Les attentats terroristes du 7 octobre en Israël ont principalement touché des kibboutz, ces bastions historiques de la gauche israélienne où les habitants revendiquaient la paix.
Lorsqu’elle passait la frontière entre Israël et la bande de Gaza, Viviane Silver revenait parfois avec un enfant gazaoui. Son association organisait le passage, très encadré, de Palestiniens gravement malades en Israël. Le 7 octobre, cette humanitaire de 74 ans s’est de nouveau rendue à Gaza. Traînée par les terroristes du Hamas, qui l’ont kidnappée au kibboutz de Be’eri. Depuis, Viviane Silver, cofondatrice de l’association Women Making Peace et désormais otage, est devenue le symbole d’un déchirant paradoxe.
Car le 7 octobre, les terroristes du Hamas s’en sont pris à des militants pour la paix. Non seulement ils ont tué des civils, mais ils ont ébranlé l’idéal pacifiste du kibboutz, village pastoral « symbole d’un socialisme à visage humain, collectif, et de la gauche israélienne favorable à une solution à deux États, selon Ilan Greilsammer, professeur de science politique à l’université Bar-Ilan, à Tel-Aviv. Désormais, si vous allez au kibboutz de Kfar Aza, qui a perdu un quart de ses habitants, je pense que cette idée a pris un coup ».
Munis de fourches, de bêches, les bagages remplis d’idéaux pacifistes, égalitaires et solidaires, les pionniers fondent leur premier village-ferme collectiviste au début des années 1900. « Le premier kibboutz est né en 1909 sur l’estuaire du Jourdain, sous la bannière idéologique du sionisme socialiste, la même année que la création de Tel-Aviv, retrace Rina Cohen-Muller, maîtresse de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et spécialiste de la justice israélienne et de l’histoire de la Palestine. Ils défendent l’émancipation, l’égalité des chances et des idées révolutionnaires communes. Les kibboutznik [les membres du kibboutz, NDLR] sont vus comme l’élite de la nation, militaire et politique, ceux qui construisent le pays, même s’ils sont ultra-minoritaires. »
Les kibboutznik, gardiens démilitarisés de la frontière
Près de 70 000 personnes rejoignent les premiers kibboutz et fondent d’autres villages au nord et au sud d’Israël. Mais le rêve bat de l’aile dans les années 1980, fragilisé par le libéralisme économique croissant en Israël, et l’arrivée au pouvoir du parti du Likoud, le parti politique de droite. Une crise économique pousse les kibboutznik à solliciter des Gazaouis pour faire perdurer leurs cultures. Ils sont des centaines à traverser la frontière tous les jours pour venir y travailler, ce qui rapproche encore davantage les kibboutz et la bande de Gaza.
« Les kibboutznik ont accepté d’être les gardiens démilitarisés de la frontière avec Gaza, par l’implantation d’une barrière agricole et industrielle », explique la sociologue Sylvaine Bulle, spécialiste de la conflictualité politique et environnementale en France et en Israël. Sensible à la cause palestinienne, cette minorité (environ 10 % de la population) milite pour une solution à deux États. « En massacrant des kibboutznik par pur opportunisme géographique, on a massacré ceux qui étaient le plus en faveur de la démocratie, observe Sylvaine Bulle. Ils ont toujours défendu la paix et la coexistence entre Israël et la Palestine. Notamment en accompagnant les malades de Gaza dans des hôpitaux israéliens. Ils encadraient le passage des ambulanciers à la frontière, à la manière d’une Croix-Rouge civique et politique. »
« Le plus fou, c’est qu’ils ont tué des pacifiques », confie Olivier, membre d’une famille franco-israélienne endeuillée par le Hamas. Ce Français a vu l’un de ses oncles s’installer dans les années 1950 en Israël, au kibboutz Dan. Il venait de Tunisie avec sa femme, une communiste. « Ils étaient proches de la cause palestinienne, poursuit Olivier. Quand j’ai rendu visite à ma tante Carmela [tuée par le Hamas le 7 octobre à Nir Oz, NDLR], elle m’a dit : “Regardez, ce sont mes voisins. Et au-dessus du mur, on voyait Gaza.” » Haddas Kalderon, qui a perdu sa tante et sa nièce, et dont les enfants et l’ex-mari sont détenus par le Hamas, confirme : « Nous, kibboutz, avions de la sympathie pour Gaza. Mais ce qui a été commis défie toute loi humaine. »
Près de la frontière avec Gaza, les kibboutznik étaient loin d’imaginer un tel drame. Leurs paisibles villages se sont transformés en champs de bataille à ciel ouvert, avec leurs prairies brûlées et leurs cadavres disséminés. La désillusion est particulièrement difficile à vivre. « Ceux avec qui j’ai cru pouvoir coexister, ceux à qui nous fournissions tous les jours du gaz, de l’électricité, de l’eau, des médicaments, sont venus nous tuer. C’est ça la coexistence entre voisins ? » a réagi sur la chaîne Arte Benny Hasson, porte-parole de Kissoufim, un kibboutz attaqué.
« Les kibboutznik ont longtemps cru que le Hamas voulait l’indépendance de la Palestine, mais le Hamas veut l’indépendance de la Palestine au prix de la destruction d’Israël, expose la sociologue Sylvaine Bulle. Le 7 octobre, ce n’est pas seulement le mur en béton d’Erez qui s’est effondré, mais aussi une barrière morale et politique. » Ainsi, ce 7 octobre, tout oppose le Hamas et les kibboutz. Sylvaine Bulle y voit une symétrie de nature « eschatologique » entre deux mondes : le Hamas, d’un côté, et ses « normes de valeur religieuse, autoritaire et islamique », et de l’autre côté les kibboutz, qui défendent « l’émancipation de l’État, le collectivisme, l’écologie, la décroissance, l’anticapitalisme, la solidarité et l’égalité ».
La fin d’un idéal de paix
Alors que le pays semble soutenir l’intervention militaire à Gaza, les kibboutznik se montrent divisés. Dans le quotidien de gauche Haaretz, certains rescapés soutiennent que leurs convictions politiques en sortent « renforcées », et fustigent le gouvernement israélien pour ne pas les avoir protégés. D’autres se montrent cependant bien plus fermés à l’idée de renouer un lien avec Gaza, balayant pour le moment la solution à deux États.
Reste que les terroristes n’ont pas frappé les kibboutz pour leur idéal, mais pour « tuer le maximum de Juifs, peu importe leur appartenance politique, rappelle Ilan Greilsammer. D’ailleurs, le Hamas est aussi allé jusqu’à Sdérot, une ville du sud d’Israël plutôt bastion de la droite et du Likoud ». Le sud et le nord d’Israël, où sont implantés plusieurs kibboutz, ont été évacués en raison du conflit. De nombreux kibboutznik ont ainsi dû quitter leurs terres, et se sont pour partie envolés loin d’Israël. Actant peut-être la fin d’un idéal de paix.