Historienne spécialiste de la Shoah, Annette Wieviorka était de passage à Douarnenez, mardi 24 octobre, pour une rencontre autour de son dernier livre, « Tombeaux ». Le Télégramme l’a interrogée sur la situation actuelle au Proche-Orient, et la nouvelle recrudescence de l’antisémitisme.
Les actes terroristes commis par le Hamas, le 7 octobre, sont considérés comme le pire massacre de juifs depuis la Shoah, Le Point a même évoqué une Shoah par balles. Est-ce que ces comparaisons avec l’Holocauste sont justifiées, pertinentes ?
Il y a, à mon avis, deux éléments. Le premier, c’est que la création de l’État d’Israël a été considérée, pour les juifs encore vivants après la Seconde Guerre mondiale, comme l’idée qu’il y avait un refuge, et c’est d’ailleurs ce qu’il a été. Les juifs originaires d’Europe de l’Est qui ont survécu et ne souhaitaient pas revenir dans un pays – la Pologne ou la Hongrie par exemple – où leurs voisins avaient contribué à leur destruction, sont partis en Palestine, qui est devenue l’État d’Israël. Autre élément : nous sommes 80 ans après la guerre et il y a encore, parmi nous, des personnes, notamment des enfants, qui ont été cachés, et pour ceux-là, la Shoah fait partie de leur vie. Et effectivement, c’est un massacre fait avec une cruauté sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le débat autour du conflit israélo-palestinien agite régulièrement la sphère politique française, plus que n’importe quel autre conflit. Pourquoi cet intérêt spécifique ?
Je suis née après la guerre et je garde un souvenir vif de la guerre des Six Jours, en 1967, et de la guerre du Kippour, en 1973. Dans ces années-là, le lien existait entre les juifs en France et l’État d’Israël mais il était d’une nature différente des liens qui existent aujourd’hui, où chaque personne juive vivant en France connaît quelqu’un ou a de la famille en Israël. Il y a un certain nombre de Français détenus ou assassinés par le Hamas. Les chiffres ne sont pas stabilisés, mais il y aurait plus de 30 morts et une dizaine d’otages français. Ce n’est donc pas simplement un pays pour lequel on tremble et que l’on veut soutenir. Comparons avec l’Ukraine : je fais partie des personnes très attentives à ce qu’il s’y passe et qui souhaitent la voir recouvrir son intégrité territoriale et son indépendance. Mais le lien est différent de celui avec un pays où vous avez de la famille ou des amis.
Dans votre dernier livre, « Tombeaux », vous revenez sur l’engagement politique très à gauche de vos grands-parents. Or aujourd’hui, d’après des sondages récents, la gauche radicale fait davantage peur aux juifs que l’extrême droite. Comment ce glissement s’est-il produit ?
Il y a toujours eu, bien documenté, un antisémitisme de gauche, que l’on peut discerner y compris chez Karl Marx. Mais c’est un peu différent aujourd’hui. La gauche radicale a érigé les Palestiniens, sans distinction entre le peuple et le Hamas, en représentants de la révolution. Si l’on examine l’idéologie Hamas, nous la connaissons et elle ne fait pas envie ! C’est la même idéologie que la révolution islamique en Iran, c’est l’Afghanistan, où les femmes libres, indépendantes, et les homosexuels ne pourraient pas vivre cinq minutes, et on l’oublie ! Et on oublie aussi comment le Hamas se comporte vis-à-vis des Palestiniens.
Pourquoi cet oubli ?
En France, il y a un tropisme vers la révolution, et parfois sans discernement. J’ai été maoïste, je m’en suis fortement repentie, comme je l’explique dans mon livre « Mes années chinoises », mais il y a toujours cette tentation révolutionnaire sans regarder ce que sont vraiment ces révolutionnaires dont on épouse les causes. Et cela provoque, parfois, une rencontre entre l’extrême droite et l’extrême gauche. Voyez Rivarol (magazine antisémite condamné à de multiples reprises pour, entre autres, négationnisme ou incitation à la haine raciale, NDLR) qui apporte son soutien à Mélenchon.
Que ressentez-vous lorsque vous voyez des membres du Rassemblement national se présenter comme les amis des juifs, voire leurs protecteurs ?
En tant qu’historienne, je ne peux pas oublier l’histoire de ce parti, et cette extrême droite me fait horreur. En tant que citoyenne française, je ne me détermine pas seulement par rapport aux positions des uns et des autres sur Israël. Même si des positions comme celles de Mélenchon aujourd’hui le disqualifient à tout jamais à mes yeux.
Vous avez accompagné, en tant que professeure, le premier voyage scolaire français à Auschwitz, en 1988. Vous expliquez, dans votre dernier livre, que tout le monde se bousculait pour s’y rendre. C’est encore le cas aujourd’hui ?
Oui. Quand un voyage est organisé à Auschwitz, il fait immédiatement le plein et quand le Mémorial de la Shoah organise des stages, ils sont tout de suite remplis. L’intérêt pour cette question ne se dément pas. C’est un point positif, d’abord pour la constitution du savoir, pour que les enseignants acquièrent de vrais savoirs sur toutes les questions autour de la Shoah et, ensuite, pour que leurs cours soient d’un bon niveau.
Ces voyages scolaires organisés à Auschwitz depuis plus de 30 ans ont-ils servi à faire baisser l’antisémitisme ?
Non. Je crois que nous sommes devant une situation extrêmement paradoxale, où la connaissance sur l’histoire de la Shoah a infiniment progressé. Il ne se passe pas une rentrée littéraire sans que des bandes dessinées, des romans graphiques, des récits ou des essais n’abordent cette question. Il existe une multitude de films, de documentaires sur le sujet. Dans le même temps, il y a une montée de l’antisémitisme.
Comment peut-on expliquer ce paradoxe ?
Les raisons en sont multiples. D’autres tragédies sont devenues justement des sujets d’histoire et sont enseignées davantage que par le passé. C’est le cas de l’esclavage ou de la colonisation. On évoque parfois la « concurrence des victimes ». Peut-être que la Shoah apparaît comme appartenant au passé et que le lien n’est pas fait entre le nombre très faible de juifs à travers le monde, aujourd’hui, et ce qu’il s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale. Or le fait que les juifs soient extrêmement peu nombreux et leur répartition géographique sont la conséquence de ce que l’on appelle aujourd’hui la Shoah. Il y avait 18 à 19 millions de juifs dans le monde en 1939, dont une bonne partie à l’est de l’Europe. Aujourd’hui, ils sont à peine 16 millions, la plus grosse communauté juive se trouve en France et l’on n’atteint pas le million en Europe. 46 % des juifs vivent en Israël, 40 % aux États-Unis. Cette population ne s’est pas reconstruite, c’est un cas unique en démographie et elle demeure haïe comme s’il n’y avait pas de lien entre hier et aujourd’hui, avec les mêmes stéréotypes, les mêmes fantasmes.
Par Dimitri L’hours