Les entrepreneurs de la tech redoutent les effets collatéraux de la réforme judiciaire poussée par le Premier ministre, Benyamin Netanyahou.
D’ordinaire, le quotidien des startupers est bien réglé. Ils voguent avec enthousiasme d’open spaces immaculés en réunions Zoom. Ils peaufinent des pitchs enfiévrés sur les innovations qui vont « changer le monde » et suivent à la loupe leur courbe d’utilisateurs. Depuis quelques mois, à Tel-Aviv, cette faune branchée a cependant des activités singulières : elle met en garde ses élus, bricole des banderoles, manifeste dans la rue. Si Tel-Aviv demeure un eldorado pour les entrepreneurs de la tech, le changement de climat est manifeste : il y a des nuages au paradis des start-up. En cause, la réforme judiciaire de Benyamin Netanyahou, qui a passé cet été une étape clef et contre laquelle une bonne partie du secteur est vent debout.
Pas simple, vu de l’étranger, de mesurer l’impact de ce texte sur l’équilibre subtil des institutions locales. « Pour comprendre les événements actuels en Israël, une seule question s’impose : qu’est-ce qui limite le pouvoir du gouvernement ? Les démocraties solides s’appuient sur tout un système de freins et de contrepoids. Or Israël n’a ni Constitution, ni chambre haute au Parlement, ni système fédéral, ni [aucune autre institution de] contrôle du pouvoir gouvernemental, à l’exception d’un seul : la Cour suprême. […] Or le gouvernement tente de [la] neutraliser. [S’il] réussit, il n’y aura plus de limites à son pouvoir », mettait en garde l’historien Yuval Noah Harari, auteur du best-seller Sapiens, dans une tribune publiée sur le site de L’Express fin juillet.
Un avis que partagent nombre de professionnels de la tech israélienne, inquiets de l’impact de ce virage sur la société, mais également sur l’économie numérique. « Ce climat incertain risque d’effrayer les investisseurs étrangers », souffle l’un d’eux. En février dernier, l’entrepreneur Yanki Margalit confiait au New York Times : « Vu le climat actuel, il est presque irresponsable de choisir de monter son entreprise ici. Cela fend le cœur de voir ça. » Des tensions qui tombent mal, alors que le secteur commence à peine à se remettre d’un grand coup de froid mondial. La hausse des taux d’intérêt post-Covid a passablement douché l’euphorie qui a régné dans le numérique pendant la pandémie. Partout, les géants ont dû sabrer dans leurs effectifs. Et les start-up, apprendre à faire ceinture.
Les nouveaux défis de la start-up nation
Mais alors qu’aux Etats-Unis le ciel se dégage, l’écosystème israélien attend toujours l’embellie. Au premier trimestre, « l’indice des 100 plus grandes entreprises tech cotées au Nasdaq a grimpé de 24 % quand l’indice Tel Aviv Technologie a baissé de 1 % », note l’Autorité israélienne pour l’innovation (IIA), dans un rapport publié fin juin. Sur cette même période, les investissements dans des start-up ont dégringolé de plus de 70 % comparés à l’année précédente, poursuit l’IIA : « Un déclin plus brutal que ce qu’enregistrent d’autres marchés auxquels Israël a l’habitude de se comparer. »
Cette panne est d’autant plus fâcheuse que la tech constitue l’un des moteurs économiques d’Israël. Le pays, qui compte une population sept fois moindre que la France, installée sur une surface plus petite que la Bretagne, abrite aujourd’hui « la plus forte concentration du monde de start-up et de licornes par habitant », pointe Yariv Becher, vice-président chargé de la diplomatie de l’innovation de l’organisation à but non lucratif Start-up Nation Central. Dans le détail : plus de 7 300 start-up et entreprises tech, 435 fonds de capital-risque, 135 accélérateurs, 37 incubateurs et près de 400 centres de R & D de multinationales, comme Intel, Meta, Microsoft, ou encore Samsung.
Un tour de force rendu possible par une incroyable faculté à transformer ses points faibles en atouts. Le marché intérieur est riquiqui ? Qu’à cela ne tienne, les entreprises du numérique israéliennes se projettent d’emblée à l’international, avec pour cible les marchés business to business européens et, plus encore, américains. « Tous nos documents sont en anglais et nos structures, préparées aux étapes de ‘due diligence’ [de vérifications nécessaires], en vigueur aux Etats-Unis », confie un entrepreneur local. Le voisinage est hostile ? L’Etat a massivement investi dans les technologies appliquées à la sphère militaire. « Israël a développé une réelle expertise dans l’amélioration des systèmes d’armes électroniques », pointe Jean-Christophe Noël, chercheur associé au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Cible de nombreuses attaques informatiques, le pays s’est également spécialisé dans la cybersécurité. Résultat : il est aujourd’hui une référence mondiale dans le domaine. Le fait que certaines de ses sociétés vendent à d’autres pays des logiciels espions sophistiqués, tel Pegasus – dont Le Monde et d’autres médias ont révélé l’utilisation contre des défenseurs des droits humains et des politiques –, a certes noirci le tableau. Mais « leur avance est telle que tout le monde continue de se fournir chez eux », confie un expert de ces dossiers.
L’organisation du service militaire s’est mise au diapason. Les hommes et les femmes de plus de 18 ans doivent respectivement y consacrer trente-deux et vingt-quatre mois de leur vie. Une très longue césure qui aurait pu bouleverser leur apprentissage. Sauf qu’Israël en a fait un outil d’orientation et de formation redoutablement efficace. Des tests psychométriques permettent de repérer les aptitudes de chacun et de les orienter vers les unités les plus adaptées à celles-ci. Par exemple, la prestigieuse unité 8200 rassemble les prodiges de l’informatique, de laquelle sort l’élite du renseignement électronique.
« Transformer l’air en eau »
« La force de la population, c’est sa capacité à gérer l’imprévu. Ici, l’incertitude est la seule chose dont on puisse être certain. Prenez le Dôme de fer, ce puissant système de défense aérien. Quand, un été, l’Etat a été ciblé par des ballons incendiaires, il a fallu s’adapter à un risque totalement nouveau », raconte Inbal Arieli, entrepreneuse, investisseuse et ancienne de l’unité 8200, rencontrée dans ses bureaux de Tel-Aviv, en juin dernier.
« Pendant leur service militaire, les jeunes se voient confier très tôt des responsabilités », ajoute Yariv Becher, de Start-up Nation Central. Après avoir été plongés dans le grand bain, l’idée de monter leur propre boîte ne les effraie pas le moins du monde. Leur passage sous les drapeaux leur permet même, souvent, de se créer un premier réseau.
Moins connue que l’expertise cyber, l’excellence nationale dans les technologies appliquées à l’alimentation est également frappante. Dès la création de l’Etat, la population a été confrontée à un défi existentiel : des terres arides et une situation géopolitique qui rend l’approvisionnement extérieur incertain. Il lui a fallu se montrer inventive. Dans les années 1950, l’ingénieur Simcha Blass a inventé un système d’irrigation au goutte-à-goutte qui a révolutionné les pratiques agricoles et a été exporté dans le monde entier. Israël a également développé des compétences de pointe dans la gestion des eaux usées, recyclées à plus de 90 %, contre moins de 1 % en France.
En 2023, à l’heure du réchauffement climatique, ce savoir-faire se révèle précieux. A l’est de Tel-Aviv, la société Watergen attise ainsi la curiosité des pays confrontés aux sécheresses croissantes avec ses caissons capables de « transformer l’air en eau ». Un tour de magie opéré en récupérant l’humidité ambiante pour produire le précieux liquide. Au sud, à Rehovot, les équipes d’Aleph Farms planchent, elles, sur la viande du futur : leurs steaks cultivés en laboratoire n’ont pas l’inconvénient de provenir de ruminants qui pètent et rotent du méthane – puissant gaz à effet de serre – pendant qu’ils regardent passer les trains.
Le boom de l’intelligence artificielle ouvre également d’intéressantes perspectives à Israël, selon Alon Kuperman, associé chez GP Bullhound : « le pays est en pointe sur plusieurs domaines qui y sont liés : le cloud, le machine learning ou encore l’analyse de données ».
Cette avance technologique est-elle menacée par les tensions sociales que connaît actuellement le pays ? Si la réforme judiciaire n’est pas un problème d’ingénieur, mais un problème politique, le secteur de la tech a des arguments pour peser dans ce débat. Après tout, c’est lui la locomotive de la croissance : il emploie 14 % des actifs, mais représente plus de 18 % du PIB et environ la moitié des exportations. « C’est aussi un puissant instrument de soft power« , souligne Julien Nocetti, chercheur associé au programme géopolitique des technologies de l’Ifri. Pour l’instant, les investisseurs sont « dans l’expectative et surveillent l’issue de cette réforme, qui n’a pas encore affecté l’activité économique », note Seltem Iyigün, économiste senior pour le Moyen-Orient et la Turquie à la Coface.
Si les chefs d’entreprise se mettent à bouder Israël au profit des Etats-Unis lorsqu’ils démarrent leur projet, les effets seront cependant palpables. Ce scénario n’a rien de fantaisiste. En avril, l’Autorité israélienne pour l’innovation observait déjà que le ratio de nouvelles start-up enregistrées à l’étranger plutôt que sur le sol local se situait au premier trimestre entre 50 et 80%, contre 20 % l’année précédente. Fin juillet, Start-up Nation Central a également sondé plus de 700 entrepreneurs et investisseurs afin de prendre la température. Bilan ? 68 % d’entre eux avaient pris des mesures juridiques et financières en réaction à la situation, telles que le retrait de fonds ou le transfert de membres de leur équipe. Parmi les sondés, 8 % indiquaient avoir entamé un processus de déménagement de leur siège, et 29 % « avoir l’intention de [le faire] dans un futur proche ». Même si la tech israélienne demeure solide, ces nuages sont à prendre au sérieux à l’heure où de plus en plus de pays – l’Inde, la Corée du Sud, la France ou encore le Royaume-Uni – se verraient bien, eux aussi, en nouveaux édens de la tech.