Quand le journaliste Ladislas de Hoyos l’interroge, en Bolivie où il s’est caché, l’ancien nazi prétend ne pas comprendre ce qu’on lui reproche. Mais face à la caméra, il tombera dans deux pièges.
Il n’est pas encore arrivé. La caméra est déjà installée, chargée avec un premier «magasin», une bobine de onze minutes, 120 mètres de film 16 mm. Prête à tourner. Dès que la porte s’ouvrira, il faudra vite allumer les projecteurs. Mais il n’est pas encore arrivé. L’atmosphère est déjà tendue dans le bureau exigu et sombre à l’étage du ministère bolivien de l’Intérieur ce 3 février 1972. Des officiers, des militaires armés, des fonctionnaires et une équipe de journalistes de l’ORTF sont présents et sur les dents. L’entretien a été organisé à la va-vite et en catimini, via une intermédiaire qui a contacté le journaliste Ladislas de Hoyos.
Avec son caméraman, Christian Van Ryswick, un éclairagiste et un preneur de son, il a atterri trois jours plus tôt à La Paz. Son projet : rencontrer un certain Klaus Altmann. Les informations se multiplient sur la réelle identité de cet homme alors âgé de 58 ans et sur son rôle durant la Seconde Guerre mondiale à Lyon. Beate et Serge Klarsfeld sont sur la trace de cet individu qui a fui la France en août 1944 et s’est évanoui dans la nature au tout début des années 50.
Le couple franco-allemand est connu pour sa traque des anciens nazis reconvertis en politique ou recyclés dans les affaires. Le 7 novembre 1968, Beate Klarsfeld a réalisé un coup d’éclat. Elle s’est invitée au congrès de la CDU, le parti conservateur allemand, et elle a décoché une claque retentissante à Kurt Georg Kiesinger. «La gifle de la jeunesse allemande à ses parents nazis», comme elle l’a formulée à Libération en 2021. Kiesinger, alors, n’est rien moins que le chancelier de l’Allemagne de l’Ouest. C’est surtout l’ancien propagandiste du IIIe Reich. Puis, le couple débusque Herbert Hagen, responsable de nombreuses déportations en France, ou encore Kurt Lischka, patron de la Gestapo parisienne et l’un des organisateurs de la rafle du Vél d’Hiv en juillet 1942.
Les 44 enfants d’Izieu
En janvier 1972, les Klarsfeld informent les conseillers du Premier ministre français, Jacques Chaban-Delmas, qu’ils ont retrouvé la trace de Klaus Barbie. Trente ans plus tôt, en novembre 1942, cet officier allemand a intégré la section IV de la Sipo-SD de Lyon (la Gestapo). Quelques mois plus tard, il devient le chef de la Gestapo lyonnaise. Il est responsable de la déportation et de la mort de milliers de personnes, dont les 44 enfants d’Izieu. C’est lui aussi qui, le 21 juin 1943, a arrêté Jean Moulin, le chef de la résistance française, à Caluire-et-Cuire (Métropole de Lyon), et l’a longuement torturé dans les cachots de la prison de Montluc à Lyon.
Au culot, fidèles à leur méthode du coup d’éclat, Beate et Serge Klarsfeld fixent un ultimatum aux autorités françaises : «On rendra publique l’affaire s’il n’y a pas de demande d’extradition», raconte Serge Klarsfeld dans le documentaire Sur les traces d’un criminel nazi. Le 19 janvier 1972, l’affaire est à la une de l’Aurore et fait grand bruit. Beate Klarsfeld part à La Paz. Ladislas Hoyos et son équipe lui emboîtent le pas.
Le 3 février 1972, après avoir versé 2 000 dollars à une «dame d’un certain âge qui a besoin d’arrondir ses fins de mois», comme il l’écrit en 1984 (1), le journaliste finit par obtenir un rendez-vous. On l’informe qu’il sera emmené dans un camion de police, les yeux bandés, pour ne pas révéler l’endroit où se trouve Altmann. En Amérique latine, où se sont terrés de nombreux anciens nazis, personne n’a oublié l’enlèvement par un commando israélien en Argentine en mai 1960 d’Adolf Eichmann, l’un des responsables de la Solution finale. Et comment Buenos Aires n’avait rien vu et rien pu faire. Les autorités boliviennes prennent donc des précautions, puis se ravisent.
Finalement, l’interview aura lieu au ministère de l’Intérieur, à 15 heures. Les règles sont strictes : espagnol uniquement, questions soumises au préalable et seulement cinq minutes d’entretien. L’équipe de journalistes est sur le pied de guerre pour éviter les ratés : deux magnétos pour enregistrer le son, deux micros de secours, des films de 16 mm en réserve et pas de clap de début. Mais Altmann n’arrive pas. Dans la petite salle, reporters et techniciens, policiers et fonctionnaires grillent clope sur clope pendant trois heures.
Il est presque 18 heures quand la porte s’ouvre enfin. «On voit arriver un petit homme un peu fripé, avec un regard perçant et les yeux qui brillent», se souvient Christian Van Ryswick (2). Veste marron, pull col roulé blanc, flanqué d’une poignée de gradés boliviens, Altmann «s’assied comme un prince» dans le fauteuil face à la caméra. «Il a une attitude tranquille», racontera Ladislas de Hoyos dans le documentaire Sur les traces d’un criminel nazi, «avec un sourire un peu figé dans le style “j’en ai maté d’autres”».
Pleine lumière, l’interview démarre comme prévu en espagnol. «Qui êtes-vous, où êtes-vous né, quels sont les membres de votre famille ?» interroge en faux ingénu Ladislas de Hoyos. «Je suis Klaus Altmann Hansen, né le 25 octobre 1915 à Berlin. J’ai une femme et deux enfants. Ma femme s’appelle Gina, mon fils Jörg et ma fille Ute», répond l’intéressé en allemand. Les Boliviens commencent à s’agacer, ils ne comprennent pas. Les règles ne sont pas respectées. Le journaliste reprend en espagnol, puis enchaîne en allemand. «Je regarde autour de moi, raconte Christian Van Ryswick, et je vois que les hommes du ministère s’agitent. Je me dis qu’ils vont couper. Mais, miracle ça continue.»
«Je vais tenter la mise à mort»
La question suivante est directe : «Les autorités allemandes et le procureur de Munich disent qu’ils sont sûrs que vous êtes Klaus Barbie.» Léger moment de flottement. Le regard d’Altmann plonge au sol. Il nie être Barbie. Nouvelles questions sur le prénom Klaus, sur la guerre et ses états de service. Altmann détaille, parle en allemand. Les Boliviens n’osent pas le couper.
Et c’est là que tout bascule.
Ladislas de Hoyos, lui, n’hésite pas. «N’êtes-vous jamais allé à Lyon ?» demande-t-il, s’exprimant par surprise en français. Altmann répond du tac au tac, en allemand, alors qu’il prétendait ne pas comprendre le français : «Je ne suis jamais allé à Lyon.» En une seconde, Altmann a tombé le masque. «Je me suis dit : là, mon bonhomme, tout flic que tu es, tu viens de te faire avoir», se remémore le journaliste. Le temps est compté, les Boliviens s’agitent toujours. Altmann nie avoir appartenu à la Gestapo, à la SS, avoir connu… Barbie. Ladislas de Hoyos n’a pas dit son dernier mot : «C’est anormal, mais envoûtant. Je vais tenter la mise à mort» (1). Il sort une photo de Jean Moulin, ce célèbre cliché où le chef de la résistance apparaît dos à un mur avec un cache-col, coiffé d’un borsalino. Le reconnaît-il ? Altmann-Barbie ne se trouble pas. «Non, je crois… dans Paris Match quelque chose, une fois, a été publié sur lui. D’après ce que j’y ai lu, ce monsieur Moulin est mort dans un convoi vers l’Allemagne», ose-t-il. Mais il vient de se faire à nouveau piéger : il a pris de la main gauche la photo de Moulin et vient de déposer une belle empreinte de son pouce sur le cliché. Ladislas de Hoyos récupère le document et le fait disparaître discrètement.
L’entretien s’achève sur un moment «surréaliste», se souvient le caméraman Christian Van Ryswick. Le journaliste demande à Barbie-Altmann de répéter des phrases en français qui, curieusement, s’exécute sans vraiment résister. «Je ne suis pas un assassin. Je n’ai jamais torturé. Je ne suis jamais allé à la Gestapo de Lyon.» Pour la dernière, il hésite, feint de ne pas comprendre et prononce, à l’espagnole : «Je ne connais pas monseigneur Mouline…»
Malaise et tension dans le petit bureau. Ces images, ces déclarations et cette empreinte sont de la dynamite. Mais, il faut maintenant vite les sécuriser. Ladislas de Hoyos salue Barbie-Altmann qui s’échappe. Récupère les bandes-son et les pellicules, descend quatre à quatre les escaliers du ministère de l’Intérieur et file à l’ambassade de France, distante de quelques centaines de mètres. La «dynamite» est mise à l’intérieur du coffre. Elle sera glissée dans la valise diplomatique, direction Paris. Les journalistes peuvent souffler. Ladislas de Hoyos descend un verre de whisky et éclate en sanglots.
Le lendemain, il recroise Barbie qui a été emmené à la prison San Pedro, pour le protéger d’un enlèvement – les autorités pensent que les journalistes sont des agents du gouvernement français. Sa cellule n’est autre que le bureau du lieutenant, car Altmann a ses entrées dans la Bolivie du dictateur Hugo Banzer Suárez. Ladislas de Hoyos est venu faire quelques photos. L’ancien nazi lui confie tout sourire et tout doucereux : «Faites-bien attention à vous. Regardez bien où vous mettez les pieds. Oh, moi, je ne vous en veux pas, (puis en français) mais j’ai beaucoup d’amis.»
Empreintes et analyses
L’équipe de l’ORTF prend le premier avion. Le 8 février, les images sont diffusées à la télévision française. C’est un choc. Sur le plateau de l’émission 24 heures sur la Deux, quatre anciennes victimes, dont Simone Lagrange et Raymond Aubrac, reconnaissent Klaus Barbie. L’identité est confirmée par des analyses anthropométriques, les empreintes digitales, les documents de juristes, et par des experts du CNRS français et allemand.
Trois jours plus tard, le président Georges Pompidou écrit à Hugo Banzer Suárez pour accompagner la demande d’extradition déjà formulée. «Ce sont les magistrats boliviens, appelés par la loi à connaître de cette affaire, qui diront leur dernier et juste mot», répond le dictateur bolivien.
Trois fois déjà, la France avait demandé l’extradition de Klaus Barbie avant qu’on perde sa trace en 1951. Le nazi avait fui la France en août 1944. Celui que l’on surnomme le «Boucher de Lyon», se réfugie alors en Allemagne et se lie avec d’anciens SS. En avril 1947, il est recruté par le CIC (Counter Intelligence Corps), contre-espionnage américain, qui répond favorablement à ses offres de services, même s’il est réclamé par la justice française. Pour les Américains, désormais lancés dans la guerre froide, la lutte anticommuniste a pris le pas sur la dénazification. Tout juste concèdent-ils aux policiers français d’interroger leur protégé en mai et en juillet 1948 dans la zone allemande d’occupation américaine. Puis le CIC lui propose d’émigrer en Amérique du Sud, via la «filière des rats» du père Draganovic. Il s’appelle désormais Klaus Altmann et avec femme et enfants, il quitte Gênes à bord du navire Correntes en 1951. Il est déjà en Bolivie, quand la France le condamne à mort par contumace pour crimes de guerre en 1952 et 1954.
Employé dans une scierie – où il appose à la craie des croix gammées sur les planches – puis exportateur d’écorce de quinquina, il devient le gérant de l’unique compagnie maritime de ce pays sans accès à la mer, la Transmaritima Boliviana. Fait des affaires et se fait des amis chez les généraux putschistes d’extrême droite qu’il conseille. En 1957, il est fait citoyen bolivien, doté d’un «passeport diplomatique». Un statut qui ne lui sera d’aucun service quand ses protecteurs chutent. Le 25 janvier 1983, il est arrêté, puis expulsé vers la France. Jugé en 1987 à Lyon, il sera déclaré coupable de 17 crimes contre l’humanité et condamné à la perpétuité. A son arrivée sur le sol français, c’est à Montluc qu’il avait été emprisonné, à la demande du ministre de la Justice d’alors Robert Badinter : «Quarante ans après ses crimes, c’est à Montluc que Barbie devait passer la nuit, seul dans une cellule avec les ombres des êtres qu’il avait martyrisés.»
(1) Dans son livre Barbie, éd. Robert Laffont, 1984.
(2) Dans une interview à la RTS suisse en 2017.
par Arnaud Vaulerin