Le Pragois dresse un témoignage vivant et puissant de sa déportation à Treblinka, dont il réussit à s’évader. Ecrit en 1965, son récit est publié pour la première fois en français.
De manière très déroutante, ce témoignage sur le camp d’extermination de Treblinka commence par une scène d’actualité vue dans un cinéma de Prague en 1940. Des bombes japonaises tombent sur une ville chinoise. Une jeune femme s’agenouille devant un enfant à terre, en sang. «Elle implore et implore encore… A partir de cet instant, toutes les Mater dolorosae, les mères de douleur, ressembleront à mes yeux à cette jeune Chinoise.» Difficile de savoir ce que Richard Glazar a voulu dire en commençant ainsi son mémoire, mais ce décentrement attire l’attention du lecteur sur sa manière de regarder le monde. Richard Glazar est né en 1920 à Prague dans une famille juive aisée où l’on parle tchèque et allemand. Il a 22 ans quand, en septembre 1942, il est déporté à Theresienstadt, puis à Treblinka. Le récit qu’il en fait, écrit en 1965 et publié pour la première fois en français, a une extraordinaire force littéraire.
Arrivée du convoi. Sélection. Il est déjà nu. Un SS longe les rangs, le dépasse, se retourne. «Toi aussi, tu viens, rhabille-toi.» Pour faire fonctionner la machine d’extermination mais aussi la machine à récupérer les biens des juifs assassinés, les nazis ont besoin d’esclaves qui acquièrent une certaine compétence, ils les laissent vivre pendant un temps. Glazar travaille au tri. Il décrit «les paires de bottes attachées en une montagne noire, friable et désordonnée», une pochette en cuir contenant les outils d’un serrurier, un petit cœur en or et son fin collier. D’un tas de vêtements, il extrait chaque jour «une chemise propre, à chaque jour celle d’un autre mort», de même que chaque jour il se rase. «Avant tout, retiens ça : celui qui a un visage mal rasé, exténué, flirte déjà avec le fouet et risque le Lazarett.» Dans le centre de tri, il y a ce coin où les SS viennent faire leurs emplettes. Le box des «manteaux pour hommes, premier choix» est très recherché. «Vous avez déjà quelque chose à me montrer ?» L’un souhaite un manteau «impeccable». Deux autres sont séduits par le même vêtement et s’en disputent la propriété.
Force hallucinatoire
Un soir dans sa baraque, les prisonniers sont déjà habillés pour la nuit quand un «Achtung !» retentit. Ils se mettent au garde à vous, tous «affublés de longues chemises tombantes en flanelle rose, bleu foncé, jaune, avec des motifs à fleurs», de maillots de femmes, de bonnets de nuit et de mitaines, «des fantômes, des pantins, des épouvantails». Quand Glazar est envoyé dans la baraque de déshabillage des femmes, il note que «ce sont les pleurs des enfants qui parviennent le plus distinctement aux oreilles». Dans l’enfer et le chaos du camp, il y a aussi la langue des bourreaux, «la langue nazie qui sert à la fois à dissimuler et à terroriser», comme le dit le cotraducteur du texte, Olivier Mannoni.
Parfois surgissent des scènes qui ont une force hallucinatoire, comme le jour où, après l’arrivée d’un convoi de Bulgarie, passent des hommes déjà nus. «Deux jeunes s’approchent… Derrière eux, un homme à la barbe grisonnante et altier, au torse bombé, aux muscles des cuisses tendus sous la peau. Je les ai déjà vus quelque part ces trois-là – le vieux, c’est Laocoon, et les jeunes ses fils – ceux de la Troie légendaire conquise par les Grecs, sortis des manuels scolaires.» Quelques heures plus tard, il ne restera plus rien d’eux.
Minuscules actes de résistance
Glazar dessine les portraits grotesques et fascinants des gardes ukrainiens et des SS, notamment du commandant en second du camp, Kurt Franz. Bottes noires, gants de daim gris et casquette à tête de mort posée de biais, il sait bien qu’il est «le plus beau des hommes». Ce qu’il ne sait pas, c’est que ce physique lui a «valu auprès des condamnés de Treblinka le surnom de “Lalka”, la poupée». Quand les trains se font rares, Lalka s’ennuie et décide d’installer un zoo. Il fait livrer deux renards, des écureuils, des pigeons. Il organise un concert devant la hiérarchie SS. Le grand chantre de la synagogue de Varsovie chante un air de Tosca de Puccini. Puis «Rachel, je te livre au bourreau», un air de la Juive d’Halévy. A côté de la violence absolue des bourreaux, il y a les minuscules actes de résistance des victimes. Glazar décrit avec distance, ironie, lucidité probablement. Mais aussi – quand il parle des «esclaves» qui partagent son sort, notamment le très solidaire groupe des juifs tchèques – avec compassion et gratitude. Il y a dans son texte quelque chose de moins radicalement désespéré que, par exemple, dans Si c’est un homme (1947) de Primo Levi. Peut-être parce que la rédaction finale a été faite des dizaines d’années après la sortie du camp. Peut-être à cause de la solidarité des 20 prisonniers tchèques. Le 2 août 1943, des grenades explosent, un incendie démarre. La révolte et les évasions ont longuement été préparées par les prisonniers, notamment par ceux du groupe tchèque, mais tous n’ont pas les mêmes projets. Certains, comme Rudi Mazarek, qui est arrivé avec sa jeune femme enceinte, immédiatement assassinée, n’ont pas l’intention de s’évader. Ils mourront là où sont morts leurs femmes et leurs enfants. Richard Glazar parvient à s’enfuir. Sur les 900 000 déportés à Treblinka, 54 ont survécu. Il est l’un d’entre eux.
Fin 1945, il existe une première ébauche de ce texte. Il s’écoulera pourtant presque cinquante ans avant qu’une première édition paraisse en Allemagne en 1992. Pourquoi un tel délai ? Petra Loučová, chercheuse en histoire culturelle à l’Institut d’histoire contemporaine de l’Académie des sciences tchèque, rappelle que Richard Glazar a voulu publier dès la fin de la guerre mais qu’il a fait face à un manque d’intérêt généralisé, lié entre autres à ce qu’elle appelle «l’antisémitisme et l’antisionisme soviétiques d’après-guerre».
«Force du texte incroyable»
Années 80 et 90. Glazar qui vit toujours en Suisse reprend son manuscrit et le traduit en allemand. Il est publié chez Fischer Verlag en 1992 sous un nouveau titre : Die Falle mit grünen Zaun («le Piège à la clôture verte»). D’autres publications suivent. 1994, en tchèque. 1995, en anglais. 2011, en polonais, sous le titre Station Treblinka. En 2012 il sera réédité en tchèque sous l’étrange premier titre, «Treblinka, un nom qui sonne comme une comptine».
En France, rien jusqu’en 2021. Et puis arrive Valéry Pratt, professeur de philosophie en classe préparatoire à Amiens, qui travaille avec ses élèves sur le film Shoah et s’intéresse particulièrement au témoignage de Glazar. Il découvre l’existence du livre paru en Allemagne, comprend immédiatement son importance et contacte une dizaine d’éditeurs français. Aucune manifestation d’intérêt. Sur le conseil de l’écrivain Jérôme Ferrari, il finit par se tourner vers Actes Sud et entre en relation avec l’éditrice Sylvie Fenczak le 15 décembre 2021. Celle-ci se rappelle avoir répondu dans la journée : «A priori très favorable.» Elle avait vu Shoah et se souvenait du témoignage de Glazar. «Bien sûr que je veux publier ça. La force du texte est absolument incroyable, explique-t-elle aujourd’hui. La capacité à décrire de Glazar va au-delà du témoignage, il est important de le donner à lire.» Valéry Pratt qui avait fait une première traduction n’est pas traducteur professionnel. Sylvie Fenczak demande à Olivier Mannoni, un traducteur littéraire qui a énormément travaillé sur les textes de cette période, de prendre la relève. Et c’est donc par cette remarquablement rigoureuse et subtile traduction d’Olivier Mannoni que le texte nous parvient aujourd’hui.
Que s’est-il passé après les publications du début des années 90 ? La suite, c’est Pavla Glazarova-Fröhlich, la fille de Richard Glazar et de sa femme Zdena qui la raconte en 2020 sur le site tchèque Memory of Nations. Elle décrit une famille très unie et raisonnablement heureuse. Le père ne raconte pas grand-chose de Treblinka. Elle se souvient juste qu’il disait que «si une personne est seule, elle ne peut pas survivre». De fait, son père ne supporte pas d’être seul, jamais. Même lorsqu’il joue au tennis (il est entraîneur pendant ses loisirs), sa femme Zdena doit s’asseoir au bord du terrain.
Fin 1989, c’est la révolution de velours. Dans les années qui suivent le changement de régime en Tchéquie, Richard et Zdena retournent régulièrement à Prague, mais Zdena tombe gravement malade et meurt le 7 décembre 1997. Une dizaine de jours plus tard, alors que Pavla Glazarova est avec son père en train de trier les vêtements de sa mère, elle s’absente pour faire une course. Quand elle revient, son père a pris l’ascenseur jusqu’au 5e étage et s’est jeté par la fenêtre. Il meurt le 20 décembre 1997 à l’âge de 77 ans.
Richard Glazar, Derrière la clôture verte. Survivre à Treblinka. Préface de Michal Hausser-Gans, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni et Valéry Pratt. Actes Sud, 320 pp., 23,50 € (ebook : 17,99 €).
par Natalie Levisalles