L’artiste juif pluridisciplinaire, dont les œuvres conjuguent histoire personnelle et recherches documentaires, présente jusqu’au 31 octobre une rétrospective de son travail à Tunis.
En terminant les derniers préparatifs de son exposition au centre d’art B7L9, en banlieue nord de Tunis, Rafram Chaddad traverse son univers artistique autant que son histoire personnelle. L’artiste de 47 ans, à la chevelure bouclée qui se confond avec sa barbe poivre et sel, avance d’un pas tonique, laissant derrière lui une gravure reproduisant la forme de Djerba, son île natale, agrémentée de peinture bleue et safran, pour se retrouver face à un portrait en mosaïque de sa grand-mère.
Les œuvres de cet artiste pluridisciplinaire puisent directement dans l’histoire de sa communauté, celle des juifs tunisiens, installée depuis des siècles sur la rive sud de la Méditerranée mais aujourd’hui réduite à seulement quelques centaines d’individus. Rafram Chaddad en connaît les secrets et les anecdotes, les visages et les personnages, les lieux et les dates.
Depuis son retour en Tunisie, en 2015, lui qui a grandi à Jérusalem s’efforce de les mettre en forme et de les diffuser. Ses réalisations sont variées et vont de posts sur les réseaux sociaux, à travers lesquels il partage des bribes de son savoir et de ses recherches, à des œuvres plus conceptuelles, comme ce bateau en bois déposé dans une synagogue abandonnée du village de sa mère, Metameur (sud-est), en 2021.
De ce travail documentaire aussi intime qu’épars, il livre une rétrospective, « The Good Seven Years » (les sept bonnes années), exposée du 31 août au 31 octobre et accompagnée d’un livre éponyme auto-édité avec le soutien de la Fondation Kamel-Lazaar. Le projet est à l’intersection de l’art contemporain, de la recherche et de la conservation, alors que la population juive du pays a été massivement poussée vers l’exode.
Une vie de transgressions
L’histoire de Rafram Chaddad est d’abord celle du déracinement des juifs de Tunisie. En 1977, il n’a que 2 ans quand une partie de sa famille quitte le pays, arrachée à sa terre par les vagues de violences antisémites qui secouent régulièrement la Tunisie au gré des guerres israélo-arabes, pour s’installer à Jérusalem. « Là-bas, la Tunisie était partout chez nous. Tout était tunisien, on parlait tunisien, on mangeait du couscous deux fois par semaine. Mon père ne mangeait jamais autre chose que de la nourriture tunisienne », se souvient-il.
Enfant, il grandit dans une communauté très fermée mais n’y trouve pas sa place. Il vagabonde d’école en école, avant de s’échapper à sa majorité vers des études d’art. Dès lors, il mène une vie de transgressions. Son refus d’effectuer le service militaire, obligatoire en Israël, le conduit trois fois en prison. Au cours de sa dernière détention, il tente d’organiser une exposition clandestine mais en est empêché in extremis. Les autorités militaires le libèrent par la suite de ses obligations.
Ses explorations artistiques le mènent ensuite à voyager à travers plusieurs pays d’Europe puis de l’autre côté de la Méditerranée, en Tunisie, où il débarque un soir de l’été 2004 au port de La Goulette. Missionné par la suite pour travailler sur le patrimoine juif d’Afrique du Nord, il se rend en Libye en 2010, où il est arrêté, accusé d’espionnage. Il passe alors cinq mois à l’isolement dans la prison d’Abou Salim, en périphérie de Tripoli, un endroit réputé « sans retour », d’après ses mots, où il subit la torture. Il est finalement exfiltré à l’issue d’un imbroglio diplomatique. De cette expérience, il tirera un premier livre, publié en 2012 à Tel-Aviv.
Quelques années plus tard, Rafram Chaddad ouvre un autre chapitre de sa vie : celui du retour. En 2015, il pose définitivement ses valises à Tunis et découvre alors tous les paradoxes qu’entretient la Tunisie avec sa population juive, entre attachement fort à cette communauté historique et nostalgie d’une époque « idéalisée » de cohabitation. Lui se refuse catégoriquement à ce vague à l’âme : « Je ne pense pas que le passé était mieux. Ce passé est fétichisé. Quand on parle des minorités, des juifs, des Maltais, c’est toujours pour évoquer le passé et non ce qui se passe aujourd’hui en Tunisie. C’est une manière d’échapper au présent et d’éviter de se questionner. »
« Nous suscitons la suspicion »
Au contraire, il exprime une position très critique : « Nous sommes exclus de la présidence de la République, nous ne pouvons pas faire partie de l’armée. Tout cela pour une raison : nous suscitons la suspicion. » Ces règles qui excluent les non-musulmans de certaines institutions nationales ne sont pour Rafram Chaddad que le prolongement constitutionnel d’un imaginaire tunisien fait de préjugés et d’idées reçues, où les autres confessions n’ont pas leur place.
Cette ambiguïté ouvre la porte à un antisémitisme latent qui s’exprime parfois plus violemment. En témoigne l’attaque de la synagogue de la Ghriba, à Djerba, le 9 mai : en plein pèlerinage, un membre de la Garde nationale a ouvert le feu sur la foule, tuant deux pèlerins et trois membres des forces de sécurité tunisienne. Ce jour-là, Rafram Chaddad a perdu un membre de sa famille, Ben Haddad.
Le chef de l’Etat, Kaïs Saïed, avait alors réfuté tout caractère « antisémite », fustigeant au passage les réactions internationales alors que « des Palestiniens sont tués chaque jour et personne n’en parle », sans expliquer la nature du lien. Pour Rafram Chaddad, « il faut regarder les choses en face : lorsqu’on parle des juifs en Tunisie, il y a toujours un éléphant dans la pièce, la question de la Palestine. »
Cette négation de l’antisémitisme est une réaction constante à ses posts sur les réseaux sociaux. Mais l’artiste a le sens de l’humour et du débat : il a insisté pour qu’une invitation officielle au vernissage soit envoyée au chef de l’Etat pour qu’il puisse « venir voir et discuter ». Face à la dérive autoritaire de Kaïs Saïed, il est catégorique : il continuera d’être critique quoi qu’il en coûte. « Je suis déjà allé en prison, ce n’est pas la partie la plus sympa de ma vie, mais je préférerais y retourner plutôt que de devoir arrêter de m’exprimer librement. »