La chronique d’Eliette Abécassis nous raconte comment l’antisémitisme français est devenu un vrai cauchemar pour tous. A lire pour comprendre la commnauté juive!
C’est le matin, vite, il faut se réveiller, s’habiller, préparer les enfants pour l’école. Leur servir le petit déjeuner, des céréales pour la grande et des œufs sur le plat pour le petit, du lait au chocolat, vite, nous sommes en retard, il faut se dépêcher, se laver, s’habiller, se brosser les dents, vite, vérifier que les affaires sont prêtes, ne pas oublier de se coiffer, le goûter, la bouteille d’eau, et les 15 € pour la coopérative, et les 5 € pour la sortie au cinéma, vite, prendre les affaires, les cartables, les lunettes, encore perdues, puis retrouvées au fond d’une poche, sortir en hâte, marcher jusqu’au métro. Répondre aux questions, « Ce soir, on mange quoi ? », mettre les bonnets et les gants, il commence à faire froid.
Vite, descendre les escaliers, dans la bouche de métro, prendre place sur les sièges inconfortables, sous une sonnerie stridente. Sentir cette odeur caractéristique, qui rappelle un peu le plastique, la chaleur et les effluves de tous les passagers, une odeur familière. C’est l’heure de pointe. Tout le monde va au travail ou à l’école. Il y a beaucoup de monde. On se faufile, on s’assied. Côte à côte, les enfants bavardent, le cartable sur le dos.
– Maman on fait quoi ce shabbat ? On a des invités ?
Des gens nous observent. Je sens leur regard sur nous. Des têtes se tournent. Des oreilles se tendent. Je fais signe à ma fille de se taire. Elle me considère de ses grands yeux ébahis.
– Tu ne m’as pas répondu !
– Ben oui, renchérit le petit, comme en écho de sa sœur. On a des invités ou pas pour shabbat ?
Ils ne comprennent pas que nous devons rester discrets ; qu’il faut éviter de parler de ces choses en public. Ou bien, alors, chuchoter. Que nous ne pouvons pas prononcer certains mots en dehors de chez nous. Je retiens mon souffle. Je leur fais les gros yeux. Mais devant mon silence, ils continuent, et de plus belle. Les questions redoublent lorsqu’on n’y répond pas, comme une faim qui se creuse. Cette façon de vouloir connaître l’avenir. Moi aussi j’aimerais bien savoir ce qui va se passer dans les jours prochains, dans les années prochaines, et dans le futur lointain. Toujours, les enfants veulent savoir. Comme dans cette phase où ils pointent leur doigt pour qu’on leur explique. Puis ils répètent inlassablement, c’est quoi ? J’essaye de les distraire. Je leur fais remarquer les stations qui défilent, aux noms évocateurs. Bastille… là où tout a commencé pour nous. Liberté, égalité, fraternité… Concorde, où le Roi fut exécuté. Saint-Paul… l’apôtre de l’amour, dont je retiens toujours la phrase : « Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l’espérance, la charité. » Châtelet, l’ancienne place de Grève au Moyen Âge, où l’on pendait et l’on clouait les gens au pilori, et où furent brûlés les livres du Talmud après le procès de Saint Louis, en 1240. Champs-Élysées-Clemenceau qui a ouvert les colonnes de son journal l’Aurore à Zola et qui a trouvé le titre de son fameux « J’accuse », méritant ainsi les portes des Champs Élysées, nom du royaume des morts dans la mythologie et des jardins paradisiaques réservés aux héros et aux âmes vertueuses. Franklin D. Roosevelt, qui a libéré l’Europe du nazisme. Le roi George V, qui eut la vision du retour du peuple juif sur sa terre dès 1880 au cours d’un voyage, Charles de Gaulle, qui libéra la France des nazis, Argentine… Pourquoi pas l’Argentine, s’il nous faut partir un jour ? Esplanade de la Défense, la Défense. Oui, c’est bien le problème. Quelle défense aujourd’hui ? Comment se défendre ? Que défendre ? Et surtout comment assurer sa défense, dans un pays où la haine s’exprime jusque dans la rue et dans les métros, où l’on a peur de se montrer à nouveau ? Nous arrivons enfin, nous remontons du souterrain, sortons au grand air, j’ai le cœur qui bat de rage, d’en arriver là. Arrivés sur la place, je les rassemble devant moi en cellule de crise et je leur explique la situation.
– Quand nous prenons le métro, nous ne devons pas faire allusion au fait que nous sommes juifs. C’est la même chose dans le bus, les taxis, et dans tous les transports en commun. C’est également valable dans les cinémas, les magasins, les parcs et les jardins. C’est vrai dans les aéroports, les gares, les rues, les avenues, les routes, et même dans nos propres voitures. Et plus que tout, c’est valable lorsque vous allez à l’école. Enfin, bref, quel que soit l’endroit où nous nous trouvons, nous ne devons rien dire qui puisse révéler notre identité. C’est bien compris ?
Ils me regardent, complètement sidérés.
Et pour une fois, il n’y a pas de pourquoi.
Que dire de plus ?
« Ces trois choses demeurent : la foi, l’espérance, la charité. »