En calant sa politique de défense sur les délires messianiques des colons ultraorthodoxes, Benyamin Netanyahou a exposé son pays à la pire menace depuis au moins cinquante ans.
Israël n’a pas été fondé par des juifs religieux. Les premiers sionistes étaient laïques, rationnels et singulièrement insensibles à la condition juive telle qu’elle se vivait à la fin du XIXe siècle en Europe et ailleurs. Selon eux, si les juifs pouvaient mettre fin à leur tragique exil bimillénaire, c’était forcément en s’expurgeant de leur dépendance à Dieu et du fatalisme qu’elle engendrait. Et c’est comme si les événements récents leur avaient donné raison.
Comment les massacres du 7 octobre ont-ils pu se produire ? Comment Israël, en l’espace de quelques heures, a-t-il pu perdre le contrôle de toute une partie de son territoire souverain, dont vingt-deux kibboutz et autres villages ? Au-delà de l’échec flagrant des services de renseignements, voici une raison : une bonne part des troupes censées garder la frontière de Gaza avaient été redéployées pour maintenir l’ordre et protéger l’archipel toujours plus vaste des microcolonies, souvent illégales, de Cisjordanie, ainsi que les routes permettant d’y accéder. Des avant-postes n’ayant qu’une seule et unique visée : établir une présence juive de facto en Cisjordanie et ainsi limiter le rayon d’action des futurs gouvernements israéliens.
Des fanatiques sans aucune expérience militaire
Toutes les objections et mises en garde de l’establishment de la défense – que les services militaires et de sécurité étaient surchargés, que l’armée manquait des forces requises ou du temps nécessaire pour former correctement les soldats – avaient été balayées comme traduisant le défaitisme d’une vieille élite, laïque et fatiguée. Du côté de ses critiques, un chœur toujours plus fourni de fanatiques aussi hyperpatriotiques et droitiers que n’ayant souvent peu ou pas d’expérience militaire de terrain.
Depuis plus d’une génération, comme bien d’autres choses dans le pays, la politique de défense n’a cessé de se plier aux oukases des colons religieux d’Israël et à leur lobby messianique. S’ils sont en nombre réduit, ces partis ont su exploiter le système électoral israélien, dont la proportionnelle amplifie l’influence de petits groupes de pression et leur permet d’asseoir leur mainmise sur un État tout entier. Aussi, c’est par un programme minutieux d’entrisme que le Likoud s’est inféodé à des députés et politiciens colonialistes, qui ne reflètent en rien le gros de la base électorale du parti.
Aujourd’hui, ce groupe n’a pas seulement vu s’effondrer son pouvoir de décision tactique concernant le déploiement des troupes, mais aussi, plus généralement, sa vision stratégique. Une vision consistant à croire qu’en dispersant des peuplements juifs tout autour de la Cisjordanie, nous allions pouvoir l’annexer petit à petit, tout en faisant l’autruche devant l’hostilité de trois millions de Palestiniens et les conséquences démographiques de leur incorporation.
Héroïsme et sacrifice
Voici le contexte dans lequel les colons et leur marionnette laïque, Benyamin Netanyahou, en sont venus à considérer le Hamas comme un atout stratégique – parce que son radicalisme rendait impossible tout cheminement vers un compromis, voire un simple encadrement du conflit. Sans compter que les valises de billets fournies au Hamas, notamment par ses alliés qataris, offraient la possibilité de le voir se maintenir au pouvoir tout en lui gardant la bride courte. Comment mieux prouver que Dieu était dans notre camp ?
Reste qu’au-delà de l’échec tactique et stratégique, ce sont les effets culturels de ce mode de pensée – mère d’arrogance, d’autosatisfaction et, surtout, de vœux pieux – à qui l’on doit la pire menace pour Israël depuis au moins cinquante ans. Car selon des obscurantistes religieux dotés de portefeuilles gouvernementaux, la Yeshiva [centre d’étude de la Torah et du Talmud, NDLR] comptait autant que le service militaire pour protéger Israël de ses ennemis. Étudiez la Torah et Dieu ne nous abandonnera pas.
En 1939, Dieu n’est pas intervenu pour sauver des familles comme la mienne, et en 1973, les quelques tankistes survivants qui allaient arrêter les colonnes de blindés syriens sur les hauteurs du Golan savaient que seuls leur héroïsme et leur sacrifice étaient à même de préserver leurs familles d’un sort similaire.
Cette même prise de conscience a animé les kibboutzniks qui, le 7 octobre, ont combattu pour protéger leurs proches et voisins contre les terroristes du Hamas, certains au prix de leur vie. Un signe encourageant de changement est que des centaines d’hommes ultraorthodoxes, au mépris de leurs rabbins et politiciens, ont aujourd’hui contacté Tsahal et demandé à rejoindre ses réservistes.
Des bons à rien sous emprise de fantasmes puérils
Il faut que Netanyahou s’en aille et avec lui, son cabinet de boutefeux numériques, de flagorneurs et de magouilleurs. Et tout de suite. On voit mal comment l’un d’entre eux pourrait offrir un bon leadership au cours d’un conflit qui risque de durer, tout en devinant les vertes et les pas mûres que de futures enquêtes officielles risquent de révéler sur leurs agissements ces derniers mois.
Même en excluant les ministres qui siégeaient au cabinet le jour de l’attentat, il y a, à la Knesset, assez de membres de la coalition et de l’opposition aux sérieuses références militaires et stratégiques pour former un gouvernement d’urgence, notamment deux lieutenants généraux (anciens chefs d’état-major), un général de division, deux généraux de brigade, deux anciens chefs de la police et l’ancien chef adjoint du Mossad. Sans compter des gens pouvant se targuer de bonnes capacités de gestion dans le domaine civil, en particulier plusieurs anciens maires.
Et ce n’est que le début. À long terme, Israël est trop vulnérable pour être gouverné par des bons à rien sous emprise de fantasmes puérils. Depuis neuf mois, le gouvernement œuvrait à remplacer la démocratie israélienne, déjà mal conçue et très centralisée, par un nouveau modèle qui allait en amplifier les pires défauts, tout en faisant passer diverses lois garantissant son immunité judiciaire.
Corruption et favoritisme
Au lendemain des attaques, les survivants et les familles des otages se sont retrouvés livrés à eux-mêmes. Les Israéliens ont découvert quelle vacuité et quelle incompétence caractérisaient désormais les institutions étatiques – gangrenées par des années de corruption et de favoritisme. Ce qui prouve à quel point nous avons encore plus, et pas moins, besoin de séparation des pouvoirs, de contrôle externe et de capacité à mettre les autorités devant leurs responsabilités.
À l’inverse, ce sont les organisations de la société civile et les réseaux de bénévoles israéliens qui ont su démontrer leur robustesse et combler la vacance – soit précisément le type d’institutions incompatibles avec le système politique autoritaire et centralisé que le gouvernement souhaitait imposer.
En effet, les mêmes mouvements qui avaient fait descendre des centaines de milliers de personnes dans les rues ces derniers mois pour s’opposer aux machinations constitutionnelles du gouvernement ont été parmi les plus efficaces. La palme revient aux réservistes militaires et aux retraités du collectif « Frères et sœurs d’armes », depuis le début au premier rang des manifestations visant à préserver la démocratie libérale d’Israël.
Détruire les infrastructures physiques du Hamas
C’est grâce à ce réseau que plusieurs officiers supérieurs à la retraite ont été alertés, au matin du 7 octobre, des incursions des terroristes du Hamas et des massacres commis au sein des communautés proches de la frontière et du festival Supernova. Autant d’hommes, pour beaucoup ayant dépassé les 60 ans, dont le premier réflexe fut de trouver une arme et de rejoindre les lieux des tueries pour neutraliser des terroristes et sauver des inconnus.
Ce genre de tempérament n’est pas produit pas des sociétés aux mains d’autocrates. Au contraire, en Israël, comme en Ukraine, les démocraties encouragent l’initiative, l’improvisation, le courage et la résilience – loin du conformisme et de la passivité régnant dans les régimes autoritaires.
Il est possible que l’éradication du Hamas en tant qu’organisation soit un objectif inatteignable. Tout comme garantir qu’il ne gouverne plus jamais la bande de Gaza sera ardu, et d’autant plus que l’Autorité palestinienne, à la tête de la majeure partie de la Cisjordanie, n’a pas envie d’être perçue comme collaborant avec Israël.
On peut la croire réticente à vouloir reprendre le contrôle d’un territoire où ses représentants ont été chassés ou tués par le Hamas il y a treize ans. Il est cependant possible de détruire les infrastructures physiques dont se sert le Hamas pour fabriquer les roquettes tirées sur les villes israéliennes. Idem pour l’élimination ou la capture d’une partie des soldats terroristes du Hamas et du Jihad islamique, avoisinant un total de 40 000 individus.
Une armée de guérilla
Dans la presse occidentale, on ne cesse de mettre en garde contre les dangers d’une telle opération et on tarabuste Israël pour un arrêt des hostilités et un cessez-le-feu inconditionnel. Chez les commentateurs, la mode est d’affirmer solennellement le droit d’Israël à se défendre et, la respiration d’après, de dire que toute action offensive qu’il pourrait entreprendre a de quoi constituer un crime de guerre.
Qu’importe qu’Israël utilise des bombes guidées avec précision, la densité démographique de Gaza fait que des civils seront inévitablement touchés, en particulier si le Hamas les empêche de fuir leurs maisons. Couper la nourriture, l’eau, ou même simplement l’électricité que le Hamas utilise pour fabriquer de nouvelles roquettes à lancer sur Israël, générera une catastrophe humanitaire. Même le fait de cibler des responsables du Hamas est assimilé à une exécution extrajudiciaire et illégale.
Historiquement parlant, combattre une armée de guérilla dans un environnement urbain densément peuplé fait payer un lourd tribut aux troupes régulières. Un conflit pour lequel le Hamas a passé des années à se préparer. La moindre maison située sur le moindre itinéraire d’invasion plausible sera truffée de pièges. Sous la surface de chaque route, ils auront enterré des mines spécialement pour détruire les chars et autres blindés. Des explosifs qui seront empilés afin d’augmenter leur létalité et rendre le déminage plus que difficile.
Les djihadistes ne sont pas invincibles
Si toutes ces stratégies ratent, certains combattants pourront toujours échapper à la capture en revêtant des vêtements civils et en se fondant dans la population. L’hypothèse que le Hamas pourrait délibérément attirer Tsahal dans une campagne longue, sanglante et, en fin de compte, impossible à gagner, ne peut être totalement balayée. Le sort des otages et la possibilité que le Hezbollah, une force bien plus puissante, ouvre un second front compliquent d’autant plus les choses. Reste que le succès des États-Unis contre Al-Qaïda à Falloujah (Irak), et les efforts combinés de l’Occident et de ses alliés locaux contre Daech à Mossoul et Raqqa nous enseignent qu’il est possible de venir à bout des djihadistes.
En outre, si de nombreux commentateurs ont pu soigneusement exposer les dangers d’une invasion terrestre, ils n’ont généralement pas pris en compte les implications plus larges pour Israël d’une absence d’invasion. Tout d’abord, si le Hamas en sort avec des forces grosso modo intactes, rien ne l’empêchera de lancer de nouvelles attaques dans les années à venir, au moment de son choix. Et d’autres acteurs seront également enhardis par cette victoire du Hamas. Loin de susciter le respect du monde, la retenue passera pour de la faiblesse.
Les alliés, y compris les États-Unis, abandonneront progressivement Israël – personne n’a besoin d’un allié faible. Les États arabes ont beau publiquement dénoncer l’agression d’Israël, en privé, ils ont beaucoup à craindre d’une victoire du Hamas et de la résurgence de son idéologie dans la région. Sauf que l’Égypte, la Jordanie et les Émirats arabes unis n’ont aucune raison de coopérer avec un État israélien, qui ne peut ou ne veut pas se protéger et qui a perdu la confiance de ses propres citoyens.
L’avenir de l’Occident est en jeu
Les conséquences s’annoncent également graves pour les nations piliers de l’Occident, en Europe et en Amérique du Nord. Au cours des deux dernières années, la Russie et l’Iran – via ses intermédiaires à Gaza et au Liban – sont entrés en guerre contre des membres de l’alliance démocratique occidentale. Les stocks de munitions et d’armes s’épuisant, combien de temps faudra-t-il avant que la Chine et la Corée du Nord ne décident de leur emboîter le pas en attaquant Taïwan et la Corée du Sud ? Qui sait quelles parties du noyau dur de l’alliance occidentale seront ensuite mises à rude épreuve ?
En Occident, à gauche, on se lamente souvent de l’hyperindividualisme et de l’atomisation des sociétés modernes régies par le marché. Mais quand on en appelle à davantage de « collectif » ou de « bien commun », c’est surtout pour réclamer des pistes cyclables sûres et des cours de yoga gratuits – pas d’être protégé contre une armée d’envahisseurs qui viendrait massacrer sa famille. Parce qu’il nous plaît de croire que nous vivons dans un monde où de telles atrocités ne peuvent jamais au grand jamais se produire. Un point aveugle qui traduit une autre sorte de dogme religieux, tout aussi détaché de la réalité.
Pour terminer sur Israël, en dérivant vers le nationalisme religieux et la pensée magique qu’il encourage, nous en sommes venus à sous-estimer nos ennemis et à délayer nos forces. En 2015, un précédent gouvernement de droite dure, dirigé par Netanyahou, avait réduit la durée du service militaire obligatoire pour les hommes, de trente-six à trente-deux mois, avec comme intention de la ramener à trente mois.
L’armée a ainsi été contrainte de condenser ses programmes d’entraînement pour s’adapter à ces changements. On voit, avec le recul, comment la rhétorique militariste n’a pas remplacé des soldats plus nombreux et mieux formés. Car malgré tous nos espoirs et nos prières, rien n’indique que le Messie soit aujourd’hui en route. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.
Michael Ben-Gad est professeur d’économie à la City University de Londres. Il a servi dans le corps blindé de Tsahal de 1982 à 1985.
Cet article est paru dans Quillette. Quillette est un journal australien en ligne qui promeut le libre-échange d’idées sur de nombreux sujets, même les plus polémiques. Cette jeune parution, devenue référence, cherche à raviver le débat intellectuel anglo-saxon en donnant une voix à des chercheurs et des penseurs qui peinent à se faire entendre. Quillette aborde des sujets aussi variés que la polarisation politique, la crise du libéralisme, le féminisme ou encore le racisme. « Le Point » publie chaque semaine la traduction d’un article paru dans Quillette.
Merci de nous avoir transmis cet article remarquable.