Le philosophe a pris la parole au Mémorial de la Shoah, à Paris. Il redit ici pourquoi la Shoah fut un événement irréductiblement singulier. Bernard-Henri Levy.
Je viens, pour la troisième fois de ma vie, de prendre la parole au Mémorial de la Shoah, à Paris. La première, j’avais 30 ans. La deuxième, j’en avais 50. Aujourd’hui, les années ont passé. Les rangs se sont clairsemés. Mais la situation est la même. L’histoire de l’Europe et de la haine vouée aux Juifs… Le prétendu « déicide » qu’il fallait faire payer au peuple d’Israël… La façon qu’eut la théologie chrétienne de rendre interminable l’agonie du Christ et, au pied de sa croix ensanglantée, d’offrir, non pas des livres, mais des tonnes de viande juive aux haches des pogromistes… Et puis, à l’aube de la modernité, dans une Europe déchristianisée où la boutique humaine n’était plus tenue, soudain, que par les hommes, ce tournant, cette mue : la haine devenue scientifique, médicale, raciale – et, une fois établie la toxicité de cette « race », l’extermination, la Shoah.
J’ai consacré une part de mon œuvre à expliquer en quoi ce tournant fut radical. Je l’ai fait sans l’érudition de Raul Hilberg. Sans la sainte patience de Serge Klarsfeld. Je l’ai fait sans la force presque inhumaine de Claude Lanzmann, cet Orphée juif qui a pris le risque d’aller, non pas une, ni deux, mais maintes fois, « vainqueur traverser l’Achéron » pour y chercher, sans se retourner, son Eurydice aux 6 millions de visages. Mais je l’ai fait en philosophe. Et j’ai établi, je crois, ce que la Shoah eut, dans l’histoire des génocides, d’irréductiblement singulier. Pas le nombre de ses morts. Pas la froide technicité de la machine à tuer telle que Martin Heidegger, en mage noir, la caractérisera. Même pas sa cruauté. Non. Trois traits. La Shoah fut sans recours : l’Europe et, en théorie, la planète, tel un piège pour le gibier juif pourchassé par la battue mondiale. Sans reste : hommes, femmes, enfants, leurs lieux de prière et leurs livres, jusqu’à la mémoire de leur existence, tout devait disparaître, tout. Sans nombre, sans noms, sans tombes : on ne compte pas la crasse, n’est-ce pas ? on ne nomme pas les bactéries ? la spécificité diabolique du crime nazi fut qu’en même temps qu’on rayait les victimes du livre des vivants on les rayait du livre des morts…
D’autant que, repensant à ces trois discours, prononcés en presque un demi-siècle, je mesure le chemin parcouru. Ces fameux « négationnistes » qui nous faisaient alors si peur ; leur façon de dire qu’il ne s’était rien passé à Auschwitz et que l’on n’y avait, comme à Hiroshima, rien vu ; le monstrueux redoublement du crime dont nous redoutions qu’il ne fasse école et loi ; eh bien cela ne s’est pas produit ; les faussaires ont été tenus en respect ; la honte monstrueuse que la Shoah doit inspirer ne s’est, en Europe, pas éteinte ; et il n’y a, même pour les Juifs, pas que des batailles perdues ! Et puis le travail même de la mémoire ; cette idée d’une mémoire semblable à une mine de souvenirs qui, à mesure que l’on s’éloignerait de l’événement, irait s’épuisant, s’amenuisant, pâlissant ; eh bien ce n’est pas ainsi, en fin de compte, que cela fonctionne ; et c’est Simone Veil qui avait raison – on commence par ne rien vouloir savoir ; on refuse d’écouter la survivante ; et c’est au fil du temps, grâce aux efforts des « horribles travailleurs » nietzschéens, qu’une mémoire finit par se construire et par surmonter la volonté d’ignorer.Et puis j’ai dit, au Mémorial, une dernière chose. Ces morts ne sont, certes, pas enterrés. Ils ne connaissent pas de repos, contrairement à la promesse faite aux fils d’Adam que la terre, adama, leur offrirait toujours une sépulture. Ils n’ont pas de pyramides, de tombeaux éternels comme les grands morts de l’Égypte primordiale. Ils n’ont pas été momifiés, ils ont été gazés. Ils n’ont pas été embaumés, ils ont été brûlés. Ils n’ont pas été parfumés, mais transformés en chair carbonisée, âcre, malodorante. Mais les Juifs, en même temps, ne sont pas du camp de la mort. Ils ne sont pas du camp des embaumés et des momies. Leur acte de naissance a été de s’arracher à lui, ce camp, et à sa civilisation qui avait la mort pour secret. Et leur vraie vocation est, une fois leurs morts remémorés et accueillis dans leur sein de vivants, de faire que la vie reprenne sa position dans le camp d’Israël ; qu’Israël reprenne la sienne dans un monde où la mort règne en maîtresse ; et qu’il en aille de ce secret génie qui leur est propre comme de l’arbre éternel caché par un ange de feu dont le glaive tournoie et vers lequel, pourtant, il faut aller joyeusement. Nous étions nombreux, ce matin-là, à le savoir.