Henriette Steinberg, fille de survivants de la Shoah revient sur son enfance modeste et solidaire, qui l’a menée naturellement à consacrer sa vie au bénévolat.
Henriette Steinberg, 72 ans, est secrétaire générale du Secours populaire depuis 2019. A 6 ans, elle accompagnait sa mère dans les bidonvilles qui ceinturaient Paris pour distribuer de l’aide alimentaire. A 12 ans, elle faisait sa première collecte pour l’association. Fille de survivants de la Shoah, elle est toujours restée bénévole au Secours populaire, sillonnant le monde pour venir en aide aux plus précaires. Une vie consacrée à la solidarité, comme elle l’a raconté dans un livre intitulé Ne jamais baisser les yeux (Robert Laffont, 2022).
Je ne serais pas arrivée là si…
… Si je n’étais pas née dans une famille juive issue de l’est de l’Europe, ayant vécu les affres de la guerre. Mon père et mes grands-parents maternels sont arrivés en France dans une indigne pauvreté. Ils étaient tous très cultivés, volontaires, n’hésitant pas à mettre les mains dans le cambouis pour construire, vivre, avoir des enfants. Avec l’idée que c’est toujours à plusieurs qu’on avance.
D’où vos grands-parents venaient-ils précisément ?
Les parents de ma mère, née en 1929, étaient des Russes blancs ayant fui l’Union soviétique au début des années 1920. Ingénieur, mon grand-père, Simon Rozental, avait retrouvé du travail en France. Au début de la guerre, il a été appelé comme soldat, fait prisonnier en 1940 et envoyé en Allemagne, où il a travaillé dans une ferme. L’un de ses camarades lui avait dit : « Toi, Rozental, tu viens d’Alsace ! N’oublie jamais ! » Mon grand-père a compris et n’a jamais dit qu’il était juif. Libéré, il a passé la deuxième partie de la guerre en Bourgogne, où il a ouvert une librairie-papeterie. Il est mort en 1952, quand j’avais 1 an.
Et du côté de votre père ?
Mon père, né en 1926, venait d’une famille bourgeoise de Roumanie. Son père dirigeait la librairie francophone de Bucarest, fréquentée par l’intelligentsia. Tout a basculé avec la montée du nazisme en Europe. En entendant que les nazis défilaient sur les Champs-Elysées, une absolue tragédie pour lui, mon grand-père a eu une crise cardiaque. Il en est mort, quelques mois plus tard.
Ma grand-mère a compris que, si elle restait en Roumanie, sous le joug de Ion Antonescu, qui faisait la chasse aux juifs, personne ne survivrait. Alors elle a fui, en 1943. Avec ses deux enfants, elle a traversé la Bulgarie, la Turquie, la Syrie et le Liban, pour arriver dans le futur Etat d’Israël. Mon père a donc fait son service militaire en Palestine, sous mandat britannique ! Puis, en 1947, il est parti en France. Il a ensuite mis vingt ans à obtenir la nationalité française.
Qu’est-il advenu du reste de votre famille ?
Tous ceux qui sont restés à l’Est ont été exterminés. Dans les années 1990, ma mère est allée voir La Haine, le film de Mathieu Kassovitz. En sortant, elle m’a dit : « Oh ! ils sont gentils, ils n’ont jamais connu la haine ! » Elle a vécu dedans toute sa vie. Quelques heures avant de mourir, elle m’a posé une question singulière : « Qu’est-ce qu’on peut faire quand on est mort ? » Je lui ai répondu : « Soi-même, rien. Mais on peut transmettre. » Elle m’a alors dicté ce que nous avons inscrit sur sa tombe : « Ni pardon ni oubli pour les nazis allemands et roumains qui ont assassiné mes grands-parents et mon oncle. »
Où avez-vous grandi ?
A Paris, les uns sur les autres dans un minuscule deux-pièces, dans le 13e arrondissement. Mes parents, qui se sont rencontrés à Sciences Po, travaillaient tous les deux, mais ils tiraient le diable par la queue. Mon père était rédacteur à l’Agence juive et ma mère, secrétaire, puis documentaliste. Je me souviens du cri de ma mère quand elle a ouvert l’armoire de notre taudis et découvert que la chatte avait fait ses petits sur le seul costume de mon père ! De mon côté, je n’ai jamais eu le sentiment de manquer. J’ai vécu une enfance modeste mais heureuse.
Quels souvenirs gardez-vous de vos parents ?
Ma mère, Hélène, était très attentive à chacun d’entre nous. L’épreuve de la guerre ne l’avait pas empêchée d’être drôle, chaleureuse. Et lucide. Elle qui avait toujours refusé de porter l’étoile jaune nous a élevés, mes deux frères et moi, avec l’idée qu’il faut se battre, ne pas céder. Elle m’a appris aussi la compassion, dénuée de sentimentalisme, pour les opprimés. Elle a toujours été bénévole au Secours populaire. La question qu’elle se posait était simple, concrète : que peut-on faire pour les autres, avec les autres ? J’ai adopté cette démarche. Si on n’agit pas, on meurt.
Et votre père, Lucien Steinberg ?
Il a décidé de se consacrer à l’histoire pour rendre hommage à ses camarades de lycée qui avaient été exterminés parce que juifs, résistants ou communistes. Il voulait comprendre. Il passait son temps dans les archives et a rencontré de nombreux criminels de guerre, en prison. Il a écrit dans ses livres que beaucoup d’entre eux n’étaient même pas antisémites, simplement assoiffés de pouvoir et d’argent. Ce qui, pour lui, était absolument stupéfiant. Il a passé des centaines d’heures avec ces gens, notamment Helmut Knochen [1910-2003], ce qui mettait ma mère dans une rage invraisemblable. Mais il n’a jamais lâché prise. C’était sa façon d’honorer la mémoire de ses camarades. Il y a pensé jusqu’à son dernier jour. Toute sa vie, il a fait des cauchemars. Une tragédie pour ma mère.
En quoi cette histoire familiale a-t-elle pesé sur vous ? Vous viviez parmi des fantômes…
Non. Mes parents étaient des lutteurs. Des lutteurs pour la vie. C’est d’ailleurs pourquoi ils ont décidé d’avoir des enfants. Et, paradoxalement, mon père était un homme très drôle et joyeux, bon vivant. Il pouvait terminer un repas et en commencer un autre dans la foulée.
Quel genre d’enfant étiez-vous ?
Je lisais tout ce qui me tombait sous la main. A l’école, mes professeurs disaient que j’étais insolente parce que je les regardais droit dans les yeux quand ils parlaient, ce qu’ils ne supportaient pas. Ils répétaient : « Baisse les yeux. » Je ne comprenais pas pourquoi. J’ai compris plus tard à quel point le regard est une arme puissante. Quand je collecte pour le Secours populaire, je regarde vraiment les gens, et ça marche !
Avez-vous connu l’antisémitisme ?
Quand j’avais 7 ans, ma première institutrice faisait une fixette sur mon écriture. Elle hurlait, coupait les fils de mes cahiers, déchirait les pages incriminées et me faisait recommencer. C’étaient des brimades, mais je ne m’en rendais pas compte, je pensais seulement que j’écrivais mal. Mon père, lui, avait compris. Il est allé voir la directrice de l’école et lui a dit : « Madame, l’antisémitisme, ça suffit. » Du jour au lendemain, l’institutrice a cessé de couper les fils de mes cahiers.
Mes parents nous ont toujours dit : « Si on vous traite de sales juifs, cognez d’abord, parlez ensuite. » Ils nous ont appris à résister, à nous faire respecter. Bien plus tard, j’ai d’ailleurs pratiqué un sport de combat, à mains nues, le Vo-Viet Nam. Les coups, quand je les prends, je les rends.
Aimiez-vous l’école ?
Je n’avais pas de bons résultats en 4e. La directrice du lycée Edgar-Quinet a convoqué mon père et ma mère pour leur dire que mon cas était désespéré, qu’ils ne pourraient jamais rien faire de moi. Mes parents ont eu la bonne idée de ne pas m’en parler et m’ont proposé d’aller dans une école mixte. J’ai donc fait ma 3e à l’Ecole alsacienne, comme boursière. Cette école, à l’esprit si particulier, me convenait parfaitement. Les autres enfants avaient plus de moyens, ça se voyait. Mais je me suis fait des amis, que je vois encore aujourd’hui !
C’est là que vous rencontrez l’écrivain, journaliste et compagnon de la Libération Emmanuel d’Astier de La Vigerie…
Il nous avait fait un exposé remarquable, empreint d’humanité. Il se définissait comme un gaulliste de gauche. Je suis allé le voir à la fin de la conférence pour lui demander pourquoi il n’était pas engagé au Parti communiste. Il a ri, et m’a dit : « Je suis trop vieux pour ça ! » Il est mort quatre ans plus tard.
Enfant, vous collectiez déjà pour le Secours populaire…
Le dimanche, j’accompagnais ma mère dans les bidonvilles qui ceinturaient Paris, où vivaient notamment de nombreux Algériens. Elle leur distribuait des produits d’urgence et des vêtements chauds. Pendant ce temps, je jouais avec les enfants. Tout était simple et évident. Il y avait une solidarité de pauvreté : on distribuait ce qu’on avait. De mon côté, j’ai toujours vendu du muguet pour le Secours populaire. En 1963, pendant la grève des mineurs, j’ai collecté à la gare du Nord, dans le casque de l’un d’eux. C’était ma première collecte, j’avais 12 ans. Je n’ai pas arrêté depuis.
Est-ce l’exemple de votre mère qui vous a conduite à cette vie d’engagement ?
Je ne sais pas. Pour moi, c’était comme l’air qu’on respire, banal. C’est souvent dans les milieux qui n’ont pas de moyens qu’on cherche à aider ceux qui en ont encore moins. Mes parents nous ont élevés dans l’idée du partage, du respect de l’autre, quel qu’il soit. Chacun d’entre nous, à un moment donné, peut avoir besoin des autres. C’est exactement la démarche du Secours populaire ! Adolescente, j’ai été identifiée par la secrétaire de la fédération de Paris, qui m’avait vue collecter et vendre du muguet et m’a demandé si je souhaitais m’investir davantage. J’ai dit oui.
Vous grimpez ensuite tous les échelons, jusqu’à votre élection, en 2019, comme secrétaire générale…
Je n’ai jamais refusé une responsabilité, mais je ne suis jamais allée la chercher. Un jour, Julien Lauprêtre [qui a dirigé le Secours populaire de 1955 à 2019] m’a proposé d’entrer dans les instances nationales. Je lui ai dit : « Mais je ne vais jamais y arriver ! » Il m’a répondu : « Ce n’est pas à toi d’en juger. »
Un jour, votre mère vous dit : « Il y aura forcément des répercussions sur ta vie personnelle. Tu devras en assumer les conséquences… »
Elle avait vu juste. Je travaillais comme salariée : d’abord au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, à la mairie de Champigny, puis au conseil général du Val-de-Marne. J’avais deux enfants, et mes responsabilités bénévoles au Secours populaire me prenaient beaucoup de temps, y compris loin de chez moi, à l’étranger. C’était sans doute lourd à porter pour mon entourage, mais je n’ai jamais voulu y renoncer. Dix ans après mon mariage, j’ai divorcé.
Vous avez succédé à Julien Lauprêtre, mort en 2019, à 93 ans. Qu’a-t-il représenté pour vous ?
C’était un grand ami. Il était fils d’ouvrier, résistant, communiste, il avait rencontré Manouchian… Mais il ne croyait pas au « grand soir », préférant orienter le Secours vers le concret, l’efficacité. Avant de faire la révolution, il faut savoir ce qu’on va manger le lendemain.
Il disait aussi qu’il convient d’abord d’agir sur les conséquences de la pauvreté, avant d’en examiner les causes : « Quand quelqu’un se noie, on ne lui demande pas pourquoi il n’a pas appris à nager, on lui jette une gaffe ou on plonge pour le sortir de l’eau. » J’ai toujours adhéré à cette démarche.
Vous militez aussi au Parti communiste…
C’est une affaire de famille ! Mes parents m’emmenaient à la Fête de L’Huma et j’ai fait pareil avec mes enfants. J’ai étudié les mathématiques et les sciences humaines. A l’université, je militais contre la colonisation, la guerre au Vietnam… Or, les seuls qui agissaient, et que j’avais sous les yeux dans mon quartier, c’étaient les jeunes communistes.
Avez-vous la foi ?
Non. Je ne crois pas en quoi que ce soit, ni en qui que ce soit. J’ai de nombreux amis croyants qui me demandent souvent : « Mais comment tu fais ? » Mais je fais comme vous, je respire, je vis… Et j’agis ! J’observe les effets concrets de l’action, et c’est réjouissant !
La situation s’est-elle améliorée sur le front de la pauvreté ?
Non, c’est de pire en pire. Et ça se dégrade de plus en plus vite. La casse profonde du service public est une véritable catastrophe pour le pays, notamment dans l’éducation nationale.
Avez-vous des moments de découragement ?
Jamais. Quand il entendait « ce que vous faites, c’est une goutte d’eau dans l’océan », Julien Lauprêtre répondait : « Oui, mais, pour celui qui reçoit cette goutte d’eau, c’est un océan. » Evidemment, ça n’empêche pas de vivre des situations terribles, d’en être triste ou affecté. Mais je me dis qu’il est toujours possible de faire quelque chose, d’agir pour les autres. Pour celui qui la reçoit, la solidarité est irremplaçable. C’est ce qui me donne l’énergie de poursuivre.