L’hommage d’Éliette Abécassis au Maroc, après le séisme de magnitude 7 qui a fait près de 3 000 morts dans le pays le 8 septembre.
C’est un pays de beauté, un pays de douceur, où les chèvres perchées sur les arbres bordent les routes, et des drôles de hangars abritent des échoppes de fruits et toutes sortes de choses, où le vent du désert caresse les visages et les embruns enveloppent l’atmosphère, nourrissent l’air, et dispensent un parfum d’épices, de bois de thuyas, ce bois à l’odeur caractéristique avec lequel les ébénistes construisent des meubles en marqueterie et des boîtes secrètes. C’est une terre ancestrale, remplie de poésie. Personne n’est étranger ici. Tout le monde est accueilli avec hospitalité. C’est un pays qui persiste, entre le rêve et la réalité, à s’unir en fraternité. Le Maroc a un prestige et une aura que les autres pays n’ont pas et qui donnent comme un air de famille à ceux qui y sont nés.
Mon père est né à Casablanca, ma mère à Marrakech. Leurs souvenirs se pressent à l’évocation du séisme et ils se souviennent de celui d’Agadir, en 1960, avec désolation et tristesse. Ils se rappellent Marrakech, à cinq heures du soir, sur la place Djema El-Fna, avec les charmeurs de serpent et les vendeurs de je-ne-sais-quoi, les boutiques chamarrées, les sens submergés par le tumulte et les cris, la diction des conteurs, les odeurs des vendeurs d’épices et d’essences, et les roulottes de tagines d’épaules de mouton et de poulets aux dattes.
Quand elle était petite, avec ses sœurs, ma mère s’abritait sous les arbres lorsque le soleil était brûlant et qu’il répandait sa poussière d’or sur l’ocre rouge des bâtiments. Elle se promenait dans les jardins de la Mamounia, le palais où les sultans organisaient des banquets pour leurs hôtes. Elle a grandi au son de l’appel du muezzin qu’on entendait partout, où qu’on aille, au pied des montagnes du Haut Atlas enneigées en hiver et non loin de la Palmeraie et des collines d’oliveraies. Et partout on se salue, partout on se parle, on se reconnaît et on discute. Partout, les échoppes, les vendeurs d’épices multicolores qui chatouillent les narines, les rangées d’orangers aux senteurs acidulées.
Je l’imagine lorsque, enfant, elle accompagnait sa mère pour faire le marché, s’enivrer de l’odeur des épices, du parfum du thym, de la menthe et de l’absinthe, du cumin et du paprika, et surtout de l’épice orange qui tache et dont on parfume tous les plats, le curcumin. Des cris d’hommes et des cris d’animaux, de chiens, de chats, de volailles et d’ânes, des pleurs d’enfants, des marchandages et des grincements de roues. Un vacarme que mon père aime à retrouver lorsque de retour au Maroc, nous nous enfonçons dans les méandres du souk comme dans le labyrinthe du temps, puisque rien n’y a changé. On peut y voir des couturiers et des tailleurs, des marchands de tissus, des pharmacies, des échoppes de fruits et de légumes. Je n’ai jamais senti mon père aussi heureux qu’en son pays natal. Pour lui toutes les portes sont ouvertes. Lorsque je m’en étonne, il répond, c’est avec la gentillesse qu’il faut demander. C’est une leçon que j’ai apprise : ici, toutes les portes s’ouvrent par un sourire. Et lorsqu’il enseigne, une lumière éclaire son visage, comme une épiphanie. Ce sourire, c’est la quintessence du Maroc.
Sur les images à la télévision, nous suivons un enfant qui se promène au hasard des rues délabrées d’une ville, avec ses minarets où les cigognes font leur nid, ses boutiques, ses cinémas et ses cafés. Où sont les maisons garnies de grands balcons de bois ouvragé où les familles s’installent pour prendre l’air ? Et les ruelles étroites, les ateliers de bijoux ciselés d’or ou d’argent, sertis de pierres ou d’émaux, les marchands accroupis, et ce joyeux brouhaha au milieu des invectives et des rires ? Où sont les femmes couvertes de châles multicolores qui accompagnent les mariées à la procession, précédées d’un plateau rempli de pâtisseries et de cadeaux, présents de la famille du fiancé à la future épouse ? Et dans cette terre ancestrale, où tout est sacré, un soleil de feu inonde le village qui se situe aux pieds des montagnes du Rif, non loin du sanctuaire où se trouve la tombe du rabbin Amram Ben Diwan, au sommet d’une colline luxuriante et colorée par les arbres fruitiers, les orangers, les grenadiers, et les oliviers sauvages.
Chaque année, au mois d’août, les pèlerins se rendent sur la tombe du maître vénérable, à l’occasion de la Hiloula, c’est-à-dire la célébration de sa mort considérée comme des « noces » car les saints, dit-on, ne meurent jamais. Mais comment devient-on un « saint » ? En renonçant à ce monde profane pour consacrer sa vie à la transmission, dit mon père. Bientôt, les fidèles chanteront des psaumes. Chacun déposera sa bougie allumée sur le tombeau, recouvert d’un monticule de pierres, ils formeront des vœux, prieront avec dévotion, se penchant du haut vers le bas, un livre entre les mains. Une atmosphère singulière planera en ce lieu et tous pleureront pour le Maroc, pays de douleur, pays de douceur.