L’auteur des « Territoires perdus de la République » fut l’un des premiers à s’inquiéter, dès 2002, de la montée d’un nouvel antisémitisme.
Le Point : L’importation en France du conflit israélo-palestinien est souvent évoquée. N’a-t-elle pas eu lieu depuis longtemps ?
C’est-à-dire ?
On devrait souligner cette dissymétrie étonnante : les Juifs de France, qui ont souvent un lien charnel avec l’État d’Israël, dans lequel réside parfois une partie de leur famille, se gardent d’« importer le conflit ». En revanche, une partie de la jeunesse française d’origine immigrée, d’origine maghrébine en particulier, surjoue ici par la violence antijuive un conflit avec lequel elle n’entretient pas de relation personnelle. L’antisémitisme culturel du Maghreb a été importé en France par l’immigration. Il a pu s’atténuer dans certains milieux, quand il s’est exacerbé dans d’autres, en particulier quand la réponse à la modernité dans les milieux masculins les moins bien intégrés fut le ressentiment et la réislamisation. Le conflit du Proche-Orient n’est pas à l’origine de cet antisémitisme, il le réactive, de même qu’il aggrave depuis plus de vingt ans déjà le divorce entre la gauche et les Juifs.
Cette rupture vous surprend-elle ?
Ce lien s’est rompu avec la soudaine progression des actes antisémites en France, qui passent d’une centaine par an dans les années 1970-1990 à 600, à 700, à 800, voire à 900 certaines années depuis l’an 2000. À cette époque, la majeure partie de la gauche française n’a pas su réagir. Les Juifs de France se sont sentis trahis, et ils l’ont été en effet, par ceux dans lesquels ils avaient toujours mis leur confiance. Depuis l’affaire Dreyfus, le lien avec la République était pour eux une évidence. Mais ce divorce traduit une rupture bien plus ample, celle de cette partie de la gauche avec les classes populaires. De même que cette gauche-là, dite aussi « de gouvernement », a abandonné le social, et par voie de conséquence les classes populaires, au profit du sociétal, elle a abandonné pour des raisons évoquées plus haut le combat contre l’antisémitisme d’aujourd’hui. Elle n’a cessé de commémorer les morts de la Shoah pour mieux détourner son regard des tragédies du présent, d’Ilan Halimi à Sarah Halimi. Avec parfois la complicité silencieuse d’une petite partie de l’establishment israélite français.
La France a-t-elle encore les ressources morales et une volonté politique pour résister à cette nouvelle terreur ?
Aucune situation n’est perdue si le courage est au rendez-vous. Ce qui suppose de mettre des mots sur la violence qui nous est infligée, et en particulier sur le terrorisme d’un gauchisme culturel qui nous empêche de décrire le réel en brandissant l’accusation censée réduire l’adversaire au silence : « extrême droite ». Il y a deux combats à mener : celui du courage politique des élus de tous bords. Et celui du gauchisme culturel, qui structure une partie importante des médias comme de l’université. Tant que le monde du journalisme et celui de l’éducation, jusqu’à l’université, sera formaté par cet ordre moral et ce conformisme manichéen, nous ne verrons pas le bout du tunnel. Il nous reste à comprendre le sens de cette idéologie médiocre – dans laquelle s’insèrent la cancel culture et le wokisme –, si prégnante parmi ceux que Pierre Bourdieu aurait nommés avec justesse les « fractions dominées de la classe dominante ». Au lieu d’une condamnation morale, il nous faut comprendre en termes sociaux ce que cette pensée signifie.
Les Juifs sont-ils condamnés à ne se sentir en sécurité nulle part ?
L’idée que les Juifs ne seraient en sécurité nulle part est une idée dangereuse non seulement parce qu’elle pousse au désespoir, mais aussi parce qu’elle est la transposition laïque de l’élection divine : les Juifs seraient « le peuple élu de la haine universelle », comme le disait Léon Pinsker, en 1882. Si la haine est bien là, elle n’est pas universelle et elle sera d’autant mieux circonscrite qu’on mettra sur elle, pour la désigner, les mots justes, sans fard ni lâcheté. En nommant les assassins pour ce qu’ils sont : des assassins. Cela n’interdit pas d’interroger à frais nouveaux le sens de la haine antijuive. Il y a là, en effet, quelque chose de fécond qui permettrait d’élargir la réflexion sur le fonctionnement des sociétés modernes, en particulier des sociétés occidentales. Qu’est-ce qui dans le signifiant « juif » insupporte ? Ce peuple qui se fonde sur l’obéissance à la loi enseigne l’acceptation de la limite et la frustration. Nos sociétés ne sont-elles pas caractérisées précisément par l’incapacité d’accepter la frustration ?
En France, LFI renvoie dos à dos Israël et le Hamas. Pur calcul électoraliste ou reflet de convictions profondes ?
Il s’agit des deux, en vérité. La conviction profonde, c’est que la cause palestinienne est entourée d’un halo de romantisme, elle a pris le relais des grands mythes mobilisateurs d’hier. Avec à la clé une autre dimension, celle de la déculpabilisation liée aux protagonistes juifs. Double bénéfice renforcé de surcroît par cette idée qui participe de la vulgate de l’époque et qui veut que les victimes aient forcément raison, ce qui permet de ne pas interroger la responsabilité historique de chacun dans les drames qui les accablent. Ici, en l’occurrence, la responsabilité palestinienne sur le long terme dans ces tueries d’essence génocidaire. Or l’histoire longue de ce conflit n’est, hélas, guère connue du public français, sauf dans sa version manichéenne : un oppresseur colonialiste écrasant de sa force mécanique et de son arrogance la misère d’un peuple spolié de ses terres en 1948. Le règne de l’émotion dans lequel nous vivons du matin au soir ne veut pas prendre le risque de la connaissance. Parce que toute connaissance est un risque de reconnaissance, et aussi plus simplement parce que la connaissance historique est synonyme de désenchantement. Or l’historien est celui qui empêche de mythifier le monde. Oui, en effet, il peut y avoir des raisons électoralistes puisque l’idée court dans une partie de la gauche qu’elle devrait s’appuyer sur l’électorat nouveau apporté par l’immigration. En particulier, l’immigration musulmane. Un calcul politiquement naïf parce qu’une grande partie de cet électorat est conservateur en matière sociétale. Mais aussi un calcul cynique qui enferme les populations musulmanes dans une vision méprisante.
La distinction entre antisionisme et antisémitisme a-t-elle un sens aujourd’hui ? La cohabitation entre Israéliens et Palestiniens est-elle encore possible ?
La distinction antisémitisme/antisionisme avait toute sa raison d’être avant 1948. On pouvait être antisioniste sans être antisémite dès lors qu’on considérait que le sionisme était une utopie, voire une erreur funeste, et ce tant dans le monde juif que dans le monde non juif. Mais, une fois proclamé l’Etat d’Israël, l’antisionisme n’a plus sa raison d’être. Il n’existait que par rapport à un projet. Quand ce projet est devenu réalité, cette opposition de principe est devenue caduque. C’est pourquoi défendre l’antisionisme aujourd’hui n’a guère de sens sinon celui dénoncé très tôt par Léon Poliakov et Vladimir Jankélévitch, celui de pouvoir être antisémite sans être raciste, et même d’être « antisémite démocratiquement », comme le disait ce dernier avec beaucoup d’humour. Les crimes commis à Kfar Aza, à Beeri, sur les lieux de la rave-party, et ailleurs encore sont de même nature que les massacres des Tutsis perpétrés à la machette à partir du 7 avril 1994. De même nature génocidaire que les tueries antijuives de Kaunas, en 1941. Pourtant, Israéliens et Palestiniens seront toujours là à se faire face et à devoir vivre ensemble, ou du moins les uns à côté des autres après des tueries qui ont été célébrées dans les rues arabes par la distribution de friandises et de gâteaux. Pour envisager à nouveau de vivre ensemble, il faudra forcément en passer par l’énoncé des crimes, le récit de leur déroulé et leur jugement. Sinon il n’y aura ni justice ni cohabitation. D’autres peuples qui avaient traversé des épreuves épouvantables après lesquelles toute passerelle paraissait rompue ont réussi à cohabiter. Le réel a repris ses droits, c’est-à-dire la nécessité de vivre à côté de voisins que l’on n’a pas choisis §
Ce que j’écrivais en 2018
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