La rabbine, voix du judaïsme libéral en France, confie, dans un entretien au « Monde », comment elle a perçu, depuis Paris, les actions terroristes du Hamas en Israël.
Elle reçoit Le Monde dans sa synagogue parisienne après avoir célébré deux bar-mitsva, au milieu d’une atmosphère apparemment joyeuse. « Je ne voulais pas voler ce moment si important dans la vie de ces adolescents. Une bar-mitsva, c’est un moment festif, pas une fête des morts ! », confie Delphine Horvilleur, figure de proue du judaïsme libéral en France. Dans l’assistance, pourtant, des visages en larmes laissaient transparaître le contexte dramatique, quelques jours après la déflagration provoquée par le Hamas. Face à la tragédie, la rabbine appelle à ne pas sombrer « dans une déshumanisation absolue de l’autre camp ».
Après les attaques du Hamas sur Israël, quels sentiments vous habitent ?
Il m’est difficile de répondre à cette question, parce que cela dépend des heures de la journée. Comme beaucoup de gens, je suis effondrée et suis devenue totalement pessimiste, moi qui me suis toujours perçue comme quelqu’un d’optimiste, confiant en la paix possible. Ces grands idéaux, aujourd’hui, sonnent un peu creux à mes oreilles. J’ai le sentiment que le sol s’est dérobé sous mes pieds, que quelque chose s’est effondré.
Je pourrais m’exprimer en tant que juive ou que personne attachée à Israël, bien sûr. Mais en réalité, c’est en tant qu’être humain qu’il me faut simplement parler. Nous sommes projetés dans des images d’une telle inhumanité que la question qui m’habite, c’est de savoir comment préserver notre humanité, s’assurer les uns les autres que, dans les temps à venir, nous parviendrons à ne pas déshumaniser l’autre à un point qui confisquerait notre âme.
Autant je peux comprendre qu’au Proche-Orient des gens n’arrivent plus à le faire, parce que le niveau de haine et de rage y atteint son paroxysme, autant nous n’avons aucune excuse ici. Et je ressens de la colère vis-à-vis de ceux qui, depuis la France, ajoutent de la haine à la haine, qui sombrent dans une déshumanisation absolue de l’autre camp.
Cette faille empathique majeure est, en fait, une faille morale terrible dont la répercussion sera de nous déshumaniser nous-mêmes. De nous enfermer un peu plus dans un entre-soi d’empathies sélectives, une impossible confiance en la parole de l’autre parce qu’il n’a pas su être là. Nous avons le devoir, à distance, d’être les ultimes gardiens d’humanité malgré la rage et la colère, dans la nécessité morale de dénoncer de façon absolument ferme ce qui vient de se produire. Aucune cause, aussi juste soit-elle, ne légitime ces crimes du Hamas. Aucune liberté ou émancipation ne peut se gagner sur cette ignominie.
Vous avez beaucoup œuvré au dialogue entre les juifs et les musulmans, et vous avez d’ailleurs consacré un numéro de la revue « Tenou’a », que vous dirigez, à Isaac et Ismaël, et qui s’intitulait « Se reparler ». Comment, à présent, renouer le dialogue ?
J’ai reçu avec émotion ces derniers jours des centaines de messages de gens qui souhaitent apporter un soutien ou demander simplement comment ça va. Ces gens ne sont pas devenus subitement pro-israéliens ou propalestiniens. Ils ont juste écouté vibrer en eux l’humanité partagée. Face à cela, je l’avoue, certains silences m’ont terrassée.
Notamment celui de certains amis, soutiens de la cause palestinienne et incapables de dénoncer clairement le Hamas. Leur mutisme m’est insupportable. Quand je vois que personne, parmi les leaders palestiniens que je connais en France, n’est capable de dénoncer fermement les meurtres du Hamas, je perds espoir, c’est vrai.
J’ai le sentiment que beaucoup de gens sont otages idéologiquement, otages par leur silence, otages de l’idéologie criminelle du Hamas et de ses alliés. Ils décident ainsi de fermer la bouche, de relativiser ou de contextualiser la situation de façon obscène – déresponsabiliser les assassins en évoquant simplement la colonisation. Et taire ainsi la vérité : le Hamas ne souhaite pas la paix ou le retour à la table des négociations. Il n’aspire qu’à la destruction d’Israël, et non à en finir avec l’occupation de la Cisjordanie. Pour cette organisation, toute présence juive – je dis volontairement « juive » et non « israélienne » – sur cette terre est à exterminer. Ne pas le dénoncer est une faille morale terrible pour le narratif palestinien qui mériterait mieux que cette mare de sang indélébile sur son drapeau.
Ce mouvement terroriste doit être condamné, non pas malgré l’attachement de certains à la Palestine, mais précisément au nom de cet attachement. J’attendais, par conséquent, des prises de parole plus fortes. Certains me répondent : qu’en est-il de ta dénonciation de la colonisation ? Eh bien justement, je ne crois pas m’être tue. Et nous sommes nombreux, depuis des années, à porter cette parole et à avoir dénoncé les effets terribles de la colonisation sur la société israélienne.
Celle-ci s’enivre parfois de son pouvoir ou manque cruellement d’empathie pour la douleur des Palestiniens. Néanmoins, à aucun moment je ne l’ai vue applaudir le meurtre d’un enfant, appeler à l’anéantissement de l’autre ou saluer la bravoure d’hommes qui entreraient maison par maison égorger des bébés ou violer des femmes devant le cadavre de leur compagnon. Les équivalences ont une limite. Cela ne veut évidemment pas dire qu’un mort ne vaut pas un mort, ou la douleur d’une mère celle d’une autre mère, mais qu’en déconnexion absolue de notre sensibilité à une cause ou à une autre, nous devons tous refuser ensemble ces abjections qui salissent notre humanité, et qui nous volent notre âme.
J’ai répété, en tant et tant de circonstances, mon attachement viscéral à l’existence d’Israël et à son droit à la sécurité, tout en appelant à entendre la douleur des Palestiniens et en dénonçant la politique du gouvernement israélien. Je me suis toujours efforcée, tout en me disant sioniste, d’être sur une position exigeant de la mesure. J’attends aujourd’hui la même exigence morale de ceux qui aspirent à ce que leur revendication à l’autodétermination reste légitime.
Dans votre sermon de Kippour du 24 septembre, soit deux semaines avant les attaques du Hamas, vous n’avez pas ménagé vos critiques par rapport au gouvernement israélien. Comment conjuguer, dorénavant, cette critique de la politique israélienne et l’unité nationale dans le deuil ?
Depuis l’arrivée au pouvoir en Israël d’un gouvernement d’extrême droite, nous sommes très nombreux à être extrêmement inquiets de l’évolution politique du pays. J’avais donc décidé, cette année à Kippour, d’évoquer cette question politique, cette menace qui pèse sur Israël, dans son illusion de toute-puissance, son hubris qui la rend parfois inconsciente de sa vulnérabilité.
L’Etat d’Israël, né sur les cendres de la Shoah, a promis aux juifs du monde qu’il y aurait toujours une force à leurs côtés, que c’en était fini de leur absolue vulnérabilité. La menace quasi permanente pour sa survie ces soixante-quinze dernières années n’a fait que renforcer ce narratif de force qui a gonflé, gonflé, jusqu’à exploser partiellement aujourd’hui. Ce qui vient de se passer est une explosion de l’illusion de toute-puissance d’Israël. Les gens pensaient que la force militaire et le renseignement rendraient impossible une telle tragédie.
D’une certaine manière, Israël vient de reprendre conscience de la faille et de la vulnérabilité qui ont été une constante de l’histoire juive. Lorsque j’ai écrit mon sermon de Kippour, il y a trois semaines, je n’imaginais pas à quel point il allait trouver une résonance presque immédiate.
Notez que cette critique de la vie politique israélienne est loin d’être minoritaire. Pendant ces dernières quarante semaines, des centaines de milliers d’Israéliens sont sortis dans les rues pour hurler leur rage contre le gouvernement d’extrême droite et la menace qu’il fait peser sur la démocratie. Ce pays a une capacité de débat démocratique interne extrêmement puissante. Si, pour l’heure, il est dans un temps d’union nationale nécessaire parce qu’il y a une guerre à mener, je n’ai aucun doute que cette critique politique va être tout aussi féroce dans les mois à venir face aux égarements du gouvernement Nétanyahou. Aujourd’hui, il y a une conscience très forte que les certitudes nationalistes et messianiques ont une part de responsabilité dans le désastre – ce qui ne décharge en rien les coupables. En rien du tout.
Cependant, n’est-il pas compréhensible de chercher à contextualiser le drame, étant donné la situation que connaissent les Palestiniens occupés ?
Je ne nie pas cela, au contraire, mais qu’est-ce qui fait que des personnes en arrivent à créer des chaînes de causalités leur permettant de justifier que des enfants soient égorgés en raison de la politique du gouvernement israélien ou de l’occupation ? On observe souvent, dans nos sociétés, cette tentation d’interpréter ce qui vient de se passer par le prisme principal de la responsabilité israélienne. J’y vois une forme troublante de paternalisme et d’infantilisation du coupable. Déresponsabiliser le monde arabe ou surresponsabiliser les juifs, comme si ces derniers assumaient en toutes circonstances le rôle de parent ou d’adulte. Il y a là, je trouve, une forme de mépris pour les Palestiniens. Il faut permettre aux gens d’être assez grands pour porter la pleine responsabilité de leurs actes et assumer leurs conséquences.
Justement, pour filer la métaphore des liens familiaux, ne peut-on pas voir dans la tragédie actuelle une réminiscence de l’histoire biblique de Caïn et Abel ?
Absolument. Cette image m’accompagne en permanence depuis quelques jours. Rappelez-vous de ce récit de la Genèse. Au commencement de l’histoire du monde il y a deux frères. La haine s’empare de l’un d’entre eux. Dieu dit à Caïn : « sache te relever », sans quoi, lui dit-il, « le péché sera à ta porte » – ce qui signifie que s’il n’est pas capable de regarder son histoire autrement que par le prisme de sa victimisation, une faute terrible le guette. Cela ne manque pas de se produire dans les versets suivants puisque, tandis qu’ils sont aux champs, Caïn se lève et tue son frère.
Le texte biblique relate cette scène de manière énigmatique, puisqu’il est écrit que « Caïn dit à Abel, se leva et le tua ». Un mot semble manquer – comme si, finalement, Caïn n’avait pas réussi à parler à Abel. C’est parce qu’il n’a rien dit du tout que Caïn s’est levé et a tué son frère : la violence prend le relais d’une parole impossible. Lorsque Abel est assassiné, il est dit que « son sang crie des profondeurs de la Terre ». Il crie pour Abel et pour ses descendants qui ne naîtront pas, pour toutes ces vies assassinées. Et alors Dieu se tourne vers Caïn et lui demande : « Qu’as-tu fait ? » ; l’assassin répond d’une phrase mythique : « Suis-je le gardien de mon frère ? »
Cette question, aujourd’hui, n’est pas adressée à Caïn ; elle est adressée à chacun d’entre nous, juifs, non-juifs, Israéliens, Palestiniens, humains tout simplement. Nous qui voyons ces images d’extrême violence, quelle que soit notre sensibilité à ce conflit, notre proximité vis-à-vis d’un camp ou un autre, saurons-nous, oui ou non, être les gardiens de nos frères humains ? Cette histoire biblique, aujourd’hui, hurle à nos oreilles comme les sangs d’Abel.
Qu’est-ce qui, en l’état actuel des choses, pourrait apporter une forme de consolation, aussi modeste soit-elle ?
Je l’ignore, et je vais vous faire une confidence. J’ai écrit un livre sur la mort et l’accompagnement du deuil [Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation, Grasset, 2021]. J’ai eu beau l’écrire pour d’autres, accompagner tellement de fois des endeuillés, rien ne me console aujourd’hui. Au fond, je crois que quand la mort surgit, les mots ne servent pas à grand-chose.