Menaces, impayés, équipe essorée, connivence avec l’extrême droite : derrière les grandes ambitions du site qui veut réunir les droites se cachent de troubles pratiques, que dénoncent d’anciens collaborateurs.
Vendredi 15 septembre, Erik Tegnér a fêté ses 30 ans sur l’île de Lampedusa, en Italie. Venu y couvrir l’arrivée de plusieurs milliers d’exilés, le jeune directeur de Livre noir, média proche de l’extrême droite, a eu droit à un beau cadeau d’anniversaire : «Deux millions de vues [sur une vidéo réalisée sur place, ndlr] qui ont permis à Livre noir d’être numéro 1, en proposant une contre-info issue du terrain», s’est-il félicité tout sourire, face caméra, sur une plage de sable fin. L’actualité est opportune pour cet ancien membre du Front national et de LR (dont il a été viré en 2019 pour ses accointances avec l’extrême droite). Livre noir compte sortir à la fin du mois un magazine de 160 pages consacré à l’immigration, et organise un grand débat sur le même thème, le 30 septembre, au Cirque d’hiver, à Paris. Eric Zemmour, le LR François-Xavier Bellamy et l’eurodéputé RN Thierry Mariani sont déjà prévus à l’affiche. Le président du RN Jordan Bardella ne pourra en être, mais Tegnér espère même convaincre un représentant du camp Macron.
En parallèle, Livre noir vient de recruter une équipe d’une quinzaine de salariés et s’est pompeusement doté d’un «comité stratégique». Y voisinent l’ex-ambassadeur de France en Algérie Xavier Driencourt, l’ancien PDG d’Elf Aquitaine (désormais proche d’Eric Zemmour) Loïk Le Floch-Prigent, l’avocat Thibault de Montbrial, qui fut conseiller sécurité de Valérie Pécresse pendant la campagne présidentielle…
Proche de Marion Maréchal, ami de longue date de Sarah Knafo, la conseillère et compagne d’Eric Zemmour, Tegnér rêve que son média devienne «une référence sur l’immigration. On veut que ce soit récurrent. Jamais quelqu’un n’a fait un travail aussi complet que nous là-dessus», déclare-t-il à Libé. Aussi, lorsqu’une crise migratoire pointe le bout de son nez, comme à Lampedusa, le néo-reporter embarque dans le premier vol, chauffé à blanc par le militant identitaire Damien Rieu, avec qui il a l’habitude de discuter de ce genre d’idées. Mise au courant du voyage par Rieu, Marion Maréchal, vice-présidente de Reconquête et tête de liste du parti d’extrême droite aux européennes, décide d’en être aussi. Les trois partageront le même avion, entre Palerme et Lampedusa.
Sur place, pendant que Maréchal assure sa promo électorale sur l’arrivée des exilés, Tegnér multiplie les pastilles pour ses réseaux sociaux et les directs pour CNews, où il répète inlassablement ses constats : la plupart des migrants ne fuiraient pas la guerre, comme les médias mainstream tenteraient de le faire croire, mais viendraient en Europe pour des raisons économiques.
«C’est un salaud qui épuise les gens»
Tegnér savoure sa petite exposition retrouvée. Ces derniers mois, son média a végété, abîmé par sa fusion ratée avec Omerta, un média de «réinformation» d’extrême droite à tendance russophile, incarné par l’ex-reporter de Paris Match et de RT Régis Le Sommier. Surtout, Livre noir, endetté de 90 000 euros, a perdu l’an dernier la plupart de ses salariés : ils ont claqué la porte en dénonçant les dérives managériales du jeune entrepreneur, parfois après de longs arrêts de travail. Certains ont raconté à Libération les «violences verbales et psychologiques» dont ils disent avoir été victimes, les cadences infernales imposées par Tegnér. Des échanges privés auxquels nous avons eu accès confirment l’existence de menaces et de dévalorisations de la part de l’apprenti patron de presse. «C’est fini, plus personne ne bosse. Je ne veux personne au bureau demain. Et si personne ne me répond dans les vingt-quatre heures, on met tout en liquidation et tout le monde est viré. Il y a un boss, ici», écrit Tegnér à un salarié, un soir, à 21 heures, après avoir tenté de le joindre quatre fois de suite par téléphone.
«Au début, quand il a besoin de vous, il est adorable. Mais, ensuite, c’est un salaud qui traite les gens comme des merdes, il les épuise», résume une ancienne proche. «On parle d’agressivité quotidienne, il hurlait sur tout le monde, les alternants devaient rester jusqu’à une heure du matin» dans le petit appartement du 3, rue de l’Amiral-Roussin, dans le XVe arrondissement à Paris, où se trouvaient à l’époque le siège de Livre noir et son grand fauteuil rouge dédié aux interviews. «C’était une pression de malade. Il a été dégueulasse», relate un ancien collaborateur. Celles et ceux qui témoignent craignent que la nouvelle équipe de Livre noir, constituée de très jeunes journalistes, ne subisse les mêmes méthodes que la précédente. «Je pense qu’Erik n’est pas apte à gérer des employés», estime Swann Polydor, cofondateur et associé de Livre noir, aujourd’hui en conflit avec Erik Tegnér. «J’ai juste mal pour cette bande de jeunes, ils vont finir traumatisés comme les autres», résume une autre journaliste, elle-même proche de l’extrême droite.
Les personnes interrogées évoquent quand même quelqu’un de «brillant», quand elles ne le définissent pas comme un «génie» plein d’idées et d’énergie. «C’est un entrepreneur, il va toujours se reconvertir. C’est un mec impressionnant. Il a un sacré talent», admire une source qui reconnaît que Tegnér est «adorable… quand il a besoin de vous». La spécialité du patron de Livre noir : donner des titres ronflants à de très jeunes journalistes, souvent sans formation, les mettre en scène devant la caméra et les exposer rapidement à la notoriété. «Il en fait des sortes d’influenceurs et quand ils sont essorés, il les jette», résume un cadre zemmourien qui l’a observé. Les coulisses dénoncées de Livre noir : non-respect des horaires de travail et des jours de repos, batterie d’alternants corvéables à merci, menace de ne plus payer les employés s’ils réclament de travailler moins… Plusieurs anciens collaborateurs racontent avoir vu des alternants dormir à même le sol dans le local de Livre noir. Une ambiance de start-up propice aux situations peu professionnelles. Tegnér, de son côté, évoque un complot : «Ces arrêts de travail, c’était une opération coordonnée pour me menacer. J’ai toujours été dans une logique : on travaille beaucoup, mais on prend de longues vacances d’été. Il n’y a pas d’arrêts de travail avant avril. Il n’y avait pas de souci avant : tout est arrivé au même moment.»
«Une longue montée de crise paranoïaque»
Un épisode a marqué l’équipe : en mars 2022, Tegnér demande à une alternante d’une vingtaine d’années de le rejoindre en Russie dans le but de couvrir le conflit ukrainien dans le Donbass. Selon plusieurs témoignages, Tegnér doit, faute de moyens, partager la même chambre d’hôtel avec la jeune femme, dans la ville d’Azov. Mais une violente dispute éclate : Tegnér tente de lui dérober son ordinateur, jette son téléphone par la fenêtre. L’alternante est obligée de s’enfuir, prévient sa famille à distance, qui alerte d’autres membres de l’équipe, à Paris. Il faudra l’intervention financière des associés de Tegnér pour qu’elle puisse rentrer en France. Interrogé à ce sujet par Libération, le patron de Livre noir assure avoir payé en cash le billet de train de retour vers Moscou. L’intéressée, elle, qui n’a pas souhaité commenter les témoignages recueillis, ne remettra jamais les pieds à Livre noir : à son retour, et après un arrêt maladie, elle rompt son contrat d’alternance.
Selon plusieurs anciens salariés, c’est au moment de son séjour en Russie, de la fin de février à la fin avril 2022, que Tegnér aurait «vrillé». «Son absence est une longue montée de crise paranoïaque, raconte un ancien. Il demandait à chacun de surveiller le travail de l’autre, il avait peur que l’un de ses associés prenne le contrôle.» Depuis l’étranger, le patron est si violent verbalement avec ses employés que ceux-ci prennent l’habitude d’enregistrer ses appels. «Tu sais que ça s’appelle un business model ? répond Tegnér, au cours de l’un d’eux, à un collègue qui l’interpelle sur son comportement. Ça s’appelle épuiser des alternants pendant un an. Un alternant, ça s’exploite, sorry.» Interrogé par Libération, Tegnér se justifie ainsi : «Je suis parti pendant trois mois, et j’ai eu un putain de complot dans ma boîte. […] Ils ont fait croire qu’ils arriveraient à me faire tomber parce que je faisais des trucs pas bien. En attendant, personne n’est allé aux prud’hommes.»
Autre fait relaté par ces anciens salariés : Tegnér a employé pendant plus d’un an et demi un jeune Marocain comme freelance au poste de monteur et créateur de contenus, en lui confiant occasionnellement des missions privées, pour lui ou ses proches, et aurait parfois «oublié» de le payer. C’est lui qui monte, depuis le Maroc, la toute première interview sur YouTube du site, celle du chirurgien et fondateur de Doctissimo, Laurent Alexandre, mise en ligne le 14 février 2021. Quelques mois plus tard, le 6 juin, il s’occupe du grand entretien d’Eric Zemmour, celui qui lance Livre noir au sein de la fachosphère. Pendant que Zemmour annonce vouloir «passer à l’action» à un an de la présidentielle, le quasi-direct est assuré depuis le Maroc par le freelance sous payé, qui viendra plus tard en France dans l’espoir d’y obtenir un visa de travail.
«Dès que je peux payer, je paie»
«Anis (1) était très transparent là-dessus : il voulait pouvoir venir, retrace Swann Polydor. Il voulait étudier l’audiovisuel et faire du temps partiel. Il s’est retrouvé pris à la gorge à Paris, car Erik ne le payait pas [dans les temps].» Selon lui, le patron de Livre noir aurait joué sur le statut précaire d’Anis pour le mettre sous pression, ce que confirme un autre ex-employé de la chaîne. «Erik se vantait de l’exploiter à distance, affirme ce dernier, qui tient à rester anonyme. Il disait : “Les Marocains, eux, ils bossent. Je peux l’appeler à minuit, il dormira pas, il travaillera.”» En avril 2022 : pas de paie du mois de mars. Libération a eu accès à de nombreux messages d’Anis réclamant son dû. Il faudra attendre octobre pour que les associés de Tegnér, pourtant pas fondés à le faire à sa place, lui fassent un virement de 650 euros. Le patron de Livre noir, lui, maintient contre vents et marées : «Je suis honnête, j’ai toujours payé tout le monde. Lui, quand il était en France, ne travaillait pas avec nous. C’est tout.»
Cette gestion erratique a pourtant affecté d’autres collaborateurs. L’une dit avoir eu toutes les peines à se faire rémunérer, un autre avoir dû rédiger lui-même son contrat de travail, un autre soupçonne Tegnér de l’avoir «payé au black». L’intéressé se défend : «Dès que je peux payer, je paie. Parfois on peut avoir des retards mais j’ai toujours payé les autres avant de me payer moi. J’ai la peau qui pèle, je suis maigre et j’ai toujours le même costume.»
A l’époque, il ne reste plus grand-chose de Livre noir. Les trois investisseurs de départ, qui y avaient injecté 300 000 euros, ont repris leurs billes. Deux autres fondateurs, François-Louis de Voyer et Swann Polydor, sont mis sur la touche pour avoir dénoncé les «dérives» de Tegnér. Selon la Lettre A, ils auraient depuis porté plainte contre lui pour «abus de bien social» et «abus de pouvoir». Pour fonder Livre noir magazine, en effet, Erik Tegnér a créé deux nouvelles sociétés indépendantes, vidant l’ancienne marque de sa substance. La première est une société par actions simplifiée (SAS), du nom d’Artefakt, enregistrée en août et domiciliée dans une maison familiale, dans les Côtes-d’Armor. Elle compte parmi ses associés principaux un certain Gérault Verny, entrepreneur de la région lyonnaise proche de Sarah Knafo, qui a participé de façon «non officielle» à la campagne d’Eric Zemmour en 2022 en ouvrant son carnet d’adresses à sa campagne de dons. Décidément, la «dissidence» médiatique a un gros goût de connivence politique.
(1) Le prénom a été modifié.
par Tristan Berteloot et Nicolas Massol