Le politiste spécialiste des mouvements islamistes sort, mercredi 6 septembre, un nouveau livre où il retrace son itinéraire de chercheur. Tout au long de son parcours, le politologue s’est progressivement distancié des sphères universitaires, déployant sa grille de lecture de l’islamisme dans les sphères médiatique et politique.
« Incontournable », « hégémonie médiatique » … Du côté des universitaires, les qualificatifs pleuvent sur l’importance qu’a prise Gilles Kepel dans l’expertise sur l’islam pour l’opinion publique. Le politologue de 68 ans sort, mercredi 6 septembre, un nouveau livre aux Éditions de l’Observatoire, Prophète en son pays . Il y revient sur quarante ans de recherche sur l’islamisme, se positionnant comme « un prophète » qui aurait identifié, avant les autres, la montée de l’islamisme dans les pays musulmans et comme un précurseur des études sur l’islam en France.
Auteur d’une vingtaine de livres accessibles au grand public, et de formules chocs comme « le djihad d’atmosphère », Gilles Kepel est aussi une personnalité qui s’est progressivement détachée des sphères universitaires – où son positionnement est critiqué – pour déployer sa grille d’analyse de l’islamisme dans les médias et auprès de la sphère politique.
Si ces analyses sont aujourd’hui critiquées par une partie de ses collègues, Gilles Kepel bénéficie toutefois d’une reconnaissance académique incontestable dans le champ des études sur l’islam, notamment grâce à ses premiers travaux. « Nous avons tous été amenés à lire les ouvrages de Gilles Kepel, d’Olivier Royet de François Burgat dans le cadre de nos études », témoigne un sociologue spécialiste de l’islam, citant deux autres figures structurantes du champ. Les Banlieues de l’islam, par exemple, paru en 1987, est considéré comme un ouvrage « pionnier » : « C’est la première fois qu’on dispose d’une étude globale sur l’émergence de l’islam en France, la structuration du tissu associatif islamique, et la projection de ce qu’il pourrait devenir », retrace ce chercheur.
Divergences au sein de l’université
Mais Gilles Kepel est d’abord un spécialiste des mouvements islamistes au Moyen-Orient et notamment en Égypte, qu’il décrit dans son travail de thèse « Le prophète et le Pharaon » , paru en 1987, également considéré comme une référence. Devenu directeur de recherche au CNRS, puis professeur à Sciences Po, il est enfin nommé directeur de la chaire d’excellence Moyen-Orient Méditerranée à l’université PSL, basée à l’École normale supérieure.
Se dessine au long de ses nombreux ouvrages sa méthode de travail, fondée sur une très bonne connaissance des doctrines des mouvements islamistes, que ce parfait arabisant lit dans le texte. Ce même procédé est toutefois également la source de divergences au sein de l’université : « Il a tendance à privilégier les textes au détriment du contexte et de la stratégie des acteurs » , estime ce même chercheur, critique de ses analyses.
Ce qui a des implications sur sa lecture du phénomène djihadiste : « Il montre que des textes justifient l’usage systématique de la violence dans l’instauration d’un supposé califat », explicite-t-il. « Or ces textes existent, mais cela ne veut pas dire que ceux qui ont commis des attentats s’y réfèrent nécessairement », poursuit-il, mettant l’accent sur la différence de contexte entre le Moyen-Orient et l’Europe, et sur l’évolution sur le temps long des mouvements islamistes, notamment celui des Frères musulmans .
Après les attentats de 2015 , Gilles Kepel s’est notamment engagé dans une virulente controverse avec Olivier Roy, lui expliquant le djihadisme par la radicalisation de l’islam, quand son contradicteur parlait d’une islamisation de la radicalité.
Passerelles entre islam politique et radicalisation
Reste que Gilles Kepel, qui confie à plusieurs reprises dans son dernier ouvrage s’être senti délaissé par ses collègues universitaires, a investi largement le champ médiatique, et sa grille d’analyse a bénéficié d’une influence certaine dans le champ politique. Florent Boudié , rapporteur général du texte de la loi sur le séparatisme, explique ainsi que ses productions ont été « à titre personnel », « une source d’analyse, d’observation ». « Quand on s’intéresse à la question de l’islam politique en France, l’un des réflexes, c’est d’aller chercher la mise en perspective chez Gilles Kepel », relève-t-il. « Kepel montre qu’il y a des passerelles entre islam politique, radicalisation violente, voire risque terroriste , poursuit Florent Boudié. Et la majorité présidentielle s’est plutôt inscrite dans cette grille d’analyse. »
Franchissant parfois la barrière du positionnement politique, l’universitaire, qui défend une vision offensive de la laïcité, est proche du Printemps républicain, dont il a assisté au lancement dans la salle parisienne de la Bellevilloise, en 2016. Pourfendant régulièrement le « wokisme » et la « nébuleuse islamo-gauchiste » , il fait également partie du comité scientifique du Laboratoire de la République, un think tank créé en 2021 par Jean-Michel Blanquer, ancien ministre de l’éducation nationale. Une visibilité dans le débat public qui n’a fait qu’accentuer sa distance avec une partie des chercheurs de l’université.
Marguerite de Lasa