À l’occasion de la sortie de ses Mémoires, l’ex-Premier ministre, à la parole rare, a reçu « Le Point » pour une conversation à bâtons rompus.
lain Juppé sort du silence. Depuis 2019 qu’il siège au Conseil constitutionnel, astreint à un strict devoir de réserve, l’ex-Premier ministre ne s’est guère confié. Il le fait aujourd’hui dans Le Point, à l’occasion de la sortie de ses Mémoires, Une histoire française, à paraître le 14 septembre aux éditions Tallandier, dans lesquels l’ancien homme fort de la droite se livre sur plus de quarante ans de vie publique, notamment sur sa « déroute » (sic) à la primaire de la droite et du centre pour la présidentielle qui débouchera sur l’élection d’Emmanuel Macron (lire extrait). On y découvre un Juppé bien plus chaleureux et sensible qu’il a toujours paru, n’hésitant pas à lever un voile sur ses passions secrètes, ses blessures et ses fourvoiements. Bref, un Juppé détendu, et même en bermuda pour cet entretien réalisé en plein mois d’août, dans sa (modeste) maison familiale – à l’origine, celle de ses parents – à Hossegor, au milieu des odeurs des pins des Landes et des chants des cigales. Les émeutes urbaines de juin-juillet, l’écologie, Poutine, être de droite en 2023, la décentralisation, la crise de l’autorité mais aussi ses malentendus avec les Français, le mensonge en politique, la question du genre et la foi catholique… Alain Juppé s’épanche. Entre les lignes se glissent les ombres de Macron, Philippe – son « disciple » -, Le Maire, Darmanin, Wauquiez, mais leurs noms ne sont jamais cités, tout comme les derniers soubresauts de l’actualité. Même si ça le démange, Alain Juppé ne peut (r)entrer dans la « bagarre politique », comme il dit, le devoir de réserve l’en empêche. Voici donc un Juppé à la fois intime et grand sage de la République. Un Juppé en surplomb.
Le Point : Vous écrivez avoir voulu, vers l’âge de 7 ou 8 ans, « briguer le trône de saint Pierre » et vous délecter des jeux de pouvoir du Vatican. On ne vous connaissait pas sous ce jour-là…
Alain Juppé : J’ai été longtemps enfant de chœur. J’avais la foi du charbonnier, et, comme j’avais un peu d’ambition, je visais haut [rires]. Cela n’a pas duré. Mais, encore aujourd’hui, je suis fasciné par cette institution qu’est l’Église catholique, avec ses faiblesses, ses fautes que l’on découvre petit à petit, mais aussi ses forces, la grandeur de sa pérennité sur deux mille ans d’histoire. Mes racines sont landaises, mais aussi chrétiennes. À ce propos, je pense que la France a des racines chrétiennes. C’est une évidence historique, et je ne comprends pas qu’il y ait débat. Pour ma part, je suis un catholique agnostique, comme Jean d’Ormesson, partagé entre le confort de ceux qui croient et celui de ceux qui savent qu’il n’y a rien ; entre les deux, je cherche sans trouver.
Vous évoquez cette « froideur ou roideur qui [m’] a collé à la peau tout au long de ma vie publique ». Vous en avez souffert ?
Oui, j’en ai souffert. Par exemple, quand Mme Chirac a dit, lors de la primaire de 2016, « Juppé, il est froid », cette pique m’a blessé. J’ai souvent eu cette réputation de froideur, de distance, qui est sans doute justifiée ; je l’explique plutôt par ma timidité naturelle. Et aussi, c’est un trait de caractère dont je ne me vante pas, par une forme d’orgueil, même si je ne crois pas que cela corresponde à ma nature profonde. Très jeune, je n’étais pas tout à fait au même niveau que mes copains. J’étais premier de la classe, ma mère y tenait beaucoup, une forme d’esprit de compétition m’isolait du reste.
Pour l’ancien patron du RPR et de l’UMP que vous êtes, quelle est la singularité à être de droite en 2023 ?
Je pense qu’il reste un clivage très profond entre la droite et la gauche. D’abord, nous n’avons pas les mêmes ancêtres. Je me sens de droite, dans la mesure où mes références intellectuelles sont marquées du sceau de la liberté – je n’ose pas dire du libéralisme, qui est aujourd’hui un concept totalement déformé. Ma filiation, c’est Montaigne, Montesquieu, Tocqueville, Aron. Pas Marx ni Jaurès, qui définit le socialisme comme l’appropriation collective des biens de production ; le marqueur n’est plus aussi déterminant qu’avant, mais il subsiste. Être de droite, pour moi, c’est croire à la liberté d’entreprendre, à l’économie de marché, et considérer qu’il s’agit du meilleur moyen de produire de la richesse collective et de préserver les libertés individuelles et collectives. L’autre vertu à laquelle j’attache de l’importance et qui m’a rattaché à la droite républicaine, c’est la modération. Je déteste l’hystérie, l’hubris pour faire chic. Montesquieu dit qu’il est facile d’aller aux extrêmes ; le difficile, c’est de rester dans une position équilibrée. Ce qui ne revient pas à renoncer à l’action. C’est assez girondin, comme attitude. Et il est vrai que ce n’est pas le monopole de la droite.
À propos de girondisme, vous qui avez été maire de Bordeaux, comprenez-vous pourquoi nous ne parvenons pas à instaurer davantage de décentralisation ?
Les Français sont décentralisateurs, mais ils ont un tel besoin d’égalité qu’ils veulent que la règle soit la même partout. Dès que vous essayez de mettre de la souplesse, on crie à l’injustice et à l’inégalité ! Il faut aller plus loin dans la décentralisation, j’y crois profondément : c’est une des réponses à la crise que nous vivons et qui est liée à la perte de confiance dans la démocratie représentative. Quand j’étais maire, il m’est arrivé de porter le projet de réhabilitation d’un quartier, conçu avec les habitants et mes collègues élus ; je l’envoie à l’Anru, à Paris ; il me revient, on m’explique que ce n’est pas cela qu’il faut faire. Mais au nom de quoi ? Voilà un domaine où la décentralisation s’impose. L’État pond des normes qui s’appliquent partout. Or, la décentralisation, c’est accepter une certaine différenciation : il ne faut pas forcément faire la même chose en Alsace et en Nouvelle-Aquitaine. C’est assez difficile à faire passer. Mais il faut rapprocher la décision du territoire, et donc décentraliser.
« Nous avons besoin des Russes. » Cette déclaration de Nicolas Sarkozy au « Figaro », lors de la sortie du tome 3 de ses Mémoires, a fait polémique. Qu’en pensez-vous ?
Je ne vais pas porter de jugement sur ce que dit Nicolas Sarkozy ni m’exprimer sur ce qu’il faut faire avec l’Ukraine. Juste un regard sur le passé : je conteste fermement la thèse de ceux qui disent que nous avons encerclé et isolé Poutine en menaçant de faire entrer l’Ukraine dans l’Otan, ce qui expliquerait sa réaction. La réalité est beaucoup plus compliquée. Nous avons fait, nous les démocrates, Chirac et Schröder par exemple, beaucoup d’efforts pour intégrer Poutine dans le jeu international, y compris dans le G8. Que la Russie soit un grand pays voisin et qu’un jour – lorsqu’elle aura renoncé à déclarer la guerre à ses voisins et à violer le droit international – il faille lui parler, d’accord. Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. Poutine mène un combat idéologique, une croisade contre ce qu’il appelle l’Occident décadent. Ce sont nos valeurs qui sont en jeu, la démocratie et l’État de droit.
Pourquoi restez-vous autant attaché à Chirac ?
Il y a plusieurs Chirac. Le Chirac que j’ai connu en 1976 était pleinement engagé dans la lutte contre la coalition socialo-communiste. Ça y allait, un boxeur. Avec le temps, il a pris de l’épaisseur, plus d’humanité. Je l’ai entendu souvent passer des coups de fil à des gens en difficulté, et pas pour la presse, pour prendre des nouvelles, remonter le moral des femmes dont les maris étaient malades, ou l’inverse. Par exemple. Il a été très marqué par l’histoire de sa fille Laurence. On lui a beaucoup reproché l’appel de Cochin de 1978. J’ai raconté dans quelles circonstances il l’avait signé ; je retiens pour ma part que, si l’euro existe, c’est parce que Chirac, avec d’autres, l’a voulu. S’il n’avait pas pris une position forte en 1992 pour le oui à Maastricht, nous n’aurions pas aujourd’hui la protection de la zone euro dont personne ne veut sortir.
Vous évoquez les mensonges éhontés de François Mitterrand face à Jacques Chirac sur l’affaire Gordji en direct à la télévision. Chirac fut lui-même qualifié de « super menteur ». Faut-il savoir mentir avec aplomb pour être un bon homme politique ?
[Sourire]. J’hésite à répondre oui. Mais parfois, dit-on, la fin justifie les moyens… Lorsqu’il y va de l’intérêt général à dissimuler ou à déformer tel ou tel fait, peut-être faut-il arranger la vérité. Mais je ne suis pas Machiavel. Chirac était, disons, plutôt enjoliveur de vérité. Quand on arrivait dans une réunion de militants, il me disait parfois à l’oreille : « C’est qui le type là-bas ? » Je lui glissais le nom de l’inconnu, il avançait vers lui en ouvrant les bras : « Ah, mon cher ami, je pensais justement à toi… » Est-ce du mensonge ou de la courtoisie ? Et qui ne le fait ? Dans une de mes dissertations de lycéen, j’avais plaidé pour un respect intransigeant de la vérité dans les rapports sociaux et dans la vie en général ; mon professeur m’avait objecté que si nous disions à notre prochain tout ce que nous pensons de lui, nous vivrions en état de guerre civile.
Comment expliquez-vous les malentendus entre les Français et vous ?
En 1995, j’ai été le plus populaire des Premiers ministres en charge pendant trois mois. Las, la campagne de Chirac avait été perçue comme exclusivement centrée sur la fracture sociale. Je n’ai pas sous-estimé cet engagement, mais en même temps se profilait la date de 1998, l’entrée dans l’euro. Pour satisfaire aux critères de Maastricht, j’ai dû mener une politique d’austérité, et je n’ai pas été compris. Puis, il y eut un deuxième malentendu, sur les retraites. Le plan Juppé, ce n’était pas un plan de réforme des retraites mais une réforme de l’assurance-maladie, et elle a été intégralement mise en vigueur. Le dernier malentendu, ce fut la campagne de la primaire de la droite en 2016. Je confesse que j’ai fait une erreur : après mon engagement à la tête du RPR et de l’UMP, je pensais être solide sur la droite, et je me suis donc ouvert sur le centre. Et ma droite m’a lâché, Fillon a occupé le terrain d’une forme de conservatisme.
Regrettez-vous d’avoir quitté Bordeaux, certains disent abandonné…
Les Bordelais qui disent cela sont souvent ceux qui étaient au cap Ferret quand il s’agissait de voter. J’ai fait le job pendant près de vingt-cinq ans, et j’étais hanté par la crainte de faire « le mandat de trop ». Il faut savoir décrocher et passer le relais. Ma succession ne s’est pas passée comme je l’aurais souhaité. Mais c’est la loi de la démocratie. Et sans doute les Bordelais, après le réveil de « la belle endormie », attendaient-ils autre chose. En tout cas, je reste profondément attaché à ce que je considère toujours comme « ma ville ».
Vous confiez dans votre livre votre incompréhension face au mouvement des Gilets jaunes. Comment analysez-vous les émeutes de juin-juillet dernier ?
Bordeaux a été l’épicentre des manifestations des Gilets jaunes de 2018 ; cette violence imbécile et destructrice m’a choqué. Je voyais les policiers se faire injurier, recevoir des pavés ou des boules de pétanque, alors que ma ville était réputée pour être tranquille. J’ai eu aussi du mal à comprendre les dernières émeutes. On nous dit qu’on n’a rien fait dans les quartiers dits sensibles, alors qu’on y a massivement investi, et pas seulement dans le béton ! Pourquoi cela n’a-t-il pas marché ? Il faut une réflexion en profondeur pour comprendre cet échec. Je vois bien que des territoires entiers échappent au contrôle de la puissance publique. À Marseille, les violences ont eu lieu sur la Canebière ; dans les quartiers Nord, il ne s’est rien passé parce que les réseaux de la drogue n’ont pas envie d’être dérangés par les interventions de policiers. Beaucoup de quartiers en France sont désormais sous l’emprise totale des réseaux de la drogue. Il faut éradiquer ce poison, et c’est une tâche extrêmement difficile.
Partagez-vous le constat sur la décivilisation, la crise de l’autorité ?
Je n’aime pas trop les grands mots. On lie souvent ces violences à l’immigration, mais ce sont des jeunes Français, de la deuxième ou troisième génération, qui ont commis les pires méfaits ; notre politique d’intégration n’a donc pas fonctionné malgré des efforts anciens et importants. Pourquoi ? Je ne suis pas en situation, aujourd’hui, d’entrer dans ce débat. Ce que je peux dire, c’est que le respect de l’État de droit est l’un de nos biens communs les plus précieux et que force doit rester à la loi.
Vous avez été ministre d’État chargé de l’Écologie en 2007. Comment expliquez-vous que ce dossier ne soit pas suffisamment porté à sa juste valeur ?
Les comportements sont en train de changer. Le tri des déchets devient une pratique courante. Moi-même, j’ai réglé l’hiver dernier mon chauffage à 19 °C, au lieu de 21 °C, et 16 °C la nuit. Ma facture de gaz a baissé de 40 % ; pour tenir une journée entière assis devant mon ordinateur, j’ai acheté une veste en laine des Pyrénées. Super efficace. Mais, pour redevenir tout à fait sérieux, je dirai que nous allons devoir changer radicalement notre modèle de développement économique et social : produire autrement, consommer autrement, construire nos logements, aménager nos villes, nous déplacer… autrement. Défi formidable et excitant à la fois. Je reste résolument confiant dans notre capacité à réussir en conjuguant sobriété et innovation.
Les citoyens le font. Mais les politiques ?
Les politiques doivent composer avec les contradictions de l’opinion. On veut sauver la planète, mais on ne veut pas de zones à faibles émissions dans les villes, ni rouler à 90 kilomètres à l’heure sur les routes. Aux paysans, on demande de produire pour assurer la souveraineté alimentaire du pays, mais à condition de ne pas utiliser quoi que ce soit qui nuise à la planète. Pareil avec les véhicules électriques : d’un côté, tout le monde voit bien que c’est une solution contre la pollution, mais certains de nos constructeurs nous disent que nous livrons le marché aux Chinois. C’est une des explications de la timidité des politiques : on leur demande de concilier l’inconciliable. J’ajoute une chose qui me tient à cœur : je ne comprends pas pourquoi la droite a laissé le terrain libre sur l’écologie…
Le grand-père que vous êtes comprend-il la question du genre ?
Non. Je reste un dinosaure. L’espèce humaine, pour moi, repose sur une différenciation biologique. Laisser croire que le sexe disparaît au profit d’une construction culturelle que serait le genre, j’ai du mal… Cela ne m’empêche pas d’être tout à fait libéral en matière de mœurs. J’ai beaucoup évolué sur le mariage pour tous ; depuis bien longtemps, je comprends et respecte l’homosexualité, etc. Nous vivons tous de contradictions. Le temps aide parfois à les résoudre…
Par Jérôme Cordelier