Deux tribunes donnent la parole à Samuel Lejoyeux et Gerard Bensussan, pas d’accord avec Gérard Miller, selon lequel les juifs portent par leur attitude une part de responsabilité dans l’antisémitisme.
Non, Gérard Miller, les juifs français n’ont pas «perdu leur boussole morale»
Dans une tribune publiée dans le Monde, Gérard Miller s’inquiète de la perte de boussole idéologique des juifs français, dont «un grand nombre [aurait] décidé de lier leur sort à celui de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour». Nous, notre inquiétude est plus pragmatique : la réalité de l’antisémitisme.
Le premier aveuglement de Gérard Miller porte sur la parole publique des juifs de France : aujourd’hui comme hier, les organisations juives restent à la pointe du combat contre l’extrême droite. C’est nous, l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), qui menons le combat contre Eric Zemmour dans les universités comme devant les tribunaux. Avec nos partenaires antiracistes, nous venons d’obtenir de la Cour de cassation le renvoi de Zemmour devant la cour d’appel pour ses propos réhabilitant Pétain.
Durant la campagne présidentielle, nous, étudiants juifs de France, sommes allés coller des affiches qualifiant Zemmour de candidat négationniste devant son siège de campagne, avons dénoncé les emprunts russes de Marine Le Pen en jetant des billets en rouble devant celui du RN et avons été à l’initiative de la seule manifestation étudiante unitaire appelant à voter pour Macron pour faire barrage à Le Pen. Là ou certains syndicats étudiants de gauche criaient «ni Macron ni Le Pen», nous étions clairs et dans l’action.
Dans ce contexte de montée de l’extrême droite partout, il n’a pas manqué une voix juive officielle pour appeler à faire barrage à toutes ses composantes. Les seules initiatives juives tentant d’en minimiser le danger ont été individuelles, isolées et ont fait l’objet de condamnations unanimes. Même lorsque ce fut Serge Klarsfeld qui reçut la médaille de la ville de Perpignan des mains de Louis Aliot, et malgré l’universel respect que lui portent les juifs de France, il fut critiqué publiquement et unanimement. Les seuls «chiffres» à l’appui de la théorie d’un vote massif des Français juifs pour Zemmour furent ceux des bureaux de vote des Français établis en Israël. Il s’agissait de 2000 votants, aucunement représentatifs des juifs français, et encore moins des Juifs français résidant encore en France.
Ainsi, malgré le fait que l’une des voix de l’extrême droite – M. Eric Zemmour – se revendique juive, et malgré une stratégie de séduction du RN vers les juifs de France depuis plus d’une décennie, les juifs tiennent bon, au cœur du combat antiraciste et universaliste.
Non, ce ne sont pas les juifs de France qui ont perdu leur boussole. Jamais Gérard Miller ne fut seul, comme juif, dans sa dénonciation de l’extrême droite. Là où il s’est isolé, ces dernières années, c’est dans sa défense sans nuance des positions de la France Insoumise concernant les juifs. On en vient alors au déni qui jalonne son raisonnement.
Une inquiétude à géométrie variable
Ce déni est le second aveuglement : c’est bien ce parti, LFI, qui choisit de ne pas approfondir la question de l’antisémitisme en son sein, de s’afficher avec Jérémy Corbyn, exclu du parti travailliste anglais pour antisémitisme ou de ne pas condamner les propos de certains parlementaires prenant la défense d’Houria Bouteldja en 2017. C’est bien le leader de ce parti qui a repris la thèse antisémite du déicide en affirmant que Jésus a été mis sur la croix «par ses propres compatriotes» ou en affirmant que l’attentat de Toulouse était «écrit d’avance» en 2021.
En préférant reléguer la lutte contre l’antisémitisme à un caprice de privilégié, Gérard Miller reprend la rhétorique de l’assignation des juifs à l’extrême droite : souvenons-nous en effet qu’il y a quelques semaines à peine, Jean-Luc Mélenchon qualifiait le président du Crif d’extrême droite le jour même de la cérémonie en hommage aux victimes de la rafle du Vél d’Hiv. La chose est sue : la meilleure défense, c’est l’attaque.
Au nom de quoi Gérard Miller peut-il s’instituer procureur public des juifs ? Lui qui fut souvent invité à l’UEJF et ailleurs, a mille façons, s’il souhaite débattre ou s’inquiéter de l’avenir politique des Français juifs, de venir en discuter publiquement ou discrètement. Pourquoi M. Miller en arrive-t-il à adresser son agressivité à une cible imaginaire et vague dans les pages du Monde ?
L’UEJF est en permanence en lutte contre l’extrême droite, y compris à l’intérieur de la communauté. Ce que nous attendons de Gérard Miller, c’est qu’il mette la même pugnacité à lutter contre l’antisémitisme dans ses rangs, plutôt que de s’en prendre aux victimes mêmes de cette haine, les juifs.
Au-delà du caractère diffamatoire et insultant de l’assignation des juifs à l’extrême droite, celle-ci est lourde de conséquences. Elle participe d’abord à rompre de façon durable le dialogue entre les juifs et une partie de la gauche. Pire, elle pourrait devenir une prophétie autoréalisatrice. Si nous pouvons en effet affirmer que ce n’est pas encore le cas, nous ne pouvons jurer qu’il n’adviendra pas un jour où, à force d’être insultés par La France insoumise sans que la gauche dans son ensemble ne s’en offusque, les juifs finiront véritablement par se tourner vers l’extrême droite.
« Il n’y a pas deux judéités irréconciliables, il y a deux gauches irréconciliables sur la question des juifs »
Selon Gérard Bensussan, philosophe, être juif ne signifie plus nécessairement être de gauche, mais il estime qu’au lieu d’accabler les juifs pour cette raison, à l’instar du psychanalyste Gérard Miller, il faut reconnaître qu’une partie du camp progressiste a contribué au retour de l’antisémitisme.
J’appartiens à la même génération que Gérard Miller, celle des « Gérard », et je fus longtemps militant maoïste puis communiste. Je peux donc attester la vérité de son propos sur ces années où les juifs étaient tout « naturellement » de gauche.
Je me souviens d’un temps que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître, où être radicalement hostile à la politique d’Israël n’emportait pas le moindre soupçon d’antisémitisme – chose à peu près impossible et quasi inexistante aujourd’hui.
A quelques incongruités près (je ne sache pas, par exemple, que les juifs aient jamais eu une dilection particulière pour « Maximilien Robespierre » !), le tableau que dresse Gérard Miller dans sa tribune publiée le 11 septembre dans Le Monde correspond bel et bien à ce que fut une époque, révolue et faste. C’est tout bonnement qu’une séquence s’achevait, de Dreyfus à Pétain, et qu’une autre s’ouvrait dans l’après-guerre et l’après-Shoah. S’étant collectivement « déshonorée » dans l’abjection antisémite, pour reprendre le mot de Bernanos autrement infléchi, la droite ne pouvait évidemment pas recueillir les suffrages des juifs de France.
Mais peut-on se contenter d’un jugement moral aussi court et accabler les juifs, voire leur faire injure en toute bonne conscience ? Ce registre, très superficiel, manque de substance politique. Un peu d’« analyse concrète d’une situation concrète », selon la bonne vieille maxime de Lénine, ne nuirait pas !
Aveuglement délibéré
Les juifs auraient viré de bord. La gauche, non ? Lorsqu’elle soutenait l’enthousiasmante Marche pour l’égalité et contre le racisme, au début des années 1980, où des jeunes femmes libres et des jeunes hommes issus de l’immigration revendiquaient l’égalité des droits et la pleine intégration à la France républicaine – elle était évidemment dans une logique historique et politique qui la portait depuis des décennies. Que l’on compare à la Marche pour l’égalité les manifestations de soutien à la Palestine de l’été 2014 – où, pour la première fois depuis 1945, retentit dans les rues françaises le vieux cri de « Mort aux juifs », où une synagogue fut attaquée et des commerces juifs pillés –, et l’on comprendra aisément qu’il y a de quoi être déboussolé.
C’est moins d’une perte de repères idéalement fixes dont il faut parler que d’une transformation des profondeurs idéologiques et de l’état des forces politiques aujourd’hui dans notre pays. C’est moins ceux qu’incrimine grossièrement Gérard Miller pour « amnésie » qui sont en cause, même s’ils ne peuvent se dérober tout à fait à leur responsabilité morale et politique, que les partisans d’une « gauche Médine » émergente. Cette dernière, il faut le remarquer – ce qui complique encore la question – se tient elle-même dans une certaine continuité avec ce que fut, historiquement, l’antisémitisme d’une grande partie de la gauche socialiste et anarchiste du XIXe siècle – dont elle réalise, à sa façon, le programme (« La haine du juif doit être le premier article de notre foi politique », écrivait Pierre-Joseph Proudhon, par exemple).
Cette « gauche » (mes guillemets ne servent qu’à signifier les sens désormais sédimentés de ce syntagme) a relayé sans pensée et sans discernement tous les combats de l’islamisme et du salafisme, y compris ses pires « dérapages » antisémites, toujours et par avance compris, pardonnés, excusés, minimisés. Elle a commis la lourde faute d’avoir contribué à réacclimater socialement l’antisémitisme, et tout autant la haine des homosexuels et des femmes, d’avoir réactivé leur acceptabilité. Les tournures concessives qui viennent à la fin du texte de Miller (« je sais bien que… ») ne font que confirmer un aveuglement délibéré, il est bien placé pour le savoir. Il n’y a pas deux judéités irréconciliables, il y a, et depuis longtemps, deux gauches irréconciliables sur la question des juifs, de leur sort et de leur statut – le socialiste Jules Guesde (1845-1922) n’était pas plus dreyfusard que Zemmour et recourait d’ailleurs à des évitements rhétoriques du même genre.
J’ajoute un point qui pèse très lourd et qu’omet Gérard Miller. La gravité de cette omission hypothèque son raisonnement et le biaise : entre 2003 et 2022, quatorze juifs ont été assassinés en France pour le simple fait d’être juif (« un crime contre l’humanité », selon le critère jadis développé par l’essayiste et résistant André Frossard) et aucun ne le fut par l’extrême droite néonazie, laquelle, ailleurs, en Allemagne, aux Etats-Unis, s’en prend parfois aux juifs, en tuant même à l’occasion, il faut aussi le dire.
Si l’on se souvient en outre de l’entêtement d’un président de gauche à oublier Vichy et, par conséquent, ses responsabilités dans l’extermination des juifs, et si l’on remarque qu’il fallut attendre un président de droite pour les reconnaître – ça fait beaucoup !
Le propos de Gérard Miller n’est pas entièrement faux, mais il souffre d’une grave hémiplégie du côté gauche – ce qui l’empêche de tenir debout. Tant que la gauche, une partie de la gauche au moins, ne fera pas son aggiornamento politique sur ces questions, la situation que déplore Gérard Miller, et moi également, continuera à s’aggraver.
Gérard Bensussan est philosophe et il a notamment écrit « La Transaction. Penser autrement la démocratie » (PUF, 160 pages, 14 euros) – Source lemonde
La présentation des 2 tribunes est caricaturale
. »Deux tribunes donnent la parole à Samuel Lejoyeux et Gérard Bensussan, pas d’accord avec Gérard Miller, selon lequel les juifs portent par leur attitude une part de responsabilité dans l’antisémitisme », dit-on.
J’ai bien relu celle de Gérard Miller. Il ne dit pas que « les juifs etc », il se désole(moi aussi) que des juifs puissent voter à l’extrême droite.
Samuel Lejoyeux est bien excessif. Je préfère celle plus nuancée de Bensussan.