Depuis l’attaque du Hamas en Israël le 7 octobre, plus de 700 actes antisémites ont été comptabilisés dans l’Hexagone. La communauté juive, traumatisée et préoccupée par l’avenir de l’Etat hébreu, fait face à un sentiment d’insécurité grandissant.
Dans cette allée cossue du Raincy (Seine-Saint-Denis), la voiture de police stationne à quelques mètres de l’entrée de la synagogue, déjà protégée par de hautes barrières métalliques et un code d’accès. La nuit est tombée. Une trentaine de personnes assistent à l’office pour les otages retenus par le Hamas, organisé au débotté mercredi soir par le rabbin Moshe Lewin, répondant à un appel mondial du grand rabbinat d’Israël. «Que les policiers soient là, je les en remercie. Mais est-ce normal que pour venir prier, on soit obligés d’être protégés ?» regrette le président de la communauté juive locale, Jean-Paul Barkat. «Ici au Raincy, la situation est calme», rassure le rabbin. Parmi ses fidèles, il y a bien eu cette rumeur qu’un Juif aurait été agressé, il y a quelques jours, à Gagny, la ville voisine. «Mais j’ai parlé au commissaire de la police, à la préfecture», apaise Moshe Lewin qui croit la rumeur sans fondement.
Il n’empêche. Au Raincy, comme ailleurs, la communauté juive est sous le choc, traumatisée par l’attaque terroriste menée par le Hamas le 7 octobre, profondément inquiète de la situation au Proche-Orient et de la guerre. Pour le rabbin Lewin, les massacres du Hamas, qui ont fait 1 400 morts, sont «l’équivalent du 11 Septembre. Il y aura forcément un avant et un après».
En France, en écho à ces soubresauts meurtriers, plus de 700 actes antisémites ont été comptabilisés en moins de trois semaines, contre 436 pour la seule année 2022. «Nous faisons attention à ne pas nous exposer», reconnaît Jean-Paul Barkat. Lui a renoncé aux grandes tablées au restaurant. Venue rendre visite à ses parents au Raincy, Nathalie, qui vit à Annemasse (Haute-Savoie), est allée acheter quelques livres dans une librairie juive du Marais. «Pour les emporter, j’ai demandé qu’on me donne un sac sans le nom du magasin», raconte-t-elle, craignant d’être trop visible dans les transports en commun où elle ne se sent plus en sécurité.
«Nous vivons tous au jour le jour»
Malgré la tension et la peur, Gad Ibgui, le directeur de l’Espace culturel et universitaire juif d’Europe (Ecuje), dans le Xe arrondissement de Paris, a décidé de maintenir ses activités. «Chacun est à fleur de peau», reconnaît-il cependant. Parmi ses salariés, ses bénévoles et ceux qui fréquentent le centre culturel, l’horreur des massacres rappelle les tragédies passées, celles des pogroms de l’empire tsariste et de l’Holocauste. Se joindre à la manifestation organisée le 9 octobre par le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) a été, pour beaucoup, une évidence. Outre le soutien à Israël, c’était aussi chercher une consolation. «J’ai ressenti le besoin d’être entourée de personnes qui comprenaient ce que je vivais après ces massacres», raconte Judith (1), l’une des professeures d’hébreu de l’Ecuje qui préfère rester anonyme. Les manifestations en soutien aux Palestiniens, suscitent, en revanche, des inquiétudes. «Qu’ils défendent une cause, je peux le comprendre. Mais reprendre le cri des terroristes ! s’insurge la professeure, faisant allusion aux “Allah Akbar”, scandés par certains manifestants, le 19 octobre, place de la République, à Paris. Nous, le 9 octobre, nous avons chanté la Marseillaise.»
«Nous vivons tous au jour le jour, en attendant le moment d’après», explique Jean-François Strouf, le directeur adjoint du centre. Tandis que l’Etat hébreu annonce son opération terrestre à Gaza, Judith, la professeure d’hébreu, reconnaît que les semaines à venir l’angoisse : «Evidemment, je les redoute, parce qu’il y aura beaucoup de morts. Et qu’Israël va, à nouveau, en prendre plein la figure.» La guerre qui se mène à plus de 3 000 kilomètres est inscrite dans la chair de la plupart des familles juives de France. En aparté, Karen, une salariée du centre culturel parisien, évoque le sort de l’une de ses nièces qui a rejoint très vite une base de l’armée israélienne après l’attaque du Hamas et qui, pour le moment, n’a pas donné de nouvelles à la famille. Chacun ou presque s’inquiète du sort réservé à un cousin, un neveu, un ami, de jeunes réservistes qui ont rejoint Tsahal.
«Le Hamas, ce n’est pas les Palestiniens»
Penser aux soldats israéliens qui pourraient perdre la vie occupe, chaque soir, l’esprit de Malka, l’une des bénévoles. «Nous supputons sur le nombre de morts qu’il y aura. Quel pourcentage sera touché dans cette belle jeunesse israélienne ? Elle était favorable, dans sa majorité, à l’instauration de deux Etats.» Engagé à gauche et pour la cause écologiste, Jean-François Strouf ne doute pas du bien-fondé de l’intensité de la riposte israélienne. «Je n’accepte aucune leçon de qui que ce soit, argue-t-il. Vu l’ampleur du massacre qui a eu lieu le 7 octobre, l’éradication du Hamas est une nécessité absolue pour la sécurité d’Israël, mais pas seulement. C’est une sécurité aussi pour un pays comme la France. Sinon les barbares l’emporteront», plaide le militant. «Je suis favorable à deux Etats, reprend-il. Mais le Hamas, ce n’est pas les Palestiniens.»
Si l’avenir d’Israël préoccupe nombre de Juifs français, leur futur en France leur apparaît aussi très sombre. «Je ne vois pas beaucoup d’issues», explique la professeur d’hébreu. Après les attentats de Toulouse en 2012 et de Paris en 2015, le nombre de Juifs français qui avaient pris le chemin d’Israël, accomplissant leur alyah, avait explosé – 7 000 pour la seule année des attaques contre Charlie Hebdo et de l’Hyper cacher. Après des années de peur, la situation, de l’avis de beaucoup de responsables, s’était normalisée. En 2021, le chiffre des alyah est retombé à 3 500.
Insécurité quasiment existentielle
Dans l’immédiat, il y a surtout la crainte des répercussions dans l’Hexagone quand la riposte de l’Etat hébreu à Gaza va monter en puissance. Celle-ci pourrait intensifier les actes antisémites sur le sol français. Voire d’attentats, comme le redoute le gouvernement. «En Israël, mon frère à qui je téléphone régulièrement s’inquiète, lui aussi, de ce qui pourrait nous arriver ici en France», explique Karen. A plus long terme, Olivier, un musicien qui a grandi dans une famille juive laïque, engagée au parti communiste, s’alarme d’une montée, à ses yeux, d’un communautarisme musulman à qui il reproche «de favoriser l’antagonisme». «Je ne suis pas à l’aise avec ceux qui affichent leurs convictions religieuses, poursuit-il. En classe, quand j’étais enfant, nous ne savions pas qui était juif ou musulman. Cela appartenait à la sphère intime. Maintenant, des personnes le revendiquent et le pouvoir politique, a, lui, renoncé à ce qui nous rassemblait», regrette le sexagénaire. Une autre salariée du centre culturel du Xe arrondissement s’inquiète du sort de ses enfants et petits-enfants. «Où pourront-ils partir ?» s’interroge-t-elle, craignant comme beaucoup d’autres que la situation s’envenime dans l’Hexagone. Les massacres du 7 octobre ont fait volé en éclat l’idée qu’Israël pouvait être un pays refuge, créant chez nombre de Juifs une insécurité quasiment existentielle.
A la synagogue du Raincy, le président de la communauté Jean-Paul Barkat affiche un calme qui impressionne. «J’espère que les actes antisémites de ces dernières semaines seront sanctionnés, qu’il y aura une action de la justice. Notre pays a trop longtemps laissé faire», argumente-t-il. Il craint les répercussions politiques de ces moments d’angoisse et de tension au sein de la population juive française. «Elle va engranger», lâche-t-il, faisant allusion, sans la nommer, à l’extrême droite. Ce basculement, qu’il perçoit comme un tragique oubli de l’histoire, le désole.
Dans le Xe arrondissement, Malka, plus véhémente, estime que, ces jours-ci, la France «à part quelques politiques, n’a pas été à la hauteur». La bénévole déplore qu’Emmanuel Macron ait décidé d’envoyer un navire-hôpital au large de Gaza, et promet des sanctions dans les urnes. «Les Juifs ne sont pas un troupeau passif face à ce qui arrive», jure-t-elle. Comme un défi, le président de la communauté du Raincy qui aime tant prendre un café au bar du coin, promet, lui, d’être «le dernier Juif» à quitter la France.
(1) Le prénom a été changé.