Cette figure des habitants du pourtour de Gaza a miraculeusement survécu à l’attaque du Hamas et tente de s’accrocher à ses derniers idéaux.
«Au-delà du sillon de la frontière, un océan de haine et de désir de vengeance gonfle, en attendant le jour où la sérénité viendra affaiblir notre garde.» Ainsi parlait Moshe Dayan, le faucon borgne de Tsahal, dans une eulogie restée célèbre en Israël, rappel d’une noirceur visionnaire sur les implications du projet sioniste. En 1956, le chef d’état-major était venu enterrer un jeune garde de l’embryonnaire kibboutz de Nahal Oz, implanté à dessein sur la frontière de Gaza. Abattu dans une embuscade par des fedayin infiltrés, il avait été ramené dans l’enclave, et il avait fallu une intervention de l’ONU pour récupérer sa dépouille mutilée.
«A l’époque, la frontière n’était qu’une tranchée creusée par un tracteur, souffle dans un murmure le bientôt septuagénaire Daniel Rahamim. La semaine dernière, on avait une clôture high-tech, des caméras avec des mitrailleuses automatiques… Ça n’a pas fait grande différence.» Depuis vingt ans, Daniel Rahamim est le porte-parole du kibboutz. L’une des voix, à la fois douce et râpeuse, de ce qu’on appelait «l’enveloppe de Gaza». Celui que les journalistes venaient voir pour parler roquettes dans les champs, paix impossible ou, plus rarement, irrigation, sa spécialité dans le civil. Il n’y avait donc rien d’absurde à ce que le premier coup de fil qu’il reçoive le 7 octobre à l’aube, cloîtré avec sa femme Siobhan dans son abri alors qu’un déluge de feu s’abattait tout autour, vienne d’une chaîne de télé nationale. Impossible de répondre : «C’était la pire attaque de roquettes que j’ai connue, mais ce n’était qu’un avant-goût.» Son téléphone surchauffe. Les messages se chevauchent : «Ils sont dans la maison», «ÇA TIRE», «Où est l’armée ???» Puis c’est lui qui entend les pas sur le gravier, les détonations, les «Allah akbar».
Les «Hamasnikim» sont là, par centaines. Dans ses pires cauchemars, «au pire, deux ou trois sortaient d’un tunnel…» Sa fille, Karin, et son épouse, Naama, avec leur fils de 9 mois sont dans une maisonnette mitoyenne, dans leur propre mamad, panic room en hébreu. Au fond du kibboutz, tout près des barbelés, Gaza-City à 800 mètres, il y a son fils Iram et ses trois enfants, leur mère étant partie randonner avec des copines. L’armée ne libérera le village qu’à la tombée de la nuit. Lorsqu’il ouvrira la porte de son abri, les fusils des soldats terrorisés braqués sur lui, le patriarche ne saura dire pourquoi ni comment les Rahamim ont pu tous sortir indemnes de la pire attaque de l’histoire de l’Etat hébreu. D’après sa propre comptabilité, les autorités submergées peinant à établir des bilans officiels, une quinzaine des 470 membres du kibboutz aurait péri. Treize sont comptés «disparus», en captivité ou à la morgue, en attente d’identification. «Il y a eu pire ailleurs», commente-t-il sobrement.
On le rencontre dix jours plus tard, entouré des siens, loin de Gaza. Le voilà au bord de la mer, dans un kibboutz collé à l’antique Césarée, où Benyamin Nétanyahou aime à passer ses week-ends. «Lui, je pourrais l’étrangler», lâche ce smolanim («gaucho») invétéré, qui manifestait depuis des mois contre l’increvable Premier ministre. «Ce désastre, c’est le sien. Il a laissé le Hamas grossir, ignoré les généraux… Regardez-le ces derniers jours : aucune dignité, à faire de la politique à la petite semaine comme le serpent qu’il est.»
Sur le porche de la maison que leur a laissé sans barguigner une vague connaissance, exemple parmi d’autres de l’élan de solidarité massif au sein de la population, le tintement des carillons en bambous le dispute aux babillements des oiseaux. Pour le petit-déjeuner, des inconnus plein de sollicitude ont laissé de la babka. La famille, ultrasoudée, pourrait paraître atypique. Elle ne l’est pas au regard de la sociologie des kibboutz du pourtour de Gaza, peuplée en grande partie d’ex-hippies au sionisme libertaire. Siobhan, née à Londres dans une famille irlandaise catholique, tente de faire le café, mais ses idées noires et le besoin de les verbaliser l’interrompent constamment. La diaphane Karin pousse son fils dans un landau, visage figé tel un masque. La brune Naama brosse rageusement ses cheveux. Quand son beau-père au front de bonze s’emporte contre ceux qui se réjouissent de «raser Gaza», peu importe les victimes civiles («En tant que juifs, le jour où l’on abandonne la morale, c’est le début de la défaite», professe-t-il), elle claque son verre sur la table: «Je m’en fous. Je les veux tous morts. J’étais comme Danny avant, mais maintenant, je n’ai plus de pitié pour eux.» Rahamim persiste à penser que les Palestiniens de Gaza sont des humains, quand les hommes du Hamas seraient des «mutants monstrueux». «Je ne suis pas un pacifiste béat, insiste-t-il. Pas besoin de procès pour les leaders du Hamas, éliminons-les. Mais les civils, il faut les épargner.»
Quand on l’avait rencontré pour la première fois, en 2018, il nous avait longuement parlé des cinq Gazaouis invités à son mariage ou de ses années dans le mouvement «La paix maintenant» pendant la guerre du Liban. Au fil des intifadas, l’ingénieur hydrique était devenu «moins naïf». S’il pense toujours que «l’occupation a perverti le pays», il considère que l’équation «territoires contre paix» ne s’est pas vérifiée. Il continuait néanmoins à employer jusqu’à ces derniers mois des Palestiniens de Cisjordanie au côté de travailleurs thaïs dans ses champs de patates et de blé. Pas forcément par idéalisme – ces dernières décennies, les kibboutznik ont délaissé le travail de la terre, pourtant au cœur du sionisme originel.
Cet idéal, il a grandi dedans, né trois ans après l’arrivée de parents juifs irakiens en Terre sainte, au début des années 50. «A la maison, ils se parlaient en arabe.» A une époque où être un mizrahim, un juif oriental, vous valait d’être un citoyen de seconde zone, il ne termine même pas le lycée pour s’engager dans le mouvement Nahal, l’acronyme hébreu de la «Jeunesse pionnière combattante». Ces unités mixtes ont pour mission de créer des communautés paramilitaires sur les frontières du jeune Etat. «Avec deux objectifs, s’enraciner et monter la garde, agriculteur le jour et soldat la nuit», résume Rahamim. Nahal Oz est le prototype de ces nouveaux kibboutz dont la mission est de vivre à flanc de volcan. Il y est envoyé en 1975, et ne le quittera plus.
Les années passant, le village sera démilitarisé puis privatisé. Mais dès que Gaza s’embrase, Nahal Oz est léché par les flammes. Cette vie n’est pas pour tout le monde. Lors de la guerre de 2014, une roquette tombe et tue un enfant de 4 ans. Traumatisée, Liam, la cadette des Rahamim, quittera la communauté peu après. Ces derniers jours, la principale occupation de la famille est d’aller de funérailles en funérailles : le «shérif du kibboutz», un voisin mort revolver à la main, une jeune fille de 19 ans… «Habillés dans nos survêtements du samedi, les seuls vêtements qu’il nous reste», glisse Siobhan, ajoutant qu’elle ne croit «plus en Dieu ni en la paix». Revenir à Nahal Oz et tenir, encore et toujours, la frontière ? «J’espère, répond Rahamim sans hésiter. Mais ça prendra du temps.»
1954 Naissance à Hadera (Israël)
1975 S’installe à Nahal Oz, à la frontière de Gaza
7 octobre 2023 Attaque du Hamas
par Guillaume Gendron