L’affaire dite du « Yom Kippour à Tel-Aviv », si elle n’en finit plus de faire polémique, met en lumière deux conceptions très opposées de la société israélienne. Par Danièle Kriegel.
e bras de fer se durcit-il entre le mouvement prodémocratie et la coalition d’extrême droite religieuse et orthodoxe dirigée par Benyamin Netanyahou ? Une guerre culturelle autour de l’identité juive du pays vient-elle s’ajouter à la bataille du changement de régime ? Certes, le débat entre religieux et séculiers taraude la société israélienne depuis des années, mais, ces derniers jours, le voilà installé en pleine lumière.
Quelle est donc l’étincelle à l’origine de ce nouvel incendie ? Sans aucun doute, les prières publiques organisées pour Yom Kippour, place Dizengoff, à Tel-Aviv, par l’association religieuse Rosh Yehoudi, « Tête juive » en français, avec séparation entre hommes et femmes. Une disposition qui, cette année, a été interdite par la municipalité, au nom de la loi sur l’égalité homme/femme dans l’espace public. Une interdiction confirmée par un tribunal.
Du jamais-vu
Mais les organisateurs sont passés outre. Ils ont érigé une barrière faite de panneaux de bambous sur lesquels étaient disposés de grands drapeaux israéliens. Dans la soirée, en plein office, des dizaines de Telaviviens, hommes et femmes de tous âges, débarquaient pour protester contre cette mise à l’écart des femmes, au nom de la religion. Du jamais-vu, en ce jour de jeûne observé par de très nombreux Israéliens traditionalistes, voire non pratiquants. Les images de la confrontation diffusées sur les réseaux sociaux durant la fête et les jours suivants par les médias nationaux n’ont fait qu’amplifier la polémique.
Israël: les altercations entre laïcs et religieux à Tel Aviv, le soir de Kippour, secouent le pays
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— i24NEWS Français (@i24NEWS_FR) September 26, 2023
Un message clair : d’un côté des gauchistes et de l’autre des Juifs. Pourtant, face à la montée des tensions qui risquait de perturber Souccot, la fête des Tabernacles, le chef du gouvernement a lancé un appel afin de « réduire les frictions et renforcer l’unité ». Une demande qui n’a pas été entendue par Moshe Gafni, le président de la commission parlementaire des Finances, qui est aussi le chef du parti ultraorthodoxe, Degel HaTorah. Pour lui, ce qui s’est passé à Tel-Aviv le jour de Kippour est bien la preuve qu’il s’agit « d’une guerre de religion menée contre [eux] ».
Autre petite phrase peu amène à l’égard des juifs non pratiquants : celle du Grand Rabbin sépharade, Yitzhak Yossef : « Les laïcs qui ne mangent pas casher deviennent stupides. Ils ne comprennent rien. Dès la minute où ils se mettront à observer la cashrout, vous pourrez commencer à les influencer. »
Ramener les non-pratiquants à la religion
Se lier d’amitié avec des laïcs pour les influencer et les amener à la religion, c’est précisément l’objectif d’Israël Zéira, le directeur de l’association Tête juive. Avant-poste religieux nationaliste, cette organisation, présente à Tel-Aviv depuis des années, a, ces derniers temps, élargi ses opérations avec pour objectif l’implantation de familles sionistes religieuses dans les quartiers laïques de la métropole économique et culturelle d’Israël.
Pour ce faire, et au-delà de l’aide financière qu’elle propose à chaque famille candidate, Tête juive se sert des réseaux sociaux où elle diffuse des clips de personnes revenues à la foi et qui vantent les mérites de leur nouvelle vie. D’autres vidéos mentionnent l’importance de l’interdiction de tout contact entre hommes et femmes non mariés surtout dans l’espace public. Ou encore l’interdiction d’écouter du chant féminin.
Quand on lui fait remarquer qu’il entend changer du tout au tout le caractère de Tel-Aviv pour faire de ce bastion du libéralisme un grand foyer religieux, Israël Zéira répond : « Il y a de nombreuses associations de gauche qui veulent changer l’identité du pays. Il n’y a pas de raison pour que Rosh Yehoudi ne fasse pas de même. » En attendant, son projet est de transformer le grand centre commercial Dizengoff en un gigantesque temple juif, avec ses synagogues et ses nombreux centres d’étude de la Torah et du Talmud. Mais n’allez pas lui dire qu’il fait œuvre de prosélytisme ou qu’il veut imposer l’orthodoxie juive par tous les moyens. Il vous répondra qu’il est contre toute coercition religieuse. « La preuve, dit-il, nous n’allons pas prêcher dans les écoles. »
Une guerre culturelle ?
Et les séculiers, dans tout cela ? Comment réagissent-ils à ce qu’on appelle déjà « l’affaire du Yom Kippour à Tel-Aviv » ? Historien, le professeur Simon Epstein est de toutes les manifestations prodémocratie, principalement à Jérusalem, la ville qu’il habite depuis des dizaines d’années. Pour lui, les agresseurs n’étaient pas les manifestants laïcs venus protester contre la tenue, dans l’espace public, de prières non mixtes, mais bien les organisateurs de cet office religieux. « Il s’agit d’un groupe de missionnaires qui cherchent à diffuser par la force leur conception de la religion juive. Pour moi, c’est une vraie provocation au nom d’une certaine interprétation de la religion, celle qui va à l’encontre des valeurs fondamentales de toute société moderne, et notamment, dans ce cas précis, l’égalité entre hommes et femmes. »
Cela symbolise-t-il ce que d’aucuns qualifient de guerre culturelle ? « Il y a en Israël une guerre des cultures entre, d’un côté, les religieux qu’ils soient ultraorthodoxes ou messianiques, de l’autre et le camp libéral qui s’est réveillé après des années de trop grande tolérance à l’égard de ces deux formes de religion. Un camp libéral qui admet la religion juive comme facteur culturel ou national, mais qui ne l’admet ni dans sa version ultraorthodoxe ni dans sa version nationaliste et messianique. »
Samedi soir dernier, à Jérusalem, en ce début de fête de Souccot, le rabbin Beni Lau a pris la parole face à la foule prodémocratie réunie, devant la résidence du président de l’État, pour la 39e semaine consécutive. Il a dénoncé ceux qui, dans la majorité gouvernementale, soutiennent un extrémiste juif, condamné pour le meurtre, en 2015, d’une famille palestinienne y compris son bébé de 18 mois.
Il a ensuite longuement évoqué son judaïsme : « Un judaïsme qui voit le visage de l’autre et se bat pour le droit de cet autre à pouvoir mener sa vie tel qu’il l’entend, sans porter atteinte à son prochain ; un judaïsme qui peut être un phare moral pour le monde entier. » « Comme c’est simple, a-t-il lancé ! mais voilà qu’aujourd’hui, le judaïsme se révèle être une religion dominatrice qui ne permet à personne d’autre d’exprimer sa propre volonté et de vivre son judaïsme en toute liberté. » Des propos très applaudis par un public de laïcs, mais par aussi de nombreux Juifs observants.
Danièle Kriegel