85% de la communauté juive de Grèce a été exterminée par les nazis. Le récit en grec d’un témoin des Sonderkommandos vient de paraître en français pour la première fois. C’est l’une des sources les plus essentielles pour comprendre la mécanique de la mise à mort à Auschwitz.
Ce mois de septembre 2023, les éditions Signes et Balises publient Sonderkommando, par Marcel Nadjary. Sous-titre : “Birkenau 1944 – Thessalonique 1947. Résurgence”, et c’est un événement éditorial. Mais si le texte est bouleversant, sa publication n’est pas tant un événement éditorial parce que ce témoignage serait absolument unique, sans équivalent : une vingtaine de récits de rescapés d’Auschwitz-Birkenau nous sont parvenus depuis la chute du nazisme. Parmi eux, six sont écrits par ces hommes qu’on a appelés les “Sonderkommandos”, qui ont servi de main d’œuvre pour les nazis aux portes du centre de mise à mort. Celui de Marcel Nadjary, déporté grec de Thessalonique, membre du Sonderkommando de Birkenau de la mi-mai 1944 à la mi-janvier 1945, est en fait le sixième. C’est aussi le tout dernier témoignage à avoir été découvert, après avoir été déterré par hasard par des élèves d’une école d’ingénieurs forestiers polonais, en octobre 1980, aux abords de ce qui avait autrefois été le Crématoire III d’Auschwitz – mais qui avait été démantelé par les nazis dans leur fuite. C’est en fait un double témoignage puisque deux textes sont rendus disponibles en même temps, en français pour la première fois, datent de 1944 et 1947 : Nadjary, qui a d’abord écrit pour laisser une trace, en pensant qu’il n’en reviendrait pas, a survécu à la déportation. Comparer les deux textes, mais aussi les manières de dire et la construction d’une intention, comme le fait le traducteur Loïc Marcou en nous guidant pas à pas dans les mots, minutieux, vient éclairer toute la portée du témoignage que cet ancien des Sonderkommandos a laissé.
Car cette publication est surtout un événement dans la mesure où plus de trente-cinq ans ont été nécessaires pour que ce texte nous soit pleinement accessible. Et c’est cet intervalle qui leste le double legs de Nadjary d’une dimension supplémentaire, et vient en souligner l’importance. Car ce délai ne vient pas seulement éclairer la difficulté à rendre déchiffrable un texte fragile qui aura miraculeusement résisté parce qu’il avait été enfoui dans le sol d’Auschwitz, plié en douze petits feuillets miniatures, et roulé dans un thermos. Entre sa découverte, à l’automne 1980, neuf années après la mort de Nadjary, et la toute première publication sous forme de récit, en 1991 et en Grèce, onze années s’étaient écoulées. Mais le progrès technique n’avançait pas à la même cadence, et seuls 10% du manuscrit étaient en réalité déchiffrables à l’époque : le papier avait été grignoté par l’humidité, et l’encre bleue délavée semblait avoir inondé les pages arrachées à un cahier. C’est seulement après sa dissémination à l’international, et parce qu’une édition en russe, notamment, avait vu le jour, qu’un expert informatique russe, rompu à l’imagerie high tech, se manifestera, pour proposer ses services et déchiffrer le reste du manuscrit. Il avait entendu parler du texte tandis qu’il écoutait une émission de radio, et pensait que l’imagerie dernier cri saurait faire des miracles. Il avait raison.
Nouvelles technologies
Aujourd’hui, c’est 90% du document que l’on peut désormais lire, publié pour la première fois en français. Et c’est ainsi toute une mémoire des Sonderkommandos qui devient en même temps accessible, qui permet de rectifier une idée reçue qui a longtemps eu la dent dure : non, les Sonderkommandos n’ont pas été les complices du régime nazi dans l’assassinat des Juifs d’Europe. La plupart d’entre ces quelque deux mille hommes, issus d’une demi-douzaine de pays différents dont beaucoup de Hongrois et de Polonais, n’ont d’ailleurs pas survécu, contrairement à ce qu’on a longtemps cru à tort : 95% d’entre eux ont été assassinés. Les membres des Sonderkommandos étaient affectés à des certaines tâches dans le processus de la Solution finale pour lesquelles ils n’avaient aucune candidaté – en particulier, trier les vêtements, transporter et disperser les cendres. Ils n’avaient même aucune idée de ce qui les attendaient lorsqu’ils étaient triés à leur arrivée dans le camp, explique l’historien Tal Brutmann, spécialiste d’Auschwitz : ils n’étaient ni volontaires, ni réfractaires, mais tout simplement ignorants du sort que leur réservaient les nazis qui les plaçaient d’abord là “dans le but de ne pas se salir les mains”.
Contrairement à l’image qui est longtemps restée, les Sonderkommandos n’ont joué aucun rôle direct dans l’assassinat des Juifs déportés : tenace, ce lieu commun n’a aucune prise avec la réalité historique. Pour la bonne raison, explique encore Tal Brutmann, que ces déportés-là aussi étaient destinés à être assassinés, le moment venu : “Les nazis n’ont jamais confié les moyens d’assassiner à des Juifs puisque les Sonderkommandos aussi devaient mourir, parce qu’eux aussi était juifs.” En octobre 1944, près de six cents membres des Sonderkommandos seront assassinés, après qu’un groupe, composé notamment de Grecs, ait entrepris de se révolter. La moitié seront tués à titre de représailles. Pas Marcel Nadjary, qui survivra à la défaite nazie et témoignera en 1947 à nouveau.
Téléphone arabe
Son témoignage, écrit en grec mais ponctué de ce qu’on appelle « la langue des camps », n’avait jamais été traduit en français, mais seulement en anglais, en russe et en polonais. Or en France, l’idée était restée, dans un sillage tenace, que les Sonderkommandos avaient bénéficié de privilèges au bénéfice de leur rôle au premier rang de la machine d’extermination nazie. Au point que les témoignages des Sonderkommandos ont longtemps suscité de la méfiance, et pendant les années qui suivirent la Libération, ces récits ont d’abord été accueillis avec méfiance par les historiens. S’ils avaient témoigné, n’était-ce pas qu’ils avaient mieux survécu ? C’était en réalité oublier que, comme celui de Nadjary, ces témoignages avaient traversé le temps à la faveur d’un enfouissement précaire dans le sol, ou encore que l’immense majorité de ces travailleurs préposés à des tâches qu’ils n’avaient pas choisies n’étaient pas consentants, et massivement liquidés précisément parce que les nazis entendaient maintenir le secret le plus durable sur le processus d’extermination. C’est en particulier le récit de Primo Levi qui, auprès du lectorat français et bientôt de l’opinion publique, a contribué à prolonger le doute sur la fiabilité d’un témoignage comme celui de Marcel Nadjary. Si les Sonderkommandos n’étaient pas responsables de ce qu’ils avaient dû faire, n’avaient-ils pas été un rouage de la machine de mise à mort nazie ? Un véritable exemple de “téléphone arabe”, analyse en fait a distance Tal Brutmann, qui explique Primo Levi se trouvait en réalité détenu dans une toute autre zone du camp d’Auschwitz, où l’information circulait mal et où des rumeurs pouvaient se frayer un chemin, à la faveur de mauvaises informations, ou de l’angoisse.
Or le témoignage de Marcel Nadjary est au contraire décisif pour accéder à un savoir plus empirique sur l’histoire des chambres à gaz. Lui qui croit qu’il va mourir, au moment où il s’adresse par écrit à ses amis à la manière d’un geste de testament, se donne pour tâche de décrire avec précision le mécanisme de l’extermination. Il inclut à son texte des informations précises, techniques, mais aussi chiffrées : comme le souligne Serge Klarsfeld, qui préface cette édition française de Nadjary qui paraît chez Signes et balises, c’est lui qui parvient à s’approcher, plus que bien d’autres, du chiffre le plus proche du nombre des victimes juives à Auschwitz. Nadjary, bien sûr, se trompe, lui qui n’a passé que six mois au seuil du Crématoire III : il évoque 1 400 000 Juifs assassinés, là où le nombre exact sera de 1 052 000 pour le seul camp d’Auschwitz. Mais davantage que bien des statisticiens qui s’efforceront de prendre la mesure de l’assassinat de masse durant cinquante ans, c’est lui qui collera le plus près à la réalité. C’est aussi lui qui décrira des comportements, des façons de faire, qui permettent aujourd’hui d’approcher au plus proche de ce que fut le tri des déportés sur la rampe à la descente du train, ou encore la manière dont le gaz était utilisé : libéré ensuite par des trappes, nous apprend son manuscrit, le gaz était transporté jusqu’au crématoire dans un véhicule de la Croix rouge allemande affrété par deux soldats SS.
“Les rouleaux d’Auschwitz”
Né en 1917 à Thessalonique, Nadjary finira sa vie à New-York, où il est mort en 1971, vingt ans après avoir émigré. Son manuscrit, des six témoignages laissés par les Sonderkommandos qui aient pu être retrouvés à ce jour, est le seul qu’on doive à un Grec. Or en Grèce, cette mémoire de la Shoah est longtemps restée un territoire méconnu, en même temps qu’une trace largement enfouie, bien que des historiens comme Raul Hilberg, par exemple, aient pu estimer que 85% de la population juive de Grèce ait péri dans la Shoah. “Un taux comparable à la Pologne”, rappelle Irène Bonnaud dans l’avant-propos de C’était un samedi, le texte qu’elle a créé en 2020, à la faveur d’une résidence théâtrale au KET, à Athènes ( en représentation au Théâtre du Soleil à la Cartoucherie à Vincennes jusqu’au 30 septembre 2023). Toute la trame de cette pièce chorale est tissée des récits préservés de Grecs déportés par l’Allemagne hitlérienne : on y entend la voix de Marcel Nadjary mais aussi par exemple le témoignage que lui a confié avant de mourir la rescapée Stella Cohen, déportée depuis Ioannina comme des milliers d’autres, auprès de qui Irène Bonnaud a entrepris un patient travail de collecte, jusque-là lettre morte. Sa pièce ne montre pas seulement combien cette mémoire de la Shoah est aussi une histoire grecque. Il nous rappelle qu’elle ne peut s’écrire avec justesse qu’avec les témoignages des protagonistes. Depuis 1950, les historiens de la Shoah ont d’ailleurs pris l’habitude d’appeler les récits comme ceux de Nadjary “les rouleaux d’Auschwitz”, en référence aux manuscrits anciens de la Torah, roulotés avant d’être glissés dans des cannes. C’est-à-dire à des textes qui ont un caractère sacré. Plus tard, l’historien Dan Stone affirmera justement qu’à ses yeux, les “Rouleaux d’Auschwitz” demeurent les documents les plus importants dont on dispose sur Auschwitz-Birkenau.