En 1942, un docteur reconnu dénonce la fiancée juive de son fils afin d’empêcher leur mariage. Elle sera tuée à Auschwitz, sans que sa famille n’en sache rien. Michèle, sa sœur, raconte la tragédie personnelle et le choix de sa famille de continuer à vivre dans la joie, jusqu’à la révélation deux décennies plus tard.
Mais quelle énergie ! Où puise-t-elle sa gaieté ? Michèle Zelman, qui aura 95 ans vendredi 25 août, nous prévient tout de go qu’elle est prise toute la semaine sauf le mardi après-midi qu’elle réserve pour les visites. Sa vie est trop riche. Entre les expos, les concerts, les films, les cours de bridge, les tournois, les fêtes, les propositions diverses de sa famille – petits enfants, enfants, cousins, à ce stade on ne compte plus –, il vaut mieux s’y prendre à l’avance si l’on veut l’apercevoir. Mais quelle élégance ! Michèle Zelman, pimpante, les yeux dessinés par du mascara, la coiffure impeccable, se tient droite dans l’encoignure de la porte d’entrée. Elle a cuisiné un délicieux strudel aux pommes, «pas trop sucré n’est-ce pas ?» On ne lui rend pas visite pour lui extirper le secret de sa tonicité, mais elle nous le donne : «Chaque instant de notre vie était intéressant. Même dans le malheur. J’ai été élevée par des gens qui n’avaient qu’une idée en tête : être joyeux !»
Michèle Zelman est désormais l’unique mémoire de la tragédie. Celle de sa famille qui croise celle du XXe siècle. Sa grande sœur Annette a été déportée à l’âge de 20 ans, à Auschwitz par le convoi numéro 3 parti le 22 juin 1942. «Coupable non pas seulement d’être juive, mais d’oser aimer et être aimée par un Français non juif», écrit Serge Klarsfeld dans le Mémorial de la déportation des Juifs de France, en 1978. La jeune femme est alors étudiante aux Beaux-Arts. Son amoureux, Jean Jausion, est un jeune écrivain proche des dadaïstes qui gravite dans le groupe des Réverbères. Le couple se rencontre au café de Flore à l’automne 1941, s’éprend, dépose des bans à la mairie du Xe arrondissement. Une hérésie pour les parents Jausion qui ne peuvent se résoudre à ce que leur fils unique épouse une «Israélite». Le père est un spécialiste reconnu des maladies de peau ; la mère, sans profession, reçoit.
Dans le salon des Jausion, on croise la fine fleur collaborationniste comme l’acteur Robert Le Vigan ou encore Charles Laville, parmi les instigateurs de l’exposition de propagande antisémite, «le Juif et la France». Est-ce Hubert Jausion qui en a eu l’idée ? Ou son épouse qui lui force la main ? Pour empêcher le mariage, il entreprend de faire peur à la jeune fille en demandant l’aide du service des «affaires juives» de la Gestapo, dirigé par le SS Theodor Dannecker. Mais la machine s’emballe, et Jausion père, qui souhaitait juste refroidir le projet de mariage, ne parvient plus à arrêter le mécanisme enclenché. L’historien Laurent Joly explique : «Il fait partie de cette élite qui a l’habitude qu’on lui obéisse au doigt et à l’œil. Il n’a pas imaginé qu’il ne lui serait pas possible d’instrumentaliser la Gestapo.» En mai 1942, la déportation des Juifs d’Europe de l’Ouest n’est pas encore systématisée, et encore moins celle des juives. Pourtant en juin, Annette Zelman fait partie du premier convoi comptant des femmes déportées depuis la France – elles sont 66 à être envoyées à Auschwitz. La jeune fille a été arrêtée à son domicile un mois plus tôt par des inspecteurs français. Le motif de l’arrestation est sans ambiguïté : «Projet de mariage avec un aryen, Jean Jausion.» Tout comme la note de Dannecker à Louis Darquier de Pellepoix, commissaire général aux questions juives : «Les parents de Jausion désireraient empêcher cette union mais il n’en a pas les moyens. J’ai en conséquence ordonné comme mesure préventive l’arrestation de la juive Zelman et son internement dans le camp de la caserne des Tourelles.»
Vide mystérieux et chagrin intime
L’histoire d’Annette Zelman est connue. D’une part parce qu’elle a été étudiée par l’historien Laurent Joly qui en a fait un cas d’école sur «la tentation et l’arme» de la délation même «dans les milieux les plus honorables». D’autre part parce que la jeune fille n’a cessé, durant sa brève vie, d’impressionner divers témoins de l’époque, si bien que Simone de Beauvoir croque sur le vif le couple dans la Force de l’âge. Tandis qu’en 1951, Boris Vian trace en quelques lignes sibyllines et presque désinvoltes le drame de «ce pauvre Jausion dont l’amie, une charmante Tchèque (sic), fut déportée à la demande du père de Jausion qui dit aux Allemands : “Faites peur à cette fille, sinon il va l’épouser.” On l’arrêta pour lui faire peur, si bien qu’elle mourut en déportation.» Annette elle-même, dans plusieurs lettres formidablement imagées à son amoureux lors de ses incarcérations ne laisse aucun doute : elle sait qui est à l’origine de son arrestation. Mais ces derniers mois, son histoire a encore acquis une notoriété bien plus vaste grâce à un téléfilm de Philippe Le Guay, commandé par la productrice Paule Zajdermann, d’après un scénario d’Emmanuel Salinger, qui a connu une très grande audience lors de sa diffusion sur France 2 en janvier. La réalisation met l’accent sur la conscience torturée du docteur Jausion, humaniste délateur, qu’incarne formidablement Laurent Lucas. Mais en devenant la tragédie du docteur Jausion, le film occulte et c’est pour le moins gênant, celle de la famille juive, qui apparaît comme un genre de tribu folklorique. En outre, paraîtra bientôt aux Etats Unis un pavé sur ces «Roméo et Juliette dans le Paris de Hitler» – selon le sous-titre. Un projet d’adaptation à Hollywood serait déjà dans les tuyaux. Roméo et Juliette, vraiment ? Selon Michèle Zelman, ses parents s’étaient résolus à ce mariage «mixte» au point d’accueillir chez eux Jean Jausion, désespéré par la disparition de sa bien-aimée et en froid avec sa famille «dont il ne parlait jamais».
Quant aux Zelman, que savaient-ils jusqu’aux années 60 sur les circonstances de la déportation d’Annette ? Eh bien le moins possible. Rétrospectivement, on peut s’étonner qu’aucun membre de la famille n’ait mené l’enquête auprès de Simone de Beauvoir, Boris Vian ou Jean Rouch, le cinéaste ayant été, lui aussi, un proche de la jeune femme. «Pour nous, Annette a disparu du jour au lendemain. On savait qu’elle avait été déportée, mais c’était notre histoire, notre Annette. La tragédie nous appartient. Que m’aurait appris Simone de Beauvoir sur ma sœur ?» rétorque Michèle Zelman. La famille se cimente sur le vide mystérieux laissé par la jeune femme si douée et, en aucun cas, ce chagrin intime ne doit quitter sa sphère. Et puis il y a cette expression, «vivre à la Zelman», qu’il faut honorer. «Mon père travaillait avec mes frères dans la confection, jouait du piano, dansait, poussait les tables. Il y avait une joie continuelle qui a perduré après sa mort, et encore aujourd’hui, je vis “à la Zelman”», explique-t-elle. Les frères achètent une grande maison de campagne avec quinze chambres à coucher. «On travaillait ensemble, on prenait nos vacances ensemble, on élevait nos enfants ensemble ! Et j’étais la petite dernière, la chouchoute, qui ne devait surtout pas travailler, pas même faire la vaisselle ! Est-ce qu’une reine travaille ?»
Et là, tout bascule.
On est en 1961, deux ans après la mort de Hubert Jausion. Le téléphone ne cesse de sonner chez les Zelman. «Tu as lu ? Tu as vu ?» Dans la Grande Histoire des Français sous l’Occupation d’Henri Amouroux, quelques lignes relatent les circonstances de l’arrestation d’Annette. «On a tout appris à ce moment-là !» Michèle est d’autant plus sidérée qu’une dizaine d’années plus tôt, le couple Jausion a insisté pour être invité à son mariage en 1950. «On ne les connaissait pas, mais pourquoi aurait-on refusé de les convier ?» Eux aussi ont perdu leur fils, en septembre 1944, qui, déterminé «coûte que coûte à retrouver Annette» en Allemagne ou en Pologne, comme il l’écrit dans un cahier, meurt dans une embuscade après s’être enrôlé comme correspondant de presse dans les troupes du général Leclerc.
Lettres, contes et carnet de dessins
Jusqu’à sa mort en 1959, le docteur Jausion préserve son secret. Il a bien confié aux Zelman les clés du petit appartement où son fils projetait de vivre avec la jeune femme et où s’entassaient divers tableaux de peintres surréalistes qui valent des fortunes aujourd’hui, ainsi que des écrits et dessins d’Annette. Mais la famille Zelman n’explore pas ces trésors douloureux. Jausion père accumule les gestes de rachat impossible, propose de financer des études de médecine que Michèle ne souhaite pas entreprendre. «Offense terrible pour mon père qui a évidemment refusé, c’est lui qui aide les autres, pas l’inverse.» La vie à la Zelman continue. «On va au concert des Rolling Stones, on va au cinéma, on va voir tous les ballets !» De manière surprenante, c’est à partir des années 2000 que les traces de la jeune femme se manifestent par rafales, avec de plus en plus de virulence dans la vie de sa petite sœur Michèle, vieille dame. Peut-être a-t-il fallu attendre la disparition de la fratrie ? Ainsi, ce n’est qu’après la mort du dernier grand frère Zelman, Charles, qu’une centaine de lettres signées d’Annette surgissent du fond d’un placard, ainsi que des contes et un carnet de dessins surréalistes où son talent éclate, au moment de vider l’appartement. «Charles ne nous avait jamais parlé de cette correspondance. On a découvert qu’Annette lui avait adressé parfois jusqu’à trois lettres par jour quand il avait été incarcéré pendant la guerre pour cause de marché noir», s’exclame Michèle, encore stupéfaite de cette découverte, aujourd’hui classée et dactylographiée par ses soins – et qui mériterait sans doute une publication. De manière tout aussi énigmatique, toujours dans les années 2000, une série de photos, prise par un amoureux d’Annette aux Beaux-Arts, est déposée fugitivement par leur auteur, Salvador Bacarisse, au mémorial de la Shoah – clichés qui montre une jeune femme joueuse et resplendissante.
Hubert Jausion, quant à lui, ne fut pas inquiété autrement que par sa conscience. Il a poursuivi sa carrière de grand médecin à l’hôpital Avicenne, ayant pour assistant avant et après guerre Georges Kouchner (le père de Bernard), dont les parents ne sont pas revenus de la déportation. Hubert Jausion prend sous son aile une jeune femme juive algérienne, Renée Birman. A sa mort, les plus grands hommages lui furent rendus par l’intelligentsia, dont Cocteau qui le qualifia de «saint laïc» ou Jean Rostand. Son buste fut érigé et une salle porta son nom. Que savait Georges Kouchner ? Dans un texte intitulé Annette Zelman et les conséquences dramatiques de l’antisémitisme ordinaire, l’historien et médecin Henri Nahum suppose que le jeune assistant Kouchner a été utilisé en caution, attestant d’une bonne moralité. Renée Birman quant à elle, ne sait que faire du secret qu’elle découvre et qui entache son bienfaiteur.
Immodestie lucide
Michèle Zelman se souvient d’avoir été toute sa vie fascinée par sa sœur. C’est elle qui l’avait nommée ainsi en hommage à Michèle Morgan, lorsqu’elle avait une dizaine d’années – son prénom de naissance étant Rachel. C’est avec elle, à 13 ans, qu’elle fréquente le Flore, va au cinéma, au théâtre, fait les quatre cents coups pendant la guerre, toutes deux inconscientes du danger et confiantes. «L’avenir illumine ma vie», écrivait Annette dans une lettre, une poignée de mois avant d’être gazée. Annette n’a pas disparu. Elle est partout dans cet appartement, square Clignancourt (XVIIIe arrondissement de Paris), où Michèle vit depuis les années 50. Tout comme l’est la gaîté Zelman, «ce cirque» selon Michèle, et la tendance à une immodestie lucide, à ne surtout pas s’excuser d’exister, à croire en son exceptionnalité. Parfois, comme le faisait son père, Michèle pousse les meubles et se met à danser. Quand il fait beau, elle prend le soleil en maillot de bain sur le balcon qui donne dans la rue. Et tous les voisins de prendre en photo la nonagénaire – c’est encore arrivé en mai. Ces derniers mois, Michèle Zelman répond aux questions «très difficiles» des enfants dans les classes. «Ce sont de vraies questions, il faut prendre du temps pour y penser.» Il y a peu, une petite fille lui a demandé : «Est-ce que vous êtes en colère ?» Michèle continue d’y songer : «Lorsqu’on vous ampute d’une partie de vous, est-ce qu’on est en colère ? Est-ce que c’est le bon mot ? Est-ce que je suis en colère ?»
par Anne Diatkine