À Lyon et Villeurbanne, la deuxième plus importante communauté juive de France vit dans l’angoisse des agressions et le repli, alors qu’écoles, synagogue et commerces kasher sont régulièrement tagués depuis l’attaque du Hamas et la réplique de l’armée israélienne à Gaza.
À cheval sur Lyon et Villeurbanne, la deuxième plus importante communauté juive de France a peur. Si les pouvoirs publics assurent tout faire pour éviter «d’importer localement» le conflit qui se joue au Moyen-Orient, l’angoisse a succédé à la sidération depuis le 7 octobre chez les juifs lyonnais. La crainte revêt les habits d’un quotidien qui change par petites touches. Un verrou que l’on tourne une fois de plus, un pas plus hâtif à la sortie de l’école, une mézouzah qui disparaît d’un encadrement de porte, une kippa remplacée par une casquette sur la tête des enfants, une bombe lacrymogène ou un taser qui fait son apparition dans un sac à main. «L’ambiance est anxiogène et malsaine. Moi le premier j’ai demandé à mes enfants de ne plus porter la kippa dans la rue», confie Michael à la sortie d’un supermarché kasher.
D’autres, qui assurent pourtant ne «jamais avoir eu affaire à quelconque violence antisémite», font disparaître leurs étoiles de David. «Je ne me sens pas en insécurité mais je ne suis pas tranquille de me balader avec», raconte Léa, une étudiante qui admet «s’être un peu renfermée sur elle-même et un groupe de quelques amis». «Il y a un climat très anxiogène, abonde Simha Rezzik, jeune salariée, anciennement présidente de l’UEJF à Lyon. Les jeunes sortent moins dans les bars, les boîtes. Tant qu’on reste dans les écoles, les commerces de la communauté, on se sent un peu plus protégés, mais sur les réseaux sociaux par exemple c’est une horreur. Des commentaires affreux sur Hitler qui n’aurait «pas fini le travail» sont devenus classiques». Devant une boulangerie, George, Samuel et Sam, prennent un café, kippas vissées sur la tête. Eux ont décidé de la garder. «Pourquoi ce serait à nous de baisser la garde ? On n’a rien fait. On n’a pas à avoir peur, nous on ne va pas fumer des gens devant les écoles, on ne demande que la paix», lance bravache Sam.
Poison de la haine en ligne
En un peu plus d’un mois, la préfecture du Rhône a dénombré 57 actes à caractère antisémite dans le département, pour huit interpellations. Un chiffre arrêté au 10 novembre qui prend en compte les tags et agressions, à leur signalement par les services de l’État. Les tags, Daphta et Dan, les patrons de la pizzeria Lippo située à Villeurbanne en face de la synagogue en ont fait les frais en début de semaine quand, au petit matin, ils ont découvert plusieurs étoiles de David avec le mot «mort» en dessous. «Rien ne l’indique sur notre devanture, mais ici tout le monde sait que nous sommes un resto casher et tout le monde vient quand même, de toutes confessions ou origines. On n’avait jamais eu de problème de la sorte. Ça fait froid dans le dos. On a beau voir ce qu’il se passe dans le monde, on pense toujours que ça n’arrive qu’aux autres et en fait non», s’émeut Daphta. Le choc passé, les deux gérants ont dû faire face au poison du doute sur les réseaux sociaux. «Sur Tik Tok des gens expliquent qu’on l’a fait nous-même pour être plaint. C’est fou», raconte Dan incrédule.
Sur le plateau de la Duchère, à l’autre extrémité de la ville, la synagogue de ce quartier populaire voisine avec la mosquée, à quelques pas de l’église. «Je fréquente des gens de toutes les communautés. Avant cette guerre, le vendredi il arrivait qu’on me salue en disant ’shabbat shalom’, je répondais ’salem’, raconte Amar Meyer, président du mouvement jeunesse Duchère. Cela arrive moins depuis un mois». Si la cohabitation des communautés est habituellement apaisée, les tensions importées en France depuis le 7 octobre ont ravivé la haine antisémite, ici aussi. Une plainte a été déposée à la suite d’insultes alors que le portail de la synagogue a été tagué. «Beaucoup de fidèles n’osent plus venir», assure Amar, qui s’est battu depuis plusieurs années pour «faire venir les gens dans ce quartier qui fait peur». Ici pas de commerce communautaire. L’épicerie casher la plus proche est située dans le centre d’Ecully, commune limitrophe et cossue de l’ouest lyonnais.
«Nous avons annulé une sortie piscine»
Pas de quoi empêcher le harcèlement en ligne des élèves juifs en raison de leur confession pour autant. Amar raconte comment un adolescent de 13 ans, scolarisé au collège Mourguet, a appelé à tuer des juifs sur un groupe Snapchat. «J’ai des amis qui ont changé leur nom sur Ubereat après les agressions qu’il y a eu à Paris», poursuit-il. Le jeune homme appelle à rester vigilant. Lui dit respecter les positions de chacun sur le conflit, «comme en politique» et éviter l’affrontement, même verbal, sur le sujet : «si on rétorque, derrière ça part en guerre mondiale». Il veut «garder la tête haute» pourtant. «Ma mère m’a dit que pour rien au monde elle n’enlèverait sa mézouzah, poursuit Amar. On vit dans un pays d’égalité, on a toujours vécu ici, pourquoi on se cacherait ?». Reste que la sécurité a dû être renforcée autour de la synagogue du plateau, comme ailleurs. Par la police, mais aussi le service communautaire spécialisé SPCJ.
Dans les écoles, le quotidien a lui aussi été chamboulé. «Hier matin nous avons annulé une sortie piscine parce que les conditions de sécurité n’étaient pas réunies. On a régulièrement des jets de cailloux, des insultes, des tags. Ça ne date pas d’hier mais ça s’est accentué depuis le 7 octobre», confie au Figaro une membre d’un établissement scolaire de la région lyonnaise, qui a préféré rester anonyme pour des raisons de sécurité. Beaucoup d’élèves ont reçu pour consigne de ne rien poster de leur vie à l’école sur les réseaux sociaux. «Les parents se demandent s’ils doivent emmener leurs enfants à l’école en voiture au risque d’être statiques en créant un bouchon ou à pied avec les risques que ça comporte. On en est là», confirme Richard Zelmati, président du CRIF en Auvergne-Rhône-Alpes. Pour autant la crainte ne date pas d’octobre et depuis 20 ans, la communauté avait déjà modifié certaines habitudes. «Quand nos familles sont arrivées d’Afrique du nord après la décolonisation, on était tous à l’école publique et ça ne posait aucun problème. Mais depuis les meurtres de Merah à Toulouse notamment, beaucoup mettent leurs enfants dans des écoles confessionnelles par sécurité», indique un père de famille.
La tentation de l’alya
L’agression d’une jeune femme de confession juive samedi dernier – l’enquête est toujours en cours – a un peu plus cristallisé ces craintes. «Jusqu’ici ce n’était que des tags ou des insultes si je puis dire. Là, cette affaire a matérialisé ce que les gens redoutaient», poursuit Richard Zelmati. Les affaires Ilan Halimi, Sarah Halimi, Muriel Knoll ou les meurtres de l’école juive de Toulouse n’avaient pas eu l’impact sur les comportements que les évènements du 7 octobre dernier ont produits sur la communauté juive locale. «À Villeurbanne, se balader avec une kippa a toujours été normal. Aujourd’hui c’est perçu comme une provocation. Les familles enlèvent les Cohen et les Levy des boîtes aux lettres», raconte encore Richard Zelmati.
Au point que beaucoup se demandent où leur vie pourrait être la plus sereine. «Même si c’est la guerre là-bas, je peux vous dire que c’est plus sécure en Israël qu’en France», lâche Daphta. Une position partagée par une autre mère de famille dont le fils est actuellement appelé dans l’armée Israélienne : J’ai un fils qui vient de passer une semaine à Gaza et un autre qui vit en France. Je suis plus inquiète pour le second que le premier». Chez les jeunes, certains se demandent même si leur avenir est encore France. «Vous ne vous rendez pas compte du nombre de personnes qui vont partir une fois que la situation sera un peu plus calme en Israël», nous assurent plusieurs personnes rencontrées. Une «alya» que relativise Richard Zelmati : «L’exode ne sera pas si massif que certains peuvent le dire. Les départs concerneront peut-être des jeunes ou des retraités. Mais c’est une tout autre étape que de partir, trouver un boulot, y installer ses enfants etc..».
Malgré la volonté des pouvoirs publics, le conflit s’est bel et bien exporté loin des rives de Judée et a réveillé des démons que beaucoup pensaient restés engloutis dans le ventre du XXe siècle . «Beaucoup de gens sous-estiment l’inquiétude que suscitent certaines manifestations dans les pays occidentaux. Les juifs ont vu une foule de milliers de personnes descendre le long de la Tamise. Ils ont vu en Espagne, dans un pays où il n’y a presque plus de juifs depuis 1492, des manifestations contre Israël. Ont regardé la même chose aux États-Unis avec des manifestations monstres à New-York, une ville qui compte 6 millions de juifs intra-muros. On se dit : «ça ne s’arrêtera donc jamais». Moi-même parfois, j’en viens à me dire que notre assimilation ne fonctionne pas», se désespère Richard Zelmati.
Le président du Crif Auvergne-Rhône-Alpes se veut pourtant positif malgré la multiplication par trois en un mois des actes antisémites en comparaison à l’ensemble de l’année 2022. «En France la «rue arabe» comme certains l’appellent ne s’est pas massivement levée et n’a pas adhéré aux manifestations pro-gaza». Les rassemblements contre l’antisémitisme prévus dimanche partout en France font figure d’espoir mais également de crash-test pour toute une communauté qui espère «qu’il n’y aura pas que des juifs, comme trop souvent». Mais peu y croient vraiment.