L’historien Georges Bensoussan, spécialiste de la Shoah et de l’antisémitisme, revient sur l’attaque du Hamas en Israël qu’il qualifie de « tuerie de nature génocidaire ».
« La visite dans le Sud glace le sang », écrit le journaliste israélien Gideon Levy dans Haaretz. Des dizaines de nourrissons décapités ou égorgés, les habitants brûlés vifs dans leurs maisons, rapporte le quotidien israélien Maariv, le 10 octobre 2023, à l’unisson de la presse internationale autorisée par l’armée à constater de visu ces scènes d’épouvante.
Des corps dénudés et ensanglantés gisant dans les positions grotesques où la mort les a surpris, c’est une tuerie de nature génocidaire qui frappe les nourrissons comme les adultes au cœur de l’indépendance nationale juive ; le retour d’une condition existentielle précarisée ad vitam aeternam qu’on avait cru tenue à distance par la fondation de l’État. Voir ici un lien avec les colonies, les implantations, les réfugiés, Jérusalem, c’est volontairement ou non passer à côté du véritable enseignement politique de la tragédie.
À l’ombre de l’islam
Au-delà de la surprise, réelle, il y a une forme relative de continuité historique dans cette barbarie sans limites, un langage implicite : l’impossibilité d’accepter une souveraineté juive sur une terre décrétée arabo-musulmane pour l’éternité. L’impossibilité d’accepter la libération d’un sujet dont la condition en terre d’islam était définie par le statut de dhimmi, repris en l’espèce dans l’article 31 de la charte du Hamas : « À l’ombre de l’islam, les disciples des trois religions, islamique, chrétienne et juive, peuvent coexister dans la sécurité et la confiance. Ce n’est qu’à l’ombre de l’islam que la sécurité et la confiance peuvent se trouver, l’histoire récente et ancienne en constituant un bon témoin. » Ceux qui voient dans le Hamas l’expression d’une lutte anticoloniale devraient s’interroger sur une conception du monde qui ne conçoit l’altérité qu’à « l’ombre de l’islam », pour reprendre ses termes.
Dans le paysage mental dessiné par cet islam intégriste, le sionisme figure un mouvement de décolonisation de la minorité juive par rapport au maître musulman comme le montre la genèse de l’idée nationale juive dans la Palestine des années 1860-1914. Car le sionisme, loin d’être un mouvement de type colonialiste comme la doxa le répète en boucle, fut à la fois un mouvement de libération endogène et un mouvement de peuplement d’une terre ancienne qui parle l’hébreu depuis trois mille ans, comme le révèle la toponymie hébraïque enfouie sous les strates byzantine, arabe et turque. Quant au XIXe siècle, l’identité juive se sécularise et prend une forme nationale, celle-ci ne peut s’incarner et s’enraciner que sur cette terre dont le nom, rappelé quotidiennement dans la liturgie, est au cœur le plus intime de l’être juif.
Les sociétés arabo-musulmanes refusent le compromis et l’altérité juive
Là réside la continuité historique entre les violences d’hier et celles d’aujourd’hui, dans le refus d’une souveraineté des Juifs comme peuple sur cette terre, dans le refus d’accepter cette altérité, dans l’impossibilité de penser le compromis politique. Le nationalisme islamisé du grand mufti de Jérusalem, Mohammed Amin al-Husseini (1896-1974) a mené son peuple dans l’impasse de la Nakba, via une succession de refus, depuis le plan Peel (1937) et le Livre blanc (1939) jusqu’au plan de partage des Nations unies (29 novembre 1947). La violence de 2023, c’était déjà celle de 1929 qui laissa les contemporains « sidérés » (sic). En août 1929, en effet, des enfants juifs de Hébron avaient été torturés avant d’être assassinés. « Parmi les tués, notait à la hâte dans ses carnets le sénateur français Justin Godart qui, trois ans plus tôt, avait fondé l’association France-Palestine, écervelés, égorgés par nuque, par face, enlevé testicules d’un rabbin et brûlé, deux mains gauches de femmes ». « Un paralytique tué et enlevé les yeux, violé sa fille et coupé les seins. Un boulanger lié pieds et mains attachés, un primus (bec de gaz) et mis sa tête sur le réchaud. Une dame (Madame Sokolov) on l’a assise et sur elle-même on a égorgé six élèves de la yeshiva. Un instituteur de Tel-Aviv tué et gorge dépecée, un beau-père, fils du rabbin, faisait sa prière on l’a scalpé et ôté cervelle, belle-mère coupé le ventre et retiré les intestins » (N. Weinstock, Terre promise, trop promise, Odile Jacob, 2011, p. 201). L’extrême cruauté dont parle le sénateur français peut à bon droit évoquer un texte de propagande, mais dans le même temps le reportage du journaliste français Albert Londres corrobore le témoignage du sénateur : « Une cinquantaine de Juifs et de Juives s’étaient réfugiés, hors du ghetto, à la banque anglo-palestinienne […] les Arabes […] ne tardèrent pas à les renifler. C’était le samedi 24 à neuf heures du matin. […] mais voici en deux mots ; ils coupèrent des mains, ils coupèrent des doigts […], ils pratiquèrent l’énucléation des yeux. » (Albert Londres, Le Juif errant est arrivé (1929), 10-18, 1975, p. 198.)
C’était en 1929, il y a quatre-vingt-quatorze ans dans une Palestine arabe prise sous la terreur du clan Husseini qui fait taire par une litanie d’assassinats les voix discordantes prêtes au compromis avec la société juive de l’époque. Fondé en 1987, le Hamas, épigone des Frères musulmans égyptiens, est l’héritier de cette mouvance idéologique, celle-là même qui, en 1948, a mené les Arabes de Palestine au désastre. À l’instar des Husseini qui en 1948 tenaient la société palestinienne sous leur loi, le Hamas tient en coupe réglée une population qui étouffe. C’est aussi là le parallèle le plus frappant à soixante-quinze ans de distance.
La rébellion du Juif dominé
Enfin, la sauvagerie mise en scène sur les réseaux sociaux a pour but, entre autres, de marteler sans fin l’inaltérable refus de toute présence juive de la mer au Jourdain. Un refus habillé en « anticolonialisme » mais en réalité ancré dans l’islam intégriste et sa conception archaïque du politique. Ironie de l’histoire que de voir ce combat, situé aux antipodes de l’esprit des Lumières, considéré aujourd’hui par la cohorte des imbéciles (ainsi que l’eût dit Georges Bernanos) comme une lutte « progressiste », un « socialisme des imbéciles » mis en pleine lumière ce samedi matin d’octobre.
La rébellion du Juif dominé d’hier a rendu fou de colère son souverain musulman de jadis. Une colère décuplée par la réussite de l’État d’Israël opposée à la régression d’un monde arabe majoritairement enfoncé dans l’incurie et la dictature. Une « réussite israélienne » jugée « insolente » et « arrogante » face à l’échec d’un monde dont une grande partie de la jeunesse n’a pour seule aspiration que le départ. Quand le dominé d’hier s’avise de parler d’égal à égal avec son ancien maître, c’est tout l’équilibre du monde ancien qui vacille, tout l’équilibre « normal » des choses qui devient incompréhensible.
Dans l’immense violence perpétrée ce samedi 7 octobre, il ne faut pas voir seulement ce que l’émotion du regard nous dicte mais quelque chose de plus profond et de long terme : l’impossibilité pour une part importante (à en juger par les réactions de joie massives) des sociétés arabo-musulmanes d’accepter le compromis et l’altérité sur un pied d’égalité. C’est là le noyau d’un conflit d’autant plus sanglant que les mots manquent pour le dire.
Georges Bensoussan