Passage réussi pour le réalisateur qui, à 80 ans, publie « Le Bada », une époustouflante fresque familiale autour d’un couturier spolié en 1943.
Octobre 1943. À Nice, les Allemands ont remplacé les Italiens. Les Juifs, jusqu’alors relativement protégés, doivent fuir ou se cacher. Le roman se déroule sur une journée: Jean, réfugié dans la famille de son ami italien sur les hauteurs de la ville, veut toucher le bada – le dessous-de-table – promis par celui qui lui a racheté à très bon prix son atelier de couture. Mais l’homme se fait prier. S’inspirant d’un oncle paternel dont la famille juive a fui l’antisémitisme sévissant en Algérie au début du XXe siècle, Bernard Stora a bâti une formidable fresque familiale et historique couvrant un demi-siècle.
« Il arrive un moment dans la vie où l’on fait le tri entre ses projets, où l’on se demande ce que l’on a envie de faire, et j’avais ce, roman en tête depuis longtemps, confie l’octogénaire dont le dernier film remonte à 2021. L’écriture de scénarios est très contrainte et, en écrivant deux biographies avec Line Renaud, j’ai découvert que, dans des livres, l’on peut prendre des chemins de traverse. »
Le Bada est une véritable œuvre littéraire dont la puissance et la beauté, outre son écriture très précise et la musicalité de ses phrases, résident dans sa construction extrêmement travaillée. Cette journée est en effet prétexte à d’incessantes remontées dans le temps, et ce n’est que progressivement que le puzzle prend forme: l’arrivée à Marseille d’Eugène et Mouni, les futurs parents de Raymond, Jean et Irène, accompagnés de sa mère à elle, Vava, la guerre de 14-18, leur déménagement à Nice, la découverte du monde de la couture par Jean, l’ouverture de son atelier et les jalousies suscitées par son succès, l’antisémitisme virulent ou larvé. Et la rencontre du jeune homme avec Aldo, fils d’Italiens venus du sud de la Péninsule. Jean est assez naïf. Il se sent français avant d’être Juif et, avant de rejoindre les siens réfugiés en Corrèze, il veut récupérer son argent, malgré le risque d’être arrêté.
« Il ne voit pas pourquoi il serait assigné à une identité juive avec laquelle il ne se sent aucune affinité, commente le néo-romancier. Et il y a aussi un réflexe de classe. Beaucoup de Juifs appartenant à la bourgeoisie ou la haute bourgeoisie ne se reconnaissaient pas dans ceux qui venaient de l’Est et pensaient que ces mesures n’étaient pas faites pour eux. Le territoire du roman, c’est la complexité. » On est emporté par cette saga aux multiples personnages extrêmement bien cernés, pleine de péripéties, d’émotion et d’humour. Pour être le plus juste possible, Bernard Stora s’est souvenu de son enfance à Marseille. « En écrivant des scénarios, je m’étais rendu compte que, quel que soit le sujet, à un moment donné, on parle de soi. De choses vécues, pensées, imaginées. C’est ce qui est le plus intéressant. Et dans un roman, c’est encore plus vrai. »
Bernard Stora, « Le Bada », Denoël, 396 p.