Dans son «Journal» qui paraît ce mercredi, l’ex-ministre de la Santé tire un bilan documenté des six premiers mois de la crise sanitaire, de son passage au gouvernement à son retour à la société civile.
«Dimanche 22 mars. Aujourd’hui devait se tenir le deuxième tour des élections municipales. Il a été annulé. Je commence à écrire cette histoire.» Ainsi débute le Journal d’Agnès Buzyn (1), qui sort ce mercredi 27 septembre en librairie. En ce printemps 2020, la première vague de Covid déferle sur la France. La «forme d’épouvante mêlée de fureur» qui s’est emparée du pays à l’annonce du confinement est aussi la sienne. Après trois semaines de campagne, la candidate LREM à la mairie de Paris vient d’essuyer une défaite. Surtout, sa démission du ministère de la Santé un mois plus tôt attise les critiques. Les réseaux sociaux brocardent son opportunisme ou son incompétence. Laminée par l’injustice de ces accusations, Agnès Buzyn rassemble tous les éléments à sa disposition – agenda, SMS, mails, bulletins sanitaires – pour reconstituer son action depuis l’émergence d’un virus inconnu dans la ville chinoise de Wuhan : comme ministre, comme candidate puis comme médecin de retour sur le terrain, à l’hôpital militaire de Percy.
Dans un style clinique, attaché à la stricte chronologie des faits, la scientifique livre sur 500 pages sa part de vérité sur la crise sanitaire. Versé à l’instruction de la Cour de justice de la République (CJR), ce document est longtemps resté confidentiel. L’annulation par la Cour de cassation en janvier 2023 de sa mise en examen pour «mise en danger de la vie d’autrui» a rebattu les cartes. Son «honneur lavé», Agnès Buzyn, désormais conseillère maître à la Cour des comptes, estime le temps venu de «rendre aux Français un fragment de leur histoire». Entretien.
Vous avez rédigé ce journal durant la première vague de Covid. Pourquoi le publier aujourd’hui ?
Il m’a semblé utile, maintenant que ce traumatisme initial commence à s’éloigner, de rendre aux Français un fragment de leur histoire, totalement passée sous silence. Il était aussi important pour moi de revenir sur la violence des événements durant les six premiers mois de 2020. Ce livre est un décryptage de ce que nous avons vécu et une forme de contribution au débat. C’est l’analyse de quelqu’un qui a vécu la crise de l’intérieur et qui a trois casquettes : celle de citoyenne, mère de famille, celle de femme politique qui agit et celle de médecin. C’est très rare d’être dans une telle position à un moment aussi critique. Mais même si c’est une histoire singulière, celle d’une ministre médecin en exercice au moment du Covid, c’est aussi une histoire collective.
Est-ce pour vous le moyen de restaurer votre réputation, «salie» dites-vous par les «manipulations politiques de l’opinion publique», mais aussi par trois ans d’instruction judiciaire ?
Non, ce n’est pas l’objet. Ma défense se fait ailleurs, devant la CJR. Ce livre fera peut-être l’objet d’interprétations. Mais tout le monde ne peut pas faire ce décryptage. C’est mon regard de scientifique qui le rend singulier.
Dans ce document, vous reproduisez vos SMS et conversations avec le couple exécutif durant le premier trimestre 2020. Il est inhabituel qu’un ministre lève ainsi le voile sur des échanges par nature confidentiels, surtout s’agissant de la gestion d’une crise sanitaire majeure. Vous leur avez demandé leur autorisation ?
Je leur en ai parlé il y a plusieurs mois. Ils ne m’ont rien interdit. Ces échanges éclairent la gestion d’une crise qui concerne tous les Français. A ce titre, ils peuvent être considérés comme des documents historiques. Surtout, ils n’ont en réalité plus rien de privé puisque ces éléments ont été aspirés de mon téléphone lors d’une perquisition ordonnée par la commission d’instruction de la CJR en octobre 2020. La totalité de ces échanges figurent dans le dossier judiciaire et ont été lus et vus par de très nombreuses personnes. Je préfère les contextualiser plutôt qu’ils fuitent par bribes dans les médias.
Dès le 25 janvier, vous vous inquiétez d’une possible extension de l’épidémie de Wuhan au reste du monde et vous vous démenez pour mobiliser les professionnels de santé et les instances sanitaires. Néanmoins, malgré vos avertissements répétés, vous peinez à convaincre le couple exécutif de la gravité de ce qui se prépare. Comment l’expliquez-vous ?
Il y a deux parties distinctes dans ce récit. Jusqu’au 16 février, je suis ministre, donc je suis partie prenante de l’organisation gouvernementale. Durant cette période, j’ai une intuition forte, nourrie par mon expérience et mes connaissances scientifiques, mais qui n’est pas corroborée par des faits, puisque l’épidémie ne sévit alors qu’en Chine. En France, on a seulement trois cas confirmés. Au moment où j’en fais part au Premier ministre, mon intuition n’est partagée ni par l’Organisation mondiale de la santé, ni par le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies, ni par la communauté scientifique. Je suis très seule. On ne peut pas en vouloir à des politiques de ne pas comprendre ce que des médecins et des scientifiques n’admettent pas. Je n’arrive à convaincre personne : ni les hospitaliers d’arrêter leur grève pour se mettre en mode combat, ni l’ordre des médecins qui, malgré trois réunions de crise au ministère, ne fait passer aucun message d’alerte aux libéraux, ni le couple exécutif. J’en viens à douter de moi, de mon pressentiment. C’est d’ailleurs probablement la raison pour laquelle j’accepte de conduire la liste LREM aux municipales de Paris, après le retrait de Benjamin Griveaux. Dans la deuxième partie du livre, quand la première vague de Covid s’abat sur l’Italie puis la France, je ne suis plus au gouvernement depuis déjà dix jours. Je continue à envoyer des messages, mais on me fait clairement comprendre que je ne fais plus partie du dispositif.
Justement, ce choix de démissionner du gouvernement, alors même que vous redoutez le pire, n’a pas été compris. Dans votre journal, vous dites avoir subi de fortes pressions, qu’on vous a fait comprendre qu’un refus «serait mal interprété» et que vous pourriez en subir les conséquences lors du remaniement post-municipales. Est-ce à dire que votre carrière politique l’a emporté sur tout le reste ?
Non, ce n’est pas cela. La vérité c’est que je ne voulais pas y aller et que je l’ai dit. Avoir fini par accepter est la plus grosse erreur de ma vie, et repenser à cette période est toujours très douloureux pour moi. J’ai été prise dans un concours de circonstances malheureuses. Quand Benjamin Griveaux jette l’éponge, le parti majoritaire considère que je suis la seule à pouvoir le remplacer. Quand vous êtes loyale, quand on vous a accordé l’honneur inouï d’être ministre, à un moment, il faut rendre. On m’a rappelé que j’avais déjà refusé de m’engager dans la campagne européenne. Que deux refus, ça faisait beaucoup. L’épidémie n’a alors pas démarré en Italie et il n’y a pas de nouveaux cas en France depuis dix jours. Mes alertes relèvent d’une intuition qui n’est partagée par personne. On commence à me prendre pour une folle qui risque de faire peur aux Français avec son discours dystopique. Je suis tellement seule que je ne me fais plus confiance. Je ne réussis pas à convaincre et ils arrivent à me convaincre.
Pensez-vous qu’être une femme explique le peu de crédit qu’on vous fait ?
Oui, je pense que toute cette crise est une crise d’homme. Les décisions ont été prises par des hommes, au gouvernement, au Conseil de défense, au Conseil scientifique, à la tête des partis et des associations d’élus. A commencer par le maintien des élections municipales. Le fait d’être une ministre femme, issue de la société civile, sans poids politique, a joué contre moi, c’est évident. Je n’ai probablement pas la grosse voix qui en impose. J’ai des doutes qui sont ceux d’une scientifique. J’expose les choses avec prudence alors que, face à moi, j’ai des gens très sûrs d’eux. En conclusion de mon livre, je soulève d’ailleurs la question du genre dans la gestion de cette crise. Différentes institutions internationales ont publié des rapports sur le sujet. Pour ma part, je suis convaincue qu’une attitude bravache, viriliste, péremptoire peut nuire dans un tel contexte. Il n’y a eu que des hommes pour qualifier le Covid de «grippette» sur les plateaux de télévision…
Au soir de votre défaite au premier tour des municipales (la liste LREM est arrivée en troisième position avec 18 % des suffrages), vous confiez au Monde votre conviction qu’«on aurait dû tout arrêter» vu l’ampleur de la menace virale. N’était-ce pas vous désigner vous-même à la vindicte générale ?
En réalité, les attaques sur les réseaux sociaux avaient déjà commencé. Une vidéo tronquée issue de ma première conférence de presse du 21 janvier est devenue virale. On me fait passer pour une idiote finie qui n’a rien compris et rien fait. En prenant la parole dans le Monde, c’est contre cela que je m’insurge. Ce que je ne mesure pas, c’est l’inadéquation entre les trois semaines d’anxiété paroxystique que je viens de vivre, la rage que j’ai de ne pas avoir été écoutée et l’état d’esprit de la population qui n’a pas cette antériorité. Ce soir-là, la France est abasourdie par l’annonce du confinement. Les gares sont prises d’assaut. Je suis si épuisée que je n’ai pas la force d’aller sur les plateaux télé pour dissiper le malentendu. Quand une crise d’une telle ampleur éclate, on cherche un bouc émissaire. Tout le monde m’est tombé dessus.
Selon vous, maintenir le premier tour des municipales a été une erreur ?
Oui. On n’aurait pas dû avoir de débordement des hôpitaux. Il y a eu une mauvaise appréciation du risque par le Conseil scientifique. Le confinement a été beaucoup trop tardif et son annonce trop brutale. Dans mes textos, j’avais dit au Président que la communication était beaucoup trop rassurante. Une semaine avant le premier tour, j’avais imploré le Premier ministre de tout fermer. Mais le Conseil scientifique n’était pas en phase avec moi.
Vous êtes depuis la cible d’injures, de menaces de mort sur les réseaux sociaux, par mail ou par courrier. Pensez-vous que le fait d’être une femme juive a amplifié «ce tourbillon effrayant» ?
Oui, je sers de défouloir à de nombreux titres. Un rapport de la Commission européenne d’avril 2020 pointe que, dans tous les pays du monde, la crise a donné lieu à des délires antisémites. Il faut trouver l’empoisonneur du puits. D’un coup, Jérôme Salomon [ex-directeur général de la santé, ndlr], mon mari et moi-même sommes devenus responsables de tout. Là encore, il n’y a eu aucune prise de parole publique contre l’antisémitisme. Il y a quand même un certain nombre de journaux – dont Libération – qui ont dénoncé ces fake news, diffusées par les réseaux d’extrême droite et relayées par certains comptes de gilets jaunes. Mais c’est d’une violence incroyable et ça continue aujourd’hui. Je reçois encore des lettres de haine à la Cour des comptes.
Vous soulignez ce paradoxe que l’«évolution des connaissances scientifiques a été source d’incompréhension par les citoyens alors qu’elle aurait dû au contraire être source de confiance dans une parole publique qui en tient compte et s’adapte jour après jour aux nouvelles réalités». La faute à la cacophonie des scientifiques ?
Oui, cela n’a pas aidé, et c’est un euphémisme. C’est aussi à mes collègues, à la communauté médicale que je m’adresse. Redevenue soignante à l’hôpital de Percy en avril 2020, je me suis demandé comment on avait pu en arriver à une telle cacophonie. Des personnages comme le professeur Didier Raoult ont évidemment une responsabilité immense puisqu’ils ont décrédibilisé la science française. Mais dans une crise d’une telle ampleur, il y a toujours des gourous et quelque part c’est anecdotique. Le vrai problème, c’est la faillite des institutions, du Conseil scientifique, dans son rôle de vigie. Personne n’a pris la parole pour dire que ses essais cliniques contrevenaient à l’éthique et à la méthodologie scientifique. Comment a-t-on pu autoriser l’hydroxychloroquine par décret ? On a perdu le nord. Tout le monde s’est couché. Il faut en tirer la leçon.
Quelle leçon ?
Les rares médecins qui se sont opposés à cette folie ont reçu des menaces de mort. Ce n’est pas normal. Il appartient aux politiques de nommer les bonnes personnes aux bons endroits, de valoriser le courage.
Vous écrivez avoir mesuré, à l’occasion de cette crise inédite, «l’impossible coexistence pacifique entre choix politiques et choix scientifiques». Que voulez-vous dire ?
C’est quelque chose que j’ai vécu comme ministre. La recherche scientifique est débattue et met du temps à aboutir au consensus qui devient la connaissance. Ce délai est incompressible et par nature peu compatible avec la prise de décision politique. Le deuxième élément, c’est que souvent la science est contre-intuitive. L’opinion publique peut ne pas comprendre des décisions qui reposent sur la science. Or être politique, c’est aussi être en phase avec l’opinion publique, répondre à des demandes sociétales. En ce sens, la casquette de scientifique et la casquette de politique sont parfois incompatibles.
En installant le Conseil scientifique, Macron n’a-t-il pas tenté de réconcilier les deux approches ?
Oui, c’était une bonne idée. Il était très important qu’un chef de l’Etat ait des scientifiques à ses côtés. Mais il faut répartir clairement les rôles. En France, cela n’a pas été le cas. Notre Conseil scientifique mélangeait trop de choses : non seulement il donnait des avis scientifiques, mais il en appréciait l’acceptabilité sociétale ! Il empiétait donc sur le rôle du politique. Cela a semé la confusion dans l’esprit des citoyens. Le Conseil scientifique parlait-il en son nom ou au nom de la puissance publique ? En réalité, on aurait dû avoir trois conseils : un conseil purement scientifique qui apporte des données brutes à l’exécutif et ne parle qu’à lui ; un conseil d’orientation citoyen pour évaluer l’acceptabilité sociétale des décisions politiques ; et un conseil d’éthique qui aurait donné des avis. Surtout, il aurait dû n’y avoir qu’un seul émetteur de la parole publique : l’exécutif.
Au regard de ce qui s’est passé à l’étranger, la gestion de la crise par la France n’a pas été si catastrophique…
Mon retour d’expérience porte uniquement sur les six premiers mois de 2020. Je le livre comme une contribution au débat et je suis prête à en débattre. Par la suite, beaucoup de choses ont été bien gérées, comme la vaccination. Pour faire mieux la prochaine fois, il faut que chacun balaie devant sa porte : médecins, institutions, médias, réseaux sociaux, etc. Dans une crise aussi sévère, la responsabilité est collective. Chacun doit prendre sa part. Ce n’est qu’à cette condition qu’on pourra surmonter collectivement la prochaine. Aucun Etat n’est en mesure de gérer seul ce type d’événement.
Ces trois années éprouvantes vous ont-elles dégoûté de la politique ?
Au contraire. On apprend beaucoup des expériences traumatisantes. A titre personnel, j’ai appris la résilience, à surmonter le ressentiment au point de ne plus aujourd’hui en vouloir à personne sauf encore à moi-même d’avoir quitté le ministère. Plus largement, je suis plus que jamais convaincue de l’importance d’enseigner la rationalité aux citoyens, de valoriser la science, les compétences et l’engagement politique.
(1) Journal. Janvier-juin 2020, par Agnès Buzyn. Flammarion, 493 pp., 23 €.
par Nathalie Raulin