A 80 ans, Robert De Niro semble gagné par la mélancolie. En mai, lors de la présentation à Cannes de « Killers of the Flower Moon », l’acteur avait conscience que ce voyage sur la Croisette pouvait être le dernier… Un sentiment de finitude loin de le réjouir, mais qui l’interroge sur la transmission et le rapproche de son père, peintre décédé en 1993, dont il fait vivre la mémoire.
Est-ce l’effet du tabouret sur lequel il a choisi de s’asseoir ? Mal planté sur ses fesses, en déséquilibre permanent, Robert De Niro risque de glisser à tout instant, mais il semble préférer une certaine rigueur monacale dans ce lieu qui exhale le luxe et le confort, l’Hôtel Majestic, à Cannes. Ce samedi 20 mai, le plus grand festival de cinéma vient d’atteindre son rythme de croisière et, dans quelques heures, l’acteur grimpera les marches pour présenter le nouveau film réalisé par Martin Scorsese, Killers of the Flower Moon, leur dixième collaboration en un demi-siècle (en salle le 18 octobre).
Dans sa suite, sur ce tabouret, Robert De Niro croise les jambes, décidé à réduire encore davantage son espace vital. Dans trois mois, en août, il aura 80 ans. Est-ce l’approche de cette nouvelle décennie qui le transforme ?
Soudain, il lance : « Je vais vous parler aujourd’hui. » Une phrase sensationnelle de la part d’un comédien connu depuis des années pour se soustraire à l’exercice de l’interview. En matière de parole, Robert De Niro a toujours prôné l’austérité : il a l’habitude de balayer les questions d’un revers de la main, de secouer la tête avec indifférence, de ne jamais finir ses phrases. « Vous savez, je n’ai jamais eu de véritable conversation avec lui », confie Martin Scorsese, qui le fréquente depuis tant d’années. Ce jour de mai, Robert De Niro, préoccupé par la vieillesse et la transmission, s’essaye à la confidence.
L’âge venant, Robert De Niro, père de sept enfants – nés entre 1976 et 2023 pour le plus jeune –, considère ses vacances familiales d’un œil nouveau. En début d’année, le tournage de la série Netflix Zero Day, dans laquelle il interprète un ancien président appelé à prendre la tête d’une commission d’enquête autour d’une cyberattaque, a été interrompu par la grève des acteurs d’Hollywood. Mais, grève ou pas, ses plans seraient restés identiques. Il consacre chaque année les mois de juillet et d’août à sa famille. Le travail reprend à la rentrée, pas avant. « J’ai besoin de ce temps, il est précieux. Ce n’est plus négociable. »
La mort qui rôde
D’une des persiennes de sa suite, l’acteur regarde le Palais du Festival. Soudain, il lui apparaît qu’il va sans doute en gravir les marches pour la dernière fois. Peut-être ne reverra-t-il pas non plus l’hôtel où il a posé ses valises. « Je sens que ça va se terminer. Combien de fois reviendrai-je ici ? Il s’agit probablement de la dernière fois. Je pense souvent à ces choses. Je ne puis m’empêcher d’y penser à chaque instant. » L’acteur américain a découvert la Croisette avec Mean Streets, de Martin Scorsese, en 1974, avant Taxi Driver, deux ans plus tard, du même cinéaste, couronné de la Palme d’or.
Pour ce rôle, Robert De Niro devait se plier certains matins à de nombreuses heures de maquillage. Il se disait alors que, si jamais il n’atteignait pas le grand âge de son personnage, il en aurait au moins eu un aperçu.
Quand Charles Scorsese, le père de Martin, avait découvert le film, lors d’une projection privée organisée par De Niro au MoMA, à New York, il avait été frappé par le plan de clôture, qui renvoyait à la première scène : on y voyait Noodles allongé dans une fumerie d’opium en train de sourire au cœur d’une tragédie. Charles Scorsese avait pensé d’emblée que l’image renvoyait à la disparition programmée du personnage. « C’était un film sur la mort, analyse Robert De Niro. Je l’avais alors bien compris. »
Le chemin de l’épure
A cette époque, vieillir à l’écran lui semblait un défi. Aujourd’hui, il lui faut apparaître plus jeune. Si tant est que cela soit possible. Dans The Irishman, réalisé par Martin Scorsese en 2019, la technologie avait permis d’effacer l’œuvre du temps, rajeunissant numériquement les comédiens sur certaines séquences. Dans ce film mystérieux, son personnage, un tueur à gages, remonte le fil de son existence pour tenter de comprendre ce qu’il a vécu. L’ange de la mort incarné par De Niro finit par plier sous le poids de sa déchéance. « Dans The Irishman, j’utilise des prothèses, je trafique », raconte De Niro, à un âge où il lui est désormais difficile de maquiller quoi que ce soit.
Autrefois, pour composer ses personnages souvent complexes, l’acteur américain procédait par identification. Il transformait chaque interprétation en expérience existentielle. Cela se conjuguait à merveille avec sa jeunesse et a permis de faire de lui, au milieu des années 1970 et pendant une bonne dizaine d’années, le plus grand acteur du monde. Il passait des semaines sur une base militaire pour parfaire son accent de vétéran du Vietnam, d’autres à s’entraîner au maniement des armes à feu ou à obtenir une licence de chauffeur de taxi, pour son rôle dans Taxi Driver, de Martin Scorsese.
Il partait des jours dans l’Ohio afin de s’imprégner de l’environnement dans lequel évoluait son personnage de Voyage au bout de l’enfer (1978), de Michael Cimino, travaillait dans une usine sidérurgique pour mieux appréhender le métier d’ouvrier. Son fait d’armes le plus célèbre reste les 30 kilos pris en quelques mois pour incarner le boxeur Jake LaMotta dans Raging Bull, de Martin Scorsese toujours, en1980, performance pour laquelle il recevra l’Oscar du meilleur acteur.
Ces longues préparations sont peu à peu devenues impossibles. Robert De Niro n’a plus le temps de s’investir dans un tel labeur. Il le concède bien volontiers : « Je suis entré dans la période japonisante de ma carrière. » Celle où il se distingue par la simplicité, la rapidité et la fluidité de son jeu. Il aime se dire que, au moment où le temps lui est compté, il est parvenu à transformer son travail d’acteur en épure, là où, autrefois, ce processus, par son exigence démesurée, l’épuisait.
Une tragédie américaine
Il en est ainsi de son nouveau film. Lorsque Martin Scorsese et Leonardo DiCaprio lui ont parlé de l’adaptation du livre de David Grann, La Note américaine(publié en France en 2018 aux éditions Globe), il a tout de suite su comment esquisser son personnage en deux coups de pinceau. En 1921, raconte le journaliste dans un récit étayé par des années de recherche, le peuple osage, une tribu indienne, se voit attribuer un territoire aux confins de l’Oklahoma. Ses rochers recouvrent un grand gisement de pétrole qui n’avait jamais été exploité.
Du jour au lendemain, les Osage deviennent millionnaires, roulent dans les plus belles berlines, envoient leurs enfants dans les universités les plus prestigieuses, emploient des domestiques blancs qui leur servent le dîner. Mais, un jour, deux membres de la tribu disparaissent, leurs corps sont retrouvés morts, une balle dans la tête. Une femme meurt empoisonnée. Les assassinats se poursuivent, jusqu’à ce que le Bureau of Investigation, ancêtre du FBI, mène une enquête d’ampleur inédite pour trouver les coupables.
Les affinités électives
En travaillant pour la première fois avec Leonardo DiCaprio devant la caméra de Martin Scorsese, Robert De Niro s’est dit que, finalement, rien n’avait changé depuis ce jour de 1993 où il avait rencontré ce jeune acteur de 19 ans pour la lecture du scénario de Blessures secrètes, de Michael Caton-Jones. Robert De Niro y incarnait un beau-père violent qui rend très vite invivable le quotidien du fils de sa compagne. Le comédien devait participer au choix de son partenaire. Au cours du casting, Joaquin Phoenix, Tobey Maguire ou Edward Furlong lui ont donné la réplique jusqu’à ce que De Niro fasse signe à son producteur : il aimait bien le deuxième gamin sur la rangée en partant de la gauche. Le garçon en question était apparu à la télévision, et une fois au cinéma. C’était Leonardo DiCaprio. « J’ai dit au producteur : “Le gamin est intéressant.” Je n’ai pas dit d’autre mot, soyons très clairs, juste “intéressant”. » Mais un mot de De Niro vaut plaidoirie chez le commun des mortels.
L’acteur ne sait plus s’il a alors conseillé à son ami Martin Scorsese de garder un œil sur l’adolescent, pressentant une grande carrière, comme le metteur en scène l’a raconté à de multiples reprises. « De toute façon, avoue Robert De Niro, je ne me souviens plus du tout. “Marty”, lui, garde tout en mémoire. Si je veux vérifier une date, un événement, une phrase, je l’appelle. Il est devenu ma mémoire. »
Il n’a pas échappé à De Niro que la relation destructrice qu’il entretient à l’écran avec DiCaprio dans Blessures secrètes fait écho à celle mise en scène trente ans plus tard dans Killers of the Flower Moon. Difficile d’imaginer couple plus toxique que cet oncle et son neveu, ce tueur au sang froid transformant un vétéran de la première guerre mondiale en tortionnaire manipulé, amoureux de son épouse indienne et contraint de planifier sa disparition.
Mémoire de nos pères
Mais, avant même de lui offrir de nouveaux rôles ces dernières années, Martin Scorsese a continué de partager sa vie, comme il le fait depuis son adolescence lorsque les deux hommes fréquentaient les mêmes petites frappes de Little Italy, le quartier historique des immigrés italiens à New York.
A l’époque, Robert De Niro avait déjà une vie parallèle qu’il ne partageait pas avec le gang de Kenmare Street : fils du peintre Robert De Niro Sr, artiste lié à l’expressionnisme, il côtoyait Jackson Pollock et Mark Rothko dans les années 1950, lors de la brève période de reconnaissance artistique de son père. De Niro suppose avoir alors rencontré ces artistes sans pouvoir aujourd’hui l’assurer. « Mes gamins voient tout le temps des gens célèbres et ne s’en souviendront jamais. Il en a été de même pour moi. »
Il lui reste en revanche beaucoup d’autres traces de cette époque. A commencer par un portrait de son père peint par Elaine de Kooning en 1973 et dont il possède une copie : « Je donnerais tout pour en acquérir aujourd’hui l’original. » Sur les murs de son domicile new-yorkais, il affiche beaucoup de toiles de son père et de sa mère, Virginia Admiral, qui était aussi peintre et poétesse. Il les expose également au Greenwich Hotel et au Tribeca Grill, un hôtel et un des restaurants qu’il possède à New York.
Ce fils unique a également conservé le studio de son père à West Broadway, dans la partie ouest de Manhattan. Le peintre y a passé ses trente dernières années, jusqu’à son décès, en 1993. L’acteur qui, enfant, n’éprouvait aucune envie de se rendre dans cet atelier ni d’arpenter les expositions de son père, s’y rend parfois avec ses enfants : il tient à ce que reste vive la mémoire de leur grand-père.
En prenant de l’âge, Robert De Niro accueille, préserve, chérit chaque bribe du passé de son père. Il a publié, en 2019, un livre, Robert De Niro Sr. : Paintings, Drawings and Writings : 1942-1993. Il a également organisé, en 2012, 2014 et 2019, des expositions à la DC Moore Gallery, à New York. Mais, étrangement, lorsque l’on demande à De Niro de raconter l’histoire de son père, il renoue avec son mutisme ou, du moins, avec sa manière décousue et embarrassée de parler des sujets plus personnels.
Ombres et lumières
Il reste des images, des impressions. Ses parents se sont séparés peu après sa naissance, en 1945. « Pourquoi ? Je ne sais pas. Leur sexualité peut-être. » Une manière chez lui de pointer, avec pudeur, l’homosexualité de son père, abordée pourtant de manière frontale dans le documentaire consacré à ce dernier et produit, en 2014, par l’acteur, Remembering The Artist : Robert De Niro, Sr. Un autre épisode a frappé le comédien. Après la rupture entre ses parents, il habitait chez sa mère. Son père a continué de peindre, pas elle. « Il est resté l’artiste du couple », précise De Niro. Sa mère a dû trouver un emploi pour pouvoir l’élever. « Tout le monde l’a encouragée à poursuivre la peinture, y compris mon père, car elle avait du talent. Mais elle a fait de mon éducation sa priorité. »
Un lieu lui revient en mémoire : la Cedar Tavern. Dans ce bar de Greenwich Village se retrouvaient dans les années 1950 Jackson Pollock, Willem de Kooning (l’époux d’Elaine), Mark Rothko, Franz Kline, mais aussi les auteurs phares de la Beat generation, Jack Kerouac et Allen Ginsberg. Robert De Niro Sr les y rejoignait souvent, avant de s’en trouver, peu à peu, écarté. Car De Niro père est resté attaché à la figuration au moment où l’abstraction faisait fureur. Son art, jugé alors daté, a été éclipsé par celui, jugé plus moderne, de ses pairs. Ainsi a commencé sa longue traversée du désert. Si son fils évoque la Cedar Tavern, c’est pour mieux souligner que c’était un lieu où son père mettait un point d’honneur à ne plus aller, blessé d’en avoir été rejeté.
L’étonnante apparition de Robert De Niro, en 1965, en client de restaurant dans Trois Chambres à Manhattan, de Marcel Carné, puis, en 1968, en hippie dans Les Jeunes Loups, du même cinéaste, film raté sur la jeunesse parisienne, s’explique par sa présence dans la capitale française. A cette époque encore, Robert De Niro se souvient avoir fait le tour des galeries de la rive gauche avec son père. Le fils portait les toiles sur son dos. L’artiste essuyait refus après refus.
Une fois l’acteur De Niro installé au firmament, après Le Parrain 2 (1974), de Francis Ford Coppola, qui lui vaut l’Oscar du meilleur second rôle masculin, et Taxi Driver, la carrière du père ne pouvait plus s’effectuer qu’à l’ombre de ce fils, qui entrait, dans sa trentaine, en pleine lumière. Son père est devenu un peu jaloux, admet la star. « Il avait l’habitude d’expliquer que les peintres n’obtenaient la reconnaissance qu’après leur mort ou juste avant. Son analyse est exacte. » Aujourd’hui, le comédien vit avec la part la plus vivante et la plus vulnérable de ce père : son œuvre. Et, comme toujours chez Robert De Niro, il n’existe pas assez de mots pour raconter cet héritage.