Pour la première fois, en 1978, aux Etats-Unis, un docu-drama mettait en images l’horreur des camps d’extermination nazis.
« Fausse, offensante, produite au rabais. » Le pire étant, sans doute, qu’il s’agit d’une production télévisuelle. En 1978, dans les colonnes du New York Times, Elie Wiesel ne mâche pas ses mots pour critiquer la diffusion, du 16 au 19 avril, sur la chaîne américaine NBC, des quatre épisodes d’Holocaust. The Story of the Family Weiss. Dénonçant un programme qui prétend « montrer ce qui ne peut même pas être imaginé », le survivant d’Auschwitz et de Buchenwald craint, dans ce texte, que les générations futures ne connaissent plus le génocide des juifs d’Europe que par le biais du « docu-drama », cette fiction au vernis d’authenticité qu’Holocaust vient, sinon d’inventer, du moins de populariser largement. Pour fondées que soient les critiques formulées par Wiesel, Holocaust constitue une rupture majeure dans l’historiographie de la seconde guerre mondiale, qui prend racine aux Etats-Unis mais dont les effets se feront sentir jusqu’en Europe.
Dans les deux décennies qui suivent la fin du conflit, il n’existe pas, aux Etats-Unis, d’équivalent du Nuit et Brouillard (1956) d’Alain Resnais, les images documentaires tournées par l’Américain George Stevens à la libération des camps n’ayant jamais été largement diffusées dans son propre pays. Il existe peu de récits du génocide destinés au grand public, si ce n’est l’adaptation du Journal d’Anne Frank (1958) par ledit George Stevens, et la plupart des documentaires sur la guerre n’ont pas encore pour sujet principal la destruction des juifs d’Europe.
Il faut attendre les années 1970 pour qu’émerge la parole des témoins des événements, et c’est à travers la fiction hollywoodienne qu’elle surgit aux Etats-Unis. Réalisée par Marvin Chomsky sur un scénario de l’écrivain Gerald Green, Holocaust s’étire de 1935 à 1945 et met en scène une famille juive, les Weiss, et son contrepoint nazi, les Dorf. Confondant morale et exhaustivité, le scénario cavale après la grande histoire : de la Nuit de cristal au massacre de Babi Yar, en passant par l’insurrection du ghetto de Varsovie et la vie au camp de Theresienstadt, le destin des deux familles s’imbrique dans une multitude d’événements, de lieux et de dates.
Une véritable déflagration
Les Dorf sont mesquins, brutaux et voleurs (seul un oncle semble conscient de la gravité de ce qu’il se passe), tandis que les Weiss (dont deux membres sont incarnés par de jeunes stars, Meryl Streep et James Woods) sont courageux, généreux et solidaires. Tous parlent anglais et, même en camp, respirent un peu trop la santé – les producteurs le savent, qui intercalent des images d’archives au déroulé de l’histoire pour lui donner un peu d’authenticité.
Pour l’historienne belge Julie Maeck, qui a consacré sa thèse à la représentation du génocide à l’écran (Montrer la Shoah à la télévision de 1960 à nos jours, Editions Nouveau Monde, 2009), le scénario d’Holocaust fait, malgré son schématisme, le choix intéressant de présenter « deux problématiques encore peu traitées à la télévision : l’attitude des juifs face au projet d’extermination nazi et la métamorphose d’un Allemand ordinaire [le jeune père de la famille Dorf] en tueur ». Et, même si la caméra s’arrête au seuil de la chambre à gaz, elle met pour la première fois en images des événements tragiques qui furent volontairement invisibilisés par leurs instigateurs.
A ce titre, la diffusion de la série est, pour ce public qui n’avait jamais reçu autant d’informations sur le sujet, une déflagration. Vue par plus de 100 millions de personnes, elle réussit en quelque sorte ce que trente ans de travaux historiques ont échoué à faire. Et cela a essentiellement à voir avec la façon dont est représentée la famille Weis : « Unie, aisée et assimilée, elle est tout sauf représentative de la population juive d’Europe, elle symbolise plutôt le public américain de la fin des années 1970 », analyse Julie Maeck. Cette proximité est, en outre, largement renforcée par le rythme particulier du format sériel, qui inscrit le quotidien des Weiss dans celui des téléspectateurs.
Commission présidentielle
Large succès critique et public, Holocaust remporte huit Emmy Awards l’année de sa diffusion, dans les catégories les plus prestigieuses. L’onde de choc remonte jusqu’à la Maison Blanche et le président américain Jimmy Carter nomme une commission présidentielle sur l’étude du génocide : ses travaux aboutiront à la création de l’Holocaust Memorial Museum de Washington (inauguré en 1993) ainsi qu’au lancement d’une vaste collecte de témoignages de survivants émigrés aux Etats-Unis, organisée par l’université Yale (Connecticut). Le terme « holocaust » sort du cénacle des universitaires et devient la dénomination couramment utilisée pour désigner le génocide juif en anglais. L’« américanisation » de la Shoah, pour reprendre le mot de l’historien Peter Novick, a commencé, et déborde largement les frontières du pays.
En Europe occidentale, les polémiques américaines précèdent la diffusion d’Holocaust sur les antennes nationales. En République fédérale d’Allemagne, après des mois d’atermoiements, la série, légèrement remaniée, rassemblera tout de même plus du tiers des téléspectateurs. Au même moment, des sondages révèlent à quel point les Allemands de l’Ouest sont ignorants de leur propre histoire : dans les années 1980, l’enseignement de la Shoah est renforcé.
En France, là aussi après des mois d’hésitations liées à la construction européenne – les premières élections au Parlement de Strasbourg approchent –, la série est finalement achetée et proposée sur Antenne 2, en février 1979, dans le cadre des « Dossiers de l’écran ». Au cours du débat qui suit, Simone Veil, alors ministre de la santé, reconnaît à la série d’indéniables vertus pédagogiques mais relève qu’elle passe à côté de l’essentiel : « Les sentiments sont bons, les gens sont gentils (…). Dans les camps, nous sommes devenus des bêtes. Ce que les camps avaient détruit, c’était vraiment l’humanité. »