Le diplomate, qui fut ambassadeur de France à Tel-Aviv, a appris à connaître la société israélienne, confrontée aujourd’hui à une crise existentielle.
Le hasard a fait d’Israël mon premier poste diplomatique lorsque j’ai rejoint le Quai d’Orsay en 1982 puis ma première ambassade lorsque Jacques Chirac et Dominique de Villepin m’y ont nommé pour améliorer des relations bilatérales compromises. Six années de vie professionnelle et personnelle puisqu’être nommé à l’étranger, ce ne sont pas seulement quelques heures de bureau consacrées à une mission, c’est toute l’existence qui en est affectée. J’y ai donc lié des amitiés, j’y ai partagé les heures d’angoisse de la campagne terroriste du début des années 2000 quand mes collaborateurs essayaient frénétiquement de joindre leur famille lorsque nous entendions les sirènes des ambulances et j’ai présenté mes condoléances aux proches de la soixantaine de Français qui y ont laissé la vie.
Nulle part plus qu’en Israël, cet effort est nécessaire. Une religion plusieurs fois millénaire, une histoire infiniment tragique qui a culminé dans l’horreur absolue, la renaissance d’un État après dix-huit siècles au prix de multiples guerres dans une région longtemps unanimement hostile, la création d’une nation à partir de diasporas des quatre coins du monde et j’en oublie… Israël, c’est d’abord une expérience unique.
Une expérience à l’ombre du malheur
Une expérience qui est un succès sans parallèle dans l’Histoire. Renaissance d’une langue, victoires militaires répétées contre des forces supérieures, construction d’un pays moderne, démocratique et prospère jusqu’à faire d’Israël la superpuissance régionale à laquelle aujourd’hui, les pays arabes demandent protection contre l’Iran. Mais, une expérience à l’ombre du malheur : le malheur d’un génocide au centre de l’Europe dans l’indifférence de tout un continent, dont la mémoire éternelle pèse de génération en génération ; le malheur de la volonté des pays arabes pendant des décennies de détruire ce minuscule intrus dans la région et, aujourd’hui, le malheur de ne pas parvenir à un accord avec les Palestiniens dans une lutte sans fin.
De tant de malheur, de tant de menaces, de tant de morts, est sorti un Israël endurci par les épreuves, où la faiblesse est un luxe qu’on pense ne pas pouvoir s’offrir et où il s’agit d’être le plus fort dans la conviction que, comme dans les années 1930, nul ne viendrait au secours du peuple juif si ça tournait mal.
Les plages et les gratte-ciel de Tel-Aviv disent la réussite d’une société qui pouvait nourrir l’illusion d’avoir vaincu le destin. Illusion parce que ce bonheur reposait sur la volonté délibérée d’oublier le problème palestinien. Les Israéliens sont convaincus d’avoir essayé de négocier, d’avoir fait des concessions et de n’avoir obtenu en échange que le terrorisme. Qu’importe que la réalité soit plus complexe et plus ambiguë : c’est là ce que pense tout un peuple qui en a donc conclu que le statu quo était la solution par défaut.
De leur côté, les extrémistes ont compris que la situation permettait à Israël de poursuivre impunément son entreprise de colonisation de la Cisjordanie. En 1967, lorsque Tsahal avait occupé cette région après la guerre des Six Jours, David Ben Gourion, le père fondateur de l’État, avait averti : « Si nous ne quittons pas immédiatement la Cisjordanie, nous ne la quitterons jamais. » Il devinait que cette conquête éveillerait l’alliance mortifère de la religion et du nationalisme sur une terre où s’était déroulée l’aventure de la Bible. Une colonisation a suivi. Des centaines de milliers d’Israéliens s’y sont installés au point qu’aujourd’hui nul gouvernement ne serait capable de les rapatrier pour permettre la création d’un État palestinien viable. Découragée, après des décennies de vains efforts, la communauté internationale a regardé ailleurs. Israël a dérivé vers l’extrême droite n’offrant plus aux Palestiniens d’autre choix que la soumission, l’exil ou l’extrémisme. On en était là, le 7 octobre.
La catastrophe entraînera des règlements de comptes politiques alors que 87 % de la population estime que le Premier ministre en est responsable. Peut-on espérer qu’un bien sorte d’un mal ? Que les Israéliens prennent conscience que le statu quo est intenable ? Qu’un nouveau gouvernement revienne à la table des négociations ? Je ne le crois guère : ce que cherchait le Hamas, c’est de commettre des atrocités qui rendent tout compromis inacceptable. Je crains qu’il n’ait réussi…