Grâce à des enregistrements intracrâniens, des chercheurs israéliens ont mieux compris les mécanismes neuronaux du traitement de l’humour. Réjouissant.
Ne riez pas, c’est une question sérieuse. Dans une récente étude parue dans la revue Neuropsychologia, le Dr Vadim Axelrod, neuroscientifique à l’université Bar Ilan de Tel-Aviv – en collaboration avec Lionel Naccache, à l’Institut du cerveau (ICM), à Paris –, lève le voile sur les ressorts cérébraux des joyeuses émotions que nous éprouvons devant un film comique.
Le Point : Pourquoi vous intéresser à l’humour comme objet scientifique ?
Vadim Axelrod : Parce qu’il est omniprésent dans nos vies. Et s’il peut simplement être amusant, il peut aussi nous aider à apaiser des tensions interpersonnelles, à faire face à des situations difficiles, voire tragiques. Par exemple, il est frappant de voir qu’il y a beaucoup d’humour noir en Ukraine depuis l’invasion russe. Compte tenu du rôle prépondérant de l’humour, il est important d’en comprendre les mécanismes. Le sens de l’humour reste très dépendant d’une culture, d’une époque, ou d’un contexte donné. Il est rare de voir des gens s’esclaffer devant les graffitis de la Rome antique, ou les dialogues comiques du théâtre nô ! C’est ce qui rend l’humour particulièrement difficile à étudier. Dans notre étude, nous avons essayé d’utiliser un « matériel » qui soit universellement drôle.
Quel « matériel » comique a fait consensus ?
Nous avons fait visionner à un groupe de volontaires un extrait de trois minutes du film Le Cirque (1928), de Charlie Chaplin. Un classique qui continue de nous faire rire presque un siècle après sa sortie. Pour comprendre le film, il n’est pas nécessaire de connaître un contexte spécifique. Certains aspects de l’humour semblent partagés par une grande partie de l’humanité : nous sommes sensibles aux ressorts comiques de l’humour non verbal, comme les gesticulations, les chutes, les coups injustifiés ou les imitations.
Les participants – tous de nationalité française, nous avons mené nos travaux à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, à Paris – ont regardé passivement les images. Préalablement, le caractère amusant – ou non – de chaque séquence avait été évalué, plan par plan, par un groupe de volontaires sains.
À noter que dans une étude israélienne, distincte de celle-ci, j’ai utilisé les mêmes stimuli cinématographiques auprès des volontaires. Ils ont eu le même jugement sur la drôlerie du film, ce qui confirme l’universalité de l’humour de Charlie Chaplin. Pendant que nos volontaires français regardaient l’extrait, nous avons eu l’opportunité rare d’enregistrer leur activité cérébrale en direct.
En fait, ils étaient atteints d’épilepsie. Pour localiser la source de leur épilepsie, ils avaient subi une intervention chirurgicale au cours de laquelle des électrodes ont été implantées dans leur cerveau. Étant donné que les électrodes sont en place, il est possible – si les patients sont d’accord, bien sûr – de mener des expériences cognitives qui ne sont pas liées à leur pathologie.
Notre étude est la première à explorer l’humour « en profondeur » dans le cerveau à l’aide d’un enregistrement intracrânien. Ce type d’enregistrement exploite à la fois la haute résolution temporelle et la haute résolution spatiale, à la milliseconde près. L’imagerie à résonance magnétique fonctionnelle offre, elle, une bonne résolution spatiale, mais pas temporelle. Pour l’électroencéphalogramme, c’est l’inverse. Grâce aux électrodes, nous avons constaté que l’appréciation de l’humour était associée à des changements spécifiques dans l’activité neuronale.
Il existe donc dans notre cerveau des « neurones de l’humour » ?
Il s’agit plutôt de grandes populations de neurones. Nous n’avons pas enregistré l’activité des neurones en tant que tels, mais un signal appelé « potentiel de champs locaux » qui est la somme de l’activité de milliers de neurones. Plus précisément, nous avons constaté que les séquences les plus drôles étaient associées à une augmentation des ondes gamma à haute fréquence et à une diminution des ondes à basse fréquence. Pour les scènes les moins amusantes, c’est l’inverse qui s’est produit.
Cela suggère que l’activité neuronale à haute fréquence observée dans les tâches nécessitant un engagement cognitif élevé, comme le travail, est également une caractéristique de l’appréciation de l’humour. À l’inverse, les scènes qui ne sont pas drôles – comme les séquences de transition où le personnage se déplace d’un endroit à l’autre sans rien faire – favorisent l’inattention et la prépondérance des basses fréquences.
On a aussi observé que certaines régions cérébrales sont plus impliquées dans l’appréciation de l’humour que d’autres. Par exemple, la région du lobe temporal antérieur, ce qui avait déjà été montré dans des études précédentes.
Pourquoi le cerveau identifie-t-il un spectacle ou un événement comme drôle ?
La théorie veut que l’humour soit traité par deux mécanismes complémentaires. Tout d’abord, la détection d’un élément incongru – par exemple, dans La Ruée vers l’or (1925), toujours de Charlie Chaplin, le héros mange des lacets de chaussures comme des spaghettis ; ensuite, l’émergence d’une émotion positive liée à cette incongruité.
Ce qui est drôle serait donc à la fois inattendu et agréable, et impliquerait des circuits neuronaux à la fois cognitifs et émotionnels. Dans notre étude, nous nous sommes concentrés sur le lobe temporal en testant spécifiquement le premier système de détection de l’incongruité. De futures études seront nécessaires pour tester le second système qui traite de l’émotion positive qui y est liée.
Les neurones impliqués dans la perception de l’humour interagissent-ils directement avec ceux impliqués dans le rire ?
Ce n’est pas certain qu’il soit possible de dissocier le traitement cérébral de l’humour de la réaction qu’est le rire. Nous n’avons pas demandé à nos participants de réprimer leurs rires devant les pitreries de Charlie Chaplin, car cela aurait pu influencer la façon dont ils perçoivent l’humour. Ce lien a été objectivé. Il y a vingt-cinq ans, notamment, une étude a été menée dans laquelle des chercheurs ont stimulé des régions du cortex moteur pendant que les participants regardaient quelque chose de neutre. Sous l’effet de la stimulation, les participants ont ri et ont également déclaré que ce qu’ils regardaient était drôle ! Mais dans notre étude, nous ne nous sommes concentrés que sur le cortex moteur.
En tout cas, nous ne rions pas tous des mêmes choses… Et on peut même trouver que certains rabat-joie manquent terriblement d’humour ! La science va-t-elle trouver le moyen d’y remédier ?
C’est vrai, il existe des différences individuelles dans tous les aspects de la cognition. Et le sens de l’humour ne fait pas exception ! Nombre de nos caractéristiques cognitives sont déterminées génétiquement. Mais, théoriquement, à l’avenir, si les chercheurs identifiaient avec précision quelle région ou quel corrélat neuronal spécifique est impliqué dans le traitement de l’humour, ils pourraient développer une application de « biofeedback ».
Il en existe aujourd’hui de nombreuses, dans divers domaines. Par exemple, pour traiter l’anxiété. La personne est entraînée à contrôler une activité neuronale spécifique. En d’autres termes, elle reçoit un retour d’information positif ou négatif selon qu’elle contrôle bien, ou non, l’activité. Ainsi, une personne pourrait apprendre à percevoir l’humour. Cependant, je ne suis pas sûr qu’il existe des gens qui aient vraiment envie d’un tel traitement de choc !
Propos recueillis par Héloïse Rambert