Depuis l’attaque du 7 octobre du Hamas contre Israël – et la réplique du gouvernement de Netanyahou – les comparaisons fleurissent entre l’exécutif israélien et le régime nazi.
En marge de la manifestation propalestinienne du 22 octobre, une personne a été placée en garde à vue pour « incitation à la haine » : elle brandissait une pancarte « sionisme égal nazisme ». Une nouvelle habitude des réseaux antisionistes virulents. « Hitler c’est un enfant de chœur à côté de Netanyahou », a tweeté le 31 octobre Mahiedine Mekhissi, médaillé olympique en athlétisme, ajoutant à son message des mots tels que « Nazisrael », « IsraeliNewNazism », ou « sionistes ». Dans un registre censément plus humoristique, Guillaume Meurice, salarié de Radio France, a dressé lui aussi un parallèle entre le Premier ministre israélien et le nazisme. « Halloween approche et tout le monde commence à chercher un déguisement pour faire peur. En ce moment, le déguisement de Netanyahou marche pas mal. C’est une sorte de nazi, sans prépuce », a-t-il déclaré sur France Inter, le 29 octobre.
La comparaison a notamment fait réagir la femme rabbin Delphine Horvilleur : « Prépuce ou pas, moi je serais plutôt en faveur de circoncire le temps d’antenne de Guillaume Meurice », a-t-elle tweeté, ajoutant le hashtag #nazifierlesjuifsunenouvellemode. La chronique énoncée sur France n’est en effet pas le seul exemple de cette rhétorique. Ce 2 novembre, l’ambassade de Cuba en France a ainsi partagé une caricature d’un soldat coiffé d’un casque aux couleurs du drapeau israélien, portant également un brassard nazi. En description : « l’ironie de devenir ce qu’on détestait le plus ». Et l’ambassade de Cuba d’accompagner l’image d’un commentaire : « Exactement ». La comparaison, confinée à des franges politiques extrêmes au début des années 2000, s’est effectivement répandue dans la sphère publique ces dernières années, et encore plus ces dernières semaines. Pour L’Express, le politologue Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite, analyse sa diffusion.
L’Express : Sur Twitter, la rabbine Delphine Horvilleur a écrit que « nazifier les juifs » était « une nouvelle mode ». Qu’en pensez-vous ?
Jean-Yves Camus : On a effectivement une tendance croissante à voir comparer les nazis avec soit les gouvernements israéliens successifs, soit les juifs. C’est un phénomène assez ancien maintenant. En avril 2002, dans la foulée de la seconde Intifada et de la montée des actes antisémites en France, avait circulé un pamphlet intitulé « Le manifeste judéo-nazi d’Ariel Sharon ». Ce texte, attribué à l’ancien Premier ministre israélien, est évidemment un texte apocryphe, qui n’a jamais existé. Il relatait un soi-disant « plan de génocide des Palestiniens ». Cela n’a jamais existé, ni écrit par Ariel Sharon, ni par personne d’autre. On est face à un faux – tout aussi faux que Les Protocoles des sages de Sion.
Il émane en réalité d’un petit groupe de militants à la fois très complaisants vis-à-vis du négationnisme et très engagés dans un soutien maximaliste à la cause palestinienne. C’est un pamphlet que l’on trouvait dans un certain nombre de librairies islamistes. Je l’avais trouvé dans une librairie de la rue Jean-Pierre Timbaud, dans le XIe arrondissement de Paris. Des journalistes l’avaient vu en vente au colloque annuel de l’UOIF, la rencontre annuelle des musulmans de France – qui se tenait de 1984 à 2019 au Bourget. C’est alors la première fois, dans l’époque récente, que j’ai vu circuler ce type de propagande. Je l’ai revu par la suite dans un certain nombre de manifestations parisiennes, notamment en 2009, au moment où se déroulait déjà une confrontation à Gaza entre Israéliens et Hamas. On trouvait deux visuels sur des pancartes : le premier était relatif aux camps d’extermination nazis. Le second représentait les bombardements à Gaza. Entre les deux, vous aviez un signe égal.
Quel est le but de cette équivalence ?
Il s’agit de « démoniser », à travers le gouvernement israélien, les juifs. On explique que les victimes d’hier sont devenues les bourreaux d’aujourd’hui. Cette rhétorique s’est propagée dans la sphère publique en passant par l’écrivain négationniste Roger Garaudy, puis par Alain Soral, et s’est diffusée notamment aux marges des manifestations pour la Palestine. Elle évolue dans un tout petit milieu qui comprend à la fois des militants islamistes, d’anciens militants d’ultragauche, parfois d’ultradroite pour qui, évidemment, davantage que leur détestation des Arabes et des musulmans, les juifs restent les ennemis principaux. Pour ces gens, il est évidemment très intéressant de nazifier les juifs pour pouvoir gommer leur propre engagement à l’ultradroite. A la fin des années 1990, au début des années 2000, on a également eu un petit mouvement qui s’appelait le Parti des musulmans de France qui a beaucoup surfé sur cette tendance à la « nazification ». C’était l’un des petits groupes qui distribuait le fameux manifeste que nous avons évoqué.
Vous évoquez des « marges ». Difficile, pourtant, d’assimiler les propos tenus par Guillaume Meurice sur France Inter aux mouvements que vous citez plus haut.
Ce n’est pas le cas ! Quand cette chronique est diffusée sur France Inter, son auteur n’est pas influencé par le pamphlet antisémite dont je vous parlais. En revanche, il l’est probablement par l’atmosphère ambiante. Cette rhétorique de « nazification » n’est plus limitée à des groupuscules, mais a désormais de multiples émetteurs. Il y a, notamment sur les réseaux sociaux, une déferlante de messages de « nazification » des juifs. Nous sommes face à des « consommateurs » différents de ce type de discours.
Nazifier Netanyahou, c’est dépasser une limite. A titre de comparaison, le fait de dire qu’il est d’extrême droite – ce qui est selon moi une bêtise – n’est pas diffamatoire. Ce n’est pas excessif. On peut ensuite avoir un débat. Mais dire qu’il est nazi, cela insinue qu’il a, quelque part, avec d’autres, écrit un plan d’extermination du peuple palestinien. Or, ce plan n’existe pas, encore une fois. Désormais, même sans avoir une culture politique, celui qui, sur les réseaux sociaux, fait des juifs les nazis de 2023, c’est quelqu’un qui sait, même de manière assez fruste, que le nazisme dans la civilisation occidentale, figure le mal absolu. Que cherche-t-il ? Il cherche à expliquer qu’aujourd’hui, le mal absolu a un autre visage, celui du juif.
Cela a été le cas pendant des siècles : dans les sociétés occidentales, le juif était dépeint comme le mal absolu. Il était celui qui tuait les enfants de chrétiens, empoisonnait les puits, répandait la peste. C’était logique, dans une société de « l’enseignement du mépris », véhiculé par l’Eglise catholique, où les juifs étaient un peuple maudit parce qu’ils avaient refusé la révélation que représentait l’arrivée de Jésus. Le monde mulsuman n’est pas en reste dans la nazification du gouvernement israélien et des juifs en général, avec aussi des sourates du Coran qui posent problème. Il y a également une très nette tendance à faire des juifs, parce qu’ils ont refusé de reconnaître le prophète de l’islam, des ennemis dotés de pouvoirs maléfiques.
Au-delà de ces références, pensez-vous que nous assistons également à une « banalisation » du terme « nazi » ?
Absolument : nous assistons aujourd’hui à une démonétisation de cette période de l’Histoire. Le souvenir de la Shoah s’éloigne, les références historiques s’estompent de plus en plus parce que l’enseignement ne réussit plus à les transmettre aux élèves. Je constate un déficit général de connaissance, y compris chez les étudiants de troisième cycle. Ce climat est encore aggravé par la multiplication, sur les plateaux télévisés, des experts du Proche-Orient un peu improvisés. Il y a effectivement une banalisation du terme. Dans l’imaginaire collectif occidental depuis 1945, tout homme d’extrême droite est potentiellement un nazi. On le voit d’ailleurs dans notre traitement du Rassemblement national : ou bien on dit « il y a eu des anciens nazis au Rassemblement national » ou bien on dit « il y a encore des nazis, qui font semblant de ne pas l’être mais qui cachent ce qu’ils pensent réellement ». Il faut évidemment le rappeler : il y avait, à la création du Front national, des gens qui avaient combattu sous l’uniforme nazi. Mais cela ne préjuge pas ce que sont les cadres de ce parti et ses militants d’aujourd’hui.
Ce type d’analyse est consternant : dans notre configuration politique occidentale, ce qui clôt le débat et vous exclut définitivement, c’est d’être assimilé, ou d’avoir des accointances avec des nazis. L’emploi du terme est devenu une banale insulte, une manière de bloquer l’analyse. Cela fait que le qualificatif s’est répandu, et est donc devenu dénué de toute signification historique. Or, la définition est claire : les nazis sont les adeptes d’une idéologie : le national-socialisme. Je réprouve la facilité que représente l’usage de ce terme pour éviter d’avoir une analyse fine de ce qu’est l’extrême droite. C’est dommage parce que, du même coup, la capacité de réponse à l’extrême droite s’émousse du fait du peu de finesse de l’analyse. Tout ça est à replacer dans la perte de sens général du terme « nazi ». Pierre-André Taguieff écrit là-dessus depuis plus de trente ans. Le terme nazi a perdu tout contenu scientifique et historique. C’est un terme passé dans le registre du discrédit et de l’injure. Mais les mots ont un sens ! Un nazi n’est pas simplement quelqu’un de méchant, qui attaque l’autre. Le nazisme est un régime totalitaire qui a mis en œuvre un plan d’extermination systématique des juifs parce qu’ils étaient juifs.