Près de 2000 personnes analysent le flot d’images sur les réseaux sociaux, et dans ces milliers d’heures de travail se cachent sans doute des indices sur le destin des disparus.
La trentaine de grandes tables en contre-plaqué et les chaises dépareillées disposées dans un hall du Palais des expositions de Tel-Aviv ne rendent pas grâce à l’importance de se qui s’y passe. «Il y a là la crème de la crème de la tech israélienne, le must de ce que ce pays peut faire dans ce domaine» , décline Amit Farbman. L’homme est normalement un producteur de cinéma talentueux. Depuis l’attaque du Hamas, il a tout lâché, comme tous les autres travaillant ici pour venir en aide aux familles sans nouvelles d’un proche, parfois de plusieurs. «L’idée est simple. Se servir de nos compétences, surtout technologiques, pour effacer les questions et apporter des réponses», résume Moshe, un doctorant longtemps resté chez Apple.
L’initiative est née de Karine Nahon, une universitaire engagée, incapable de ne rien faire face au désastre. «Il y a encore environ 1000 personnes qui sont portées disparues sans que l’on sache si elles sont mortes ou otages du Hamas», déplore-t-elle. Les groupes montés ces derniers mois sur les réseaux pour lutter contre la réforme de la justice voulue par Benyamin Netanyahou sont détournés, et deviennent un centre de recrutement pour ce projet un peu insensé. Très vite la douzaine de personnes autour de la chercheuse est rejointe par des dizaines d’autres, puis des centaines. Ils sont aujourd’hui près de 2000 à travailler sans relâche. «C’est un peu l’histoire de la start-up qui commence dans un garage puis grossit et grossit. Mais là, ce qui prend quand même des années, normalement, c’est fait en une semaine», raconte Amit Farbman.
Le défi est néanmoins immense. Les spécialistes commencent par relever tous les détails qui pourraient permettre d’identifier un disparu. Ils collectent tout ce qui peut l’être sur les réseaux sociaux des victimes «avant le samedi 7 octobre». Un travail très long. «Nous prenons tout, les habitudes mais aussi les particularités physiques, comme des tatouages ou des cicatrices», dit-il. «Chacun a sa tâche, c’est très organisé», explique Ofer Livneh, un ingénieur système, chargé de collecter des informations sur une liste de personnes «particulièrement recherchées», sans qu’il sache pourquoi.
Flot d’images
Ces relevés sont placés dans une immense banque de données créée ex nihilo. Le gouvernement contribue-t-il à cet effort de collecte? Amit, qui, comme la plupart des bénévoles, ne cache pas son hostilité au premier ministre, reste discret sur ce point. «Je sais que l’armée et la police nous ont aidés.» Il s’agit sans doute de partage de clichés des dépouilles de personnes assassinées dont certaines sont difficilement reconnaissables, mais sans doute également des films et images saisis sur les terroristes abattus.
Le cœur du travail consiste à analyser le flot d’images sur les réseaux sociaux, ces milliers d’heures où se cachent sans doute des indices sur le destin des disparus. Des ingénieurs et des pointures dans le domaine de la reconnaissance faciale et de l’intelligence artificielle, aidés de petites mains, s’en chargent. «C’est très pénible, car cela exige de voir des choses très dures, ignobles. On tente de mettre de la distance, mais ce n’est pas simple», souligne Karine Nahon. Vendredi soir, pour le shabbat, tous ont donc fait une pause. «Ce fut bienvenu», dit-elle.
La pause fut brève. «C’est un travail gigantesque. Il faut bâtir un algorithme capable de rabouter ces morceaux de films qui ne durent parfois que quelques secondes et surtout d’identifier des gens sur les images», souligne Moshe. Des centaines de personnes y travaillent, nuit et jour. Le système a, selon Moshe, commencé à fonctionner samedi soir. Les premiers résultats sont tombés. «Ils ne sont pas encore fiables et l’équipe s’attache maintenant à les affiner et à les rendre plus pertinents», glisse-t-il. Pour Karine Nahon, l’effort devrait se prolonger encore deux à trois semaines, avant que le sort des disparus soit un peu moins obscur.
Sur un bout de trottoir, au cœur de Tel-Aviv, Gideon Barlev, 72 ans, est lui resté fidèle à l’activisme à l’ancienne. Face à une dépendance du ministère de la Défense, il manifeste, sous l’œil de policiers, pour exiger du gouvernement qu’il fasse tout pour faire revenir les otages. «Il faut mettre la pression, car Netanyahou est un tricheur et un voleur», crie-t-il. À côté de lui, Hanna Dvir est, elle aussi, venue dire sa colère, alors que trois de ses enfants vivent dans des kibboutz du sud du pays. À 81 ans, elle qui, à 2 ans, a échappé à l’Holocauste dans sa Slovaquie natale, a des mots durs. «C’est une petite Shoah que nous avons vécue. Il y a des différences, bien sûr. Cela n’a duré qu’un jour, et nous avons aujourd’hui une armée. Mais pour le reste, c’est la même chose avec les mêmes questions autour de ceux dont on est sans nouvelles.»
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