vit toujours, avec sa femme, cadre au ministère de la Culture, et leurs trois ados.
Avec Israël, Haddad a un «lien affectif», même s’il ne passe pas ses vacances à Netanya, ville jumelée à Sarcelles. «Très critique de la politique de Nétanyahou», il a refusé de recevoir le ministre d’extrême droite Bezalel Smotrich lors de sa venue à Sarcelles en mars. «Je suis pour la gauche partout, on peut pas faire des exceptions quand c’est Israël sinon on favorise l’importation du conflit», dit celui qui, le 12 novembre, a manifesté contre l’antisémitisme, à Paris, «avec 100 Sarcellois».
De la génération Touche pas à mon pote, Haddad, qu’on a vu défiler aux côtés d’Assa Traoré en hommage à un jeune Sarcellois tué dans un accident d’abord imputé à la police («mais j’ai quitté le cortège quand la foule a scandé “la police tue”»), est pour la gauche partout, mais pas pour toute la gauche. La sienne va «de Cazeneuve à Ruffin». «La Nupes, c’est fini», considère cet ex-porte-parole du PS, pour qui les insoumis, devenus «infréquentables» depuis le 7 octobre, représentent un «frein à une reconquête du pouvoir». Membre du bureau national, il a renoncé à son mandat lors du dernier congrès, estimant n’avoir pas «trois heures à perdre tous les mardis à entendre des gens s’écouter parler». Il faut dire que son mandat de maire l’occupe six jours et demi sur sept, soirées comprises. Pas le choix : «Une ville, ça se vit. Dans la cage d’escalier, au supermarché, partout.»
Dans son Panthéon, on trouve Gary, Camus et Orwell, d’un côté, Rocard, Jospin, et bien sûr Dominique Strauss-Kahn de l’autre, «une synthèse parfaite des deux premiers, sauf sur un aspect», allusion aux accusations de viol contre l’ancien député-maire de Sarcelles. L’arrivée de DSK à la tête de la commune en juin 1995 est accueillie «dans la liesse populaire», se souvient ce fils de militants socialistes. Sa chute en 2011 suite à l’affaire du Sofitel aura raison des rêves de grandeur de Sarcelles, qui s’était imaginé prendre l’Elysée.
A quoi songe Patrick Haddad, 50 ans «comme Libé», quand il se rase le matin dans sa tour de Babel, avec vue, au lointain, sur la tour Eiffel ? D’abord à se représenter en 2026, car il faut «au moins deux mandats pour transformer une ville». «Après, c’est trop, on se confond avec son propre pouvoir.» Pour la suite, «j’entends prendre toute ma part dans le débat national», dit le Sarcellois. Rendez-vous en 2032, donc.
5 mai 1973 Naissance à Enghien, enfance à Sarcelles.
Décembre 2018 Elu maire de Sarcelles.
Septembre Nos Racines fraternelles (éd. Philippe Rey).
par Eve Szeftel