La chronique d’Éliette Abécassis nous raconte les liens qui nous lient à nos enfants, depuis leur naissance et jusqu’à la fin de nos jours, « car tu es devenu l’enfant de ton enfant » : magnifique!!!
Lève-toi, porte l’enfant, tiens-le d’une main forte. N’a-t-il pas été porté pendant neuf mois ? Penses-tu le laisser dans ce lit que l’on appelle moïse, seul à pleurer, en dérive sur le fleuve nouveau de sa vie, cette vie qui lui échappe déjà et dont il ne maîtrise rien alors qu’il est tellement dépendant de toi pour manger, pour se laver, pour parler, pour survivre dans ce monde hostile et compliqué ?
Continue de l’entourer de tes bras et de ta chaleur, à chaque plainte écoute-le car il s’exprime d’une larme et d’un regard, nourris-le, berce-le, sèche ses yeux remplis de détresse et de stupeur, porte-le dans une nacelle à ceinture comme les Norvégiens, dans une écharpe sur ton dos ou sur ton ventre, et jusqu’à ce qu’il fasse ses premiers pas, telles les femmes africaines, quoi que tu fasses, où que tu ailles, prolonge son bonheur d’être dans tes bras, au rythme de tes pas, et même quand tu fais tes courses, et même quand tu travailles, et même quand tu dors.
Lève-toi de ton lit qu’on appelle lit nuptial, et même la nuit quand il pleure, quand il veut jouer, quand il a faim, quand il veut être changé, quand il cherche ton odeur. Tiens-le d’une main forte pour lui apprendre à s’élancer, donne-lui confiance dans ses capacités, tends les bras quand il avance vers toi, en vacillant, un sourire sur les lèvres et craintif. Cet enfant qui se lève, c’est pour toi qu’il le fait.
Alors lève-toi pour le conduire à la crèche, à l’école maternelle, à l’école primaire, et pour le chercher à 16 heures car il attend ce moment avec joie. Lève-toi pour l’emmener au parc, à la piscine, à la danse, au judo, au football, aux anniversaires, aux fêtes de famille, chez ses grands-parents, chez ses amis, chez ses cousins, au musée, et dans les lieux où tu pries. Tiens-le d’une main forte quand il grandit, alors que de l’autre, déjà si jeune, il tient son portable et regarde des vidéos, emprisonné et captif, retiens son attention pour qu’il s’évade et qu’il découvre le monde, ne le laisse pas seul dans son enfer numérique, au sein d’un univers virtuel qui n’a plus rien de charnel, tiens-le d’une main forte sans tenir ton portable afin de ne point lui donner cet exemple de faire autre chose quand il te parle, quand il mange avec toi, quand il marche, quand il ne fait rien, quand il s’ennuie, viens le chercher et emmène-le découvrir la ville, fais-le voyager et apprends-lui ce qui va devenir une passion, ce qui va se révéler être un métier, ce qui va le faire évoluer vers ce qu’il est, cet adulte que tu formes à travers tes idées, et ton attention.
Tiens-le quand il grandit d’un coup, que sa voix mue, que son corps se développe et qu’il ne veut plus de toi, qu’il te rejette et qu’il te maudit, et qu’il ne souhaite plus tenir ta main car il a honte, et qu’il se cherche par l’opposition dans ses colères blessantes pour toi qui l’as porté, qui t’es levé, qui l’as tenu d’une main forte. Retiens-le encore un peu quand il s’en va et qu’il laisse sa chambre vide, te transformant en fantôme, en ombre, en oubli, mais cette main c’est ce lien, ce socle, ces valeurs que tu lui as transmises depuis qu’il est né, quand tu le portais et que tu l’emmenais avec toi, quand tu le tenais par la main.
Et quand il revient, tu te relèves, et quand il te parle, c’est pour t’annoncer la nouvelle, pour que tu l’accompagnes à l’autel, que tu lui prennes la main pour la dernière fois avant qu’il ne demande celle de l’autre, pour commencer un chemin qu’il trace dans les pas du tien, l’enfant prodigue à l’enfance prodige. Et quand il t’amène son enfant endormi dans son lit qu’on appelle moïse, et que tu regardes cet enfant de ton enfant, tu peux dire à ton tour, lève-toi, porte l’enfant, tiens-le d’une main forte.
Et quand tes cheveux blanchissent et que tes rides se creusent autour de tes yeux, quand ta vue baisse et que ton ouïe s’amenuise, quand tes pas se restreignent et que ta volonté flanche, ta bouche est sèche, tu perds le fil de tes phrases, et tu ne comprends plus son langage, quand tu veux te coucher dans ton lit, fatigué de tous tes maux et de ton âge, alors c’est lui qui se lève, qui te porte dans ses bras, et qui te tient d’une main forte pour que tu ne tombes pas, car tu es devenu l’enfant de ton enfant. Et toi tu lui souris, car tu sais que depuis sa genèse le monde repose sur ces mots que tu lui murmures encore tout bas, lève-toi, porte l’enfant, tiens-le d’une main forte.
Par Eliette Abecassis