Dans le kibboutz proche de Gaza, où l’armée continue d’emmener la presse, la sauvagerie du Hamas a été telle que des bénévoles en sont encore à nettoyer les maisons. A 70 km de là, la communauté rescapée, accueillie dans un autre kibboutz, tente de réapprendre à vivre.
Rendez-vous ce lundi 13 novembre à Jérusalem, au pied des bureaux du Government Press Office (GPO). La veille, le GPO a contacté les journalistes pour leur proposer une visite de Kfar Aza, le kibboutz martyr. Une condition : détenir la carte de presse délivrée par les autorités pour le territoire israélien, et avoir sur soi un gilet pare-balles. Le bus roule jusqu’à Netivot, où un autre rendez-vous a été fixé pour les reporters arrivés par leurs propres moyens, devant l’entrée du cimetière où est enterré Baba Salé, un éminent rabbin marocain. Journalistes chinois, coréens, américains, tchèques ou polonais cuisent au soleil en attendant le départ du bus. Un reporter de CCTV, la télé publique chinoise, filme un fidèle en train d’allumer une bougie dans un autel dédié à la mémoire du saint homme, mort en 1984, croyant à tort qu’il s’agit d’un mémorial pour les victimes du 7 octobre.
La seconde partie du voyage commence, direction la zone frontalière avec la bande de Gaza où l’armée israélienne progresse, après une campagne d’intenses bombardements. Debout à l’avant du car, le major David Baruch, un grand gaillard chauve à lunettes, rappelle les consignes de sécurité : enfiler son gilet pare-balles et, en cas d’alerte aérienne, sortir du bus et se jeter à plat ventre. Et surtout, pas de livestream sur les réseaux sociaux, pour ne pas se faire repérer par le Hamas. Les journalistes ont ensuite droit aux éléments de langage de la cheffe du GPO, qui sort un jeu de pancartes expliquant les buts de guerre d’Israël : «ramener tous les otages vivants et détruire le Hamas-ISIS» (acronyme anglais pour l’Etat islamique), comme est nommée l’organisation islamiste palestinienne dans les discours officiels.
Depuis le «samedi noir», les bureaux du Premier ministre organisent plusieurs visites par semaine des kibboutzim attaqués. Le GPO est devenu une sorte de tour-opérateur de ces Babi Yar du XXIe siècle (du nom du site d’un pogrom de la Seconde Guerre mondiale en Ukraine), où des familles entières ont été massacrées, parfois torturées et brûlées vives : 1 225 morts et 239 otages, selon un bilan fourni mardi par la police israélienne, et plus de 7 000 blessés. A Kfar Aza, la communauté de 650 habitants a vu périr 62 des siens, et 17 sont toujours retenus en otage. Le but de cette opération de communication à grande échelle ? Combattre le déni massif, dans l’opinion internationale, des crimes du Hamas, mais aussi faire de chaque journaliste un grand témoin de ce qui est décrit comme le plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah : «votre rôle est de témoigner pour que la communauté internationale sache ce qui s’est passé, et se souvienne», dit la cheffe du GPO. Le premier «voyage de presse» à Kfar Aza a eu lieu trois jours après les massacres et «nous continuerons d’en organiser tant qu’il y a de l’intérêt pour cela».
Attrape-rêves
A l’entrée du kibboutz, sur une banderole, on lit le mot «boucha» («honte»), un des slogans du mouvement prodémocratie contre la réforme de la Cour suprême, qui a fait descendre dans les rues des centaines de milliers d’Israéliens jusqu’à l’été. Les deux camps s’accusaient alors mutuellement d’affaiblir le pays, pour le grand bénéfice de ses ennemis. La guerre est arrivée, et ce temps semble loin. La première impression est celle d’un paradis inviolé : des rangées de maisons basses, avec des attrape-rêves suspendus au balcon des vérandas, des jardins, des arbres fruitiers croulant sous les fruits mûrs, une végétation luxuriante. L’accomplissement du rêve sioniste de faire fleurir le désert. La tente montée pour la fête de Souccot, dont le 7 octobre marquait le dernier jour, se dresse toujours derrière le réfectoire.
Mais bientôt, l’horreur rattrape la petite troupe de reporters qui chemine dans l’intérieur du village : derrière la crèche se tient une maison entièrement incendiée. Seule la poussette, laissée dehors, a été épargnée par les flammes, mais elle est remplie de douilles. Qu’est-il arrivé à la famille qui habitait cette maison ? Quand les terroristes n’arrivaient pas à forcer la porte du «maamad», la pièce sécurisée dont chaque logement est pourvu en Israël, «ils brûlaient la maison», explique le major David Baruch. Tout en continuant la visite, il raconte que la première fois qu’il a emmené des journalistes à Kfar Aza (le «village de Gaza» en hébreu»), trois jours après le 7 octobre, il y avait «des corps partout» et les terroristes avaient miné le terrain avec des grenades et des explosifs. «C’était dangereux, mais c’était important pour nous de montrer tout ça aux journalistes. Je déteste qu’on ramène tout à la Shoah mais c’est comme Eisenhower, quand il a fait venir la presse pour lui montrer les camps en Europe, en 1945», ajoute le porte-parole.
Plus loin, une autre demeure calcinée. Il n’en reste que les murs. Au sol, des piles d’assiettes cassées et, au milieu des ruines, une paire de lunettes de piscine rescapée du bûcher. Même question : qu’est-il arrivé à cette famille ? Ailleurs, une maison semble habitée. Du linge sèche sur un étendage. Les bacs en plastique du frigo ont été nettoyés et brillent au soleil. Certains membres de la communauté sont-ils de retour ? Non, Dina est juste revenue chercher quelques affaires et en a profité pour faire une lessive. «Pour l’instant, aucun de nous ne veut rentrer», assure-t-elle.
Respect pour la vie humaine
Dernière étape, le «quartier des jeunes», où habitaient les étudiants, des couples et quelques familles avec des enfants en bas âge : une rangée d’une vingtaine de maisonnettes, brûlées, éventrées, défoncées avec des armes de guerre, dont des lance-roquettes. C’est la partie du kibboutz la plus proche de la frontière avec Gaza, à 3 kilomètres. Au matin du 7 octobre, les terroristes ont aplati la clôture de barbelés et le portail. «De toute la rue, il ne reste que deux survivants», affirme le major Baruch. L’orgie de violence qui s’est déchaînée là est telle que, près d’un mois et demi après l’attaque, les bénévoles de Zaka, l’ONG chargée de la récupération des restes humains après un accident ou un attentat, sont toujours en train de nettoyer les maisons de tout le sang répandu. Et de collecter les lambeaux de chair qu’ils se font un devoir d’enterrer, par respect pour la vie humaine.
Devant chaque entrée, des sacs en plastique blanc remplis d’affaires ensanglantées voisinent avec des objets qui évoquent la vie d’avant : un hamac, une caisse de bière Goldstar, une planche de surf, un gant de boxe, des baskets, des guides de voyage. Casquette blanche, barbe grise et chasuble fluo de Zaka sur le dos, Schlomo s’affaire dans le salon d’une maison où l’odeur du sang est encore suffocante. Il gratte les taches qui constellent les murs et le plafond. Comment les habitants ont-ils été tués ? «Ils leur ont lancé des grenades», dit ce juif orthodoxe, sans laisser transparaître d’émotion. Il est là depuis le premier jour et s’est blindé. En face vivait un jeune couple. Leurs photos sont toujours aimantées sur le frigo qui bourdonne de mouches. Ils ont «tenu la poignée de la porte de leur chambre à coucher» de toutes leurs forces jusqu’à ce que l’un d’eux soit atteint d’une balle dans la tête. Shlomo montre du doigt le trou dans la porte blindée et le filet de sang séché, de l’autre côté. Sur le sol, un morceau de vitre brisé avec l’autocollant du mouvement pour la paix «Shalom Archav» («La Paix maintenant»). L’équipe de Zaka est rejointe par Jo, un jeune Américain qui vient d’atterrir de Chicago. On croise aussi Jérôme, un soldat qui a fait son alya en 1982. Trop vieux pour combattre, sa mission consiste à passer au peigne fin les champs alentour pour tenter de retrouver les corps des personnes encore portées disparues. Le territoire de cette région agricole est immense et la tâche ardue : «il y a des victimes qui se sont enfuies, mais il y a aussi des terroristes qui ont été tués, parfois on trouve un crâne, on ne sait pas qui est qui», explique ce grand gaillard dont l’unité a pris ses quartiers dans le kibboutz.
Shefayim, un havre pour les survivants
Que faire de cette rue paisible devenue, après le passage du Hamas, l’Oradour-sur-Glane israélien ? La conserver à des fins de mémoire, comme le village martyr français ? «Ce n’est pas le projet, répond le porte-parole du GPO. Ce que nous voulons, c’est reconstruire, pour que les gens puissent revenir s’y installer dans quelques mois. Et, comme on dit, faire refleurir le désert.»
Trois jours plus tôt et à soixante-dix kilomètres de là, au nord de Tel-Aviv, non loin de Herzliya, Nitzer Peled, 35 ans, souriait tristement. C’est ici, à Shefayim, un kibboutz situé derrière la plage, que la majorité des membres de la communauté de Kfar Aza se sont réfugiés. «On peut réparer les maisons, mais le sentiment de sécurité, comment le réparer ?» En cette veille de Shabbat, dans une atmosphère paisible, des groupes sont assis sur la pelouse de cette communauté sœur, qui a mis à leur disposition un hôtel, un réfectoire, scolarise les enfants et organise de nombreuses activités pour eux. Nitzer l’assure : elle ne reviendra habiter à Kfar Aza, où elle a toujours vécu, que «si la sécurité est garantie à 100 %. Et même si on me dit que c’est le cas, je ne le croirai pas». Tout en couvant des yeux son fils de 5 ans, qui joue au foot avec les enfants plus âgés d’un club de Herzliya, Nitzer raconte son 7 octobre. «Nous étions dans l’abri, j’ai expliqué aux enfants que nous devions rester silencieux jusqu’à ce que l’armée vienne nous délivrer. Mon aîné a compris mais avec le petit de deux ans, c’était plus compliqué.» Une ombre passe sur son visage. Les parents de son mari et la sœur de ce dernier n’ont pas survécu. Elle montre des photos de sa maison, qu’ils venaient de finir de construire, après des années à en rêver. «C’était la plus belle maison du monde et nous avions l’intention d’y passer toute notre vie.» Elle marque une pause pour acclamer son grand, qui vient de marquer un but. «Mais peut-être qu’un jour nous y retournerons.»
par Eve Szeftel