Fan assumé de «JJG», l’historien signe une biographie du chanteur doublée d’une «autobiographie collective» de la société française. Il fait de la star un symbole idéalisé de la social-démocratie des années 80, aujourd’hui disparue.
Peut-on survivre à son époque tout en lui restant absolument attaché ? Beaucoup de stars des années 80 ont voulu le prouver, tentant de surfer sur la vague de nostalgie qui remet aujourd’hui cette décennie au goût du jour. Un chanteur semble avoir vraiment réussi cette quadrature du cercle : Jean-Jacques Goldman. Star des années 80 durant lesquelles il dominait le tout jeune top 50, pur produit d’une industrie musicale en plein essor, il reste aujourd’hui personnalité préférée des Français d’un classement du JDD à l’autre, conserve de très honorables chiffres d’écoute sur les sites de streaming et fait régulièrement l’objet de reprises et de concerts hommage, comme la tournée «L’héritage Goldman», en cours. Et ce, en dépit de critiques musicales parfois acerbes, comme celles publiées par Libé à plusieurs reprises.
Quels que soient les jugements esthétiques portés sur ses tubes, le chanteur a ses fans inconditionnels, qui considèrent qu’en toutes circonstances, sa musique «est bonne», et «ne triche pas». L’historien Ivan Jablonka est de ceux-là. Après des livres sur le féminicide (Laëtitia ou la fin des hommes), Jean Genet (les Vérités inavouables), ses grands-parents déportés à Auschwitz (Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus) ou le patriarcat à travers les âges (Des Hommes justes), le voici qui assume son admiration pour la star dans un essai qui sort cette fin de semaine au Seuil, tout simplement intitulé Goldman. Il y tente, à travers le récit du parcours de l’artiste, une histoire des eighties françaises, grande décennie des trahisons, espoirs déçus et richesses inattendues pour la gauche, dont «JJG» aura incarné, pour le bonheur des uns et le désespoir des autres, nombre de contradictions. Au final, cette «biographie sociohistorique doublée d’une autobiographie collective», telle que la décrit son auteur, n’est ni l’un ni l’autre, mais une continuation logique, presque directe de ses ouvrages récents, hybridés entre l’autobiographie connivente et l’histoire de France à la première personne. Il en a présenté les grandes lignes et les discordances à Libé, à son domicile parisien, au mois de juillet.
Vous écrivez que Goldman a incarné l’esprit de son époque dans les années 80. Quels sont les ingrédients de ce succès ?
Au-delà de ses ventes énormes, des disques d’or et autres récompenses, Goldman défend les valeurs de fraternité et de solidarité. En parallèle, il adresse à son public – dont beaucoup d’adolescentes des classes populaires – un message d’émancipation : «Sois fier de ce que tu es, va au bout de tes rêves !» Son succès repose aussi sur toute une structure socio-économique : le rock mis à l’honneur dans les années Lang, la construction des premiers Zénith, la révolution des radios libres et l’apparition de nouvelles chaînes de télé, qui donneront une place importante aux clips et au Top 50. Goldman est le bénéficiaire objectif de cette conjoncture.
Comment expliquer que ses chansons, les siennes et celles qu’il a écrites pour les autres, aient traversé les époques et les générations ?
Entre 1981, date de son premier tube, et aujourd’hui, on peut estimer que Goldman a touché au moins trois générations, les parents initiant aujourd’hui leurs enfants. Il y a une double cause. Ses chansons forment la bande-son d’une époque, comme Je te donne, restée sept semaines numéro 1 au Top 50. Elles composent aussi la playlist de notre vie, car Goldman sait se glisser dans la peau de chacun et de chacune, à toutes les étapes de l’existence : Elle avait 17 ans parle aux ados, Elle a fait un bébé toute seule aux jeunes femmes indépendantes, tandis que la Vie par procuration évoque une dame seule plus âgée. Enfin, Goldman a énormément écrit pour les autres. Parmi les 20 titres les plus écoutés pendant le réveillon du nouvel an 2022, on trouve J’irai où tu iras, composé pour Céline Dion, devant les Démons de minuit et Indochine. Sans compter les deux tubes les plus écoutés en streaming de Johnny Halliday, Je te promets et l’Envie.
Vous n’avez pas eu accès au principal intéressé ni à ses archives. Comment avez-vous «comblé les blancs» de son histoire ?
Je n’ai pas cherché à le rencontrer, car j’ai estimé qu’il fallait respecter sa disparition. Je ne suis ni paparazzi, ni pèlerin. En revanche, si Jean-Jacques a disparu, Goldman, lui, est partout. Il fait partie de l’histoire, de notre histoire. J’ai dépouillé ses interviews et quarante ans de presse écrite ou audiovisuelle, j’ai consulté les dossiers d’instruction sur Pierre Goldman [son demi-frère, figure révolutionnaire condamnée dans les années 70 pour des vols à main armée et un meurtre dont il est finalement acquitté, avant son assassinat en 1979, ndlr] et Sirima [artiste avec qui il réalise le duo Là-bas, poignardée par son compagnon en 1989, ndlr], j’ai eu accès aux chiffres de Deezer. Surtout, je pose des questions : judéité, gauche, masculinité, pop culture. Quant à ne pas rencontrer Goldman, ce n’est pas un problème, car le métier d’historien consiste à aller sur les traces des gens. L’histoire est une enquête dans l’absence.
Comment qualifier ce livre, est-ce une biographie, un essai, un livre d’histoire ?
C’est une biographie sociohistorique, doublée d’une autobiographie collective. On n’y trouvera aucun secret sur la vie privée de Jean-Jacques. Je ne suis pas fasciné par lui comme on l’est devant une star, mais par la transformation de l’artiste en institution. La pierre qui roule est devenue Arc de triomphe.
Etre un fan assumé ne biaise-t-il pas votre démarche d’historien ?
J’utilise ma méthode habituelle, c’est-à-dire que je ne prétends être ni subjectif ni objectif. En vingt-cinq ans de carrière, je n’ai toujours pas bien compris ce que cela signifiait. En revanche, je m’efforce d’être radicalement honnête. De même que j’écrivais «Laëtitia, c’est moi», j’admets que je me reconnais dans Goldman. Mais je m’interroge avec distance sur mon objet, comme quand je travaillais sur mes grands-parents.
On peut avoir l’impression que vous relisez tout le parcours de Goldman à l’aune de sa disparition, en cherchant les preuves d’un parcours déjà écrit.
Dans ce cas, j’aurais dit qu’à 5 ans déjà, il tenait une guitare et voulait être chanteur. Parler de ses «années silhouette» [la décennie 70, pendant laquelle il essaie d’exister comme chanteur, ndlr] qui sont largement oubliées, c’est montrer au contraire que rien n’était écrit et que Goldman n’a jamais voulu être une star. Et les trois grands moments de son parcours – la quête du succès jusqu’au début des années 80, le succès explosif les deux décennies suivantes, puis le rejet du succès après 2002 – reflètent les paradoxes de la vie en diaspora. J’y vois un lien avec sa judéité, son appartenance à une famille de gauche, marquée par un parcours d’immigration qui exige de faire profil bas, de rester discret. C’est le cœur de la sociohistoire : montrer que nous sommes des individus construits par les collectifs auxquels nous appartenons.
A travers cette figure, c’est une histoire des années Goldman que vous esquissez, loin de l’image qu’on peut en avoir.
J’essaie de montrer le basculement d’une époque à une autre, comme je l’ai fait dans un précédent livre consacré à un autre objet culte tout aussi populaire, le camping-car. Dans son livre sur les années 80 [la Décennie, La Découverte, 2008], François Cusset dénonce un «cauchemar» sans rien de positif. C’est ne pas comprendre le bouillonnement de cette décennie et l’invention de la pop française, avec des centaines de milliers d’ados qui écoutent Goldman dans l’intimité de leur chambre ou sur leur walkman. Aujourd’hui, les vinyles, les cassettes, les boums à la Sophie Marceau, les disquaires, tout cela est terminé. On a basculé dans une nouvelle matérialité musicale et donc une nouvelle sociabilité, celle des plateformes et du streaming.
Qu’est-ce que le «goldmanisme», ce courant culturel et politique que vous théorisez ?
Le «goldmanisme» conjugue le vivre ensemble et la solidarité au sein d’un pragmatisme de gauche. Goldman est l’équivalent d’un Rocard en politique – il refuse d’ailleurs de voter Mitterrand en 1981, rejetant son alliance avec les communistes –, d’un Edmond Maire à la CFDT, d’un Rosanvallon ou d’un Touraine dans le champ intellectuel. Soit l’incarnation de la «deuxième gauche», ce courant français de la social-démocratie. Il correspond aussi au modèle d’intégration franco-juif, nourri de la défense des institutions républicaines, de l’adhésion au modèle méritocratique, du respect pour les profs, l’Etat-providence et la justice sociale. Le titre de son album Entre gris clair et gris foncé illustre ce choix camusien de la nuance et de la modération, contre les totalitarismes et les promesses de révolution. Aujourd’hui, tout cet écosystème social-démocrate est mort. La disparition de Rocard en 2016, au moment même où Goldman démissionne des Enfoirés, en est le symbole. Ce n’est pas de la nostalgie de ma part, mais le sentiment profond d’un changement de paradigme.
Chanter et afficher ces valeurs n’a-t-il pas contribué à faire de Goldman une figure consensuelle ?
Goldman, c’est aussi la mémoire de la guerre et des camps. Le tube Comme toi, en 1982, fait de lui un précurseur de la réflexion mémorielle. Sa volonté de discrétion montre tout l’intérêt et la contradiction de ce modèle. Comment être à la fois un juif qui veut se faire oublier et une hyperstar habituée des plateaux télé ? Devenir comme les autres, tout en gardant la conscience brûlante de sa singularité ? Réussir, c’est-à-dire être à la hauteur des attentes familiales – surtout avec un père résistant –, tout en restant seul et anonyme ? D’origine immigrée, banlieusarde et prolétaire, Goldman considère l’absence de chance comme un moteur pour s’en sortir et être fier de ce que l’on est. C’est le sens de chansons comme Je te donne ou C’est ta chance. Cette intégration, qui valorise les différences loin de toute assimilation, est typique de l’universalisme minoritaire. Goldman a d’ailleurs sorti une chanson intitulée Minoritaire en 1982, à l’aube de sa consécration. Un chanteur mainstream qui se dira «minoritaire» toute sa vie, voilà qui n’est pas un mince paradoxe.
Vous montrez la place centrale et tutélaire de Goldman, mais ne semblez pas questionner la domination qu’il incarnait dans le champ culturel. Pourquoi ?
Personne ne nie qu’il a été l’un des plus gros vendeurs de sa génération, enfant chéri du Top 50, invité régulier aux messes télévisuelles comme Champs-Elysées et les Enfants du rock. Mais pourquoi parler du succès comme d’une «domination» ? L’un des intérêts de Goldman est justement que ce fils de communistes et de petits commerçants, attaché à ses origines populaires et à la «décence ordinaire» théorisée par Orwell, a aussi été un acteur majeur de l’industrie culturelle. D’ailleurs, par fidélité à son enfance et à son milieu, il a commencé, alors qu’il sortait d’une grande école commerciale, par reprendre le magasin de sport de ses parents à Montrouge.
Vous semblez présenter Goldman comme une victime, méprisée par la critique savante de gauche. Pourtant il était dur d’exister dans son ombre. Pourquoi ce besoin de défendre autant son public qui était alors très majoritaire ?
Vous faites erreur quand vous suggérez que Goldman écrasait les autres. La musique d’alors était extrêmement diverse. Tout le continent de la pop a émergé à cette époque : Indochine, les Rita Mitsouko, Niagara, Lio, Daho… Au contraire, la violence symbolique venait de la presse intellectuelle de gauche – le Monde, Libération, Télérama et le Nouvel Obs au premier chef – contre Goldman et ses fans, tout particulièrement les filles des classes populaires et moyennes, provinciales ou périurbaines. Cette presse intellectuelle et parisienne n’a pas su comprendre ce succès, par indifférence aux goûts populaires, elle qui avait tant défendu son demi-frère Pierre Goldman.
A quoi attribuez-vous ce supposé mépris ?
La relation entre le chanteur et ses adversaires intellectuels est intime et fratricide. Au fond, la famille Goldman – le père et ses fils – éclaire un demi-siècle d’histoire culturelle et politique. La ligne de partage entre deux gauches passe exactement au milieu de cette famille. L’une incarne le gauchisme révolutionnaire post-68, l’autre la social-démocratie inspiratrice de la «deuxième gauche». Beaucoup de journalistes avaient été proches de la Gauche prolétarienne, trotskiste ou maoïste, comme à Libé où officiaient Marc Kravetz et Rémi Kolpa Kopoul, deux camarades de Pierre Goldman. La violence symbolique dont cette presse a fait preuve à l’égard du chanteur s’explique par le procès en défaut de radicalité qui n’a cessé de lui être fait. On n’a jamais pardonné à Jean-Jacques de ne pas être Pierre.
Les raisons ne sont-elles pas aussi esthétiques, la musique de Goldman étant perçue comme une trahison culturelle, fade et cynique par rapport à ses sources, le rock ou le rythm’n’blues ?
Ces mêmes journalistes étaient des «rockistes», au sens où ils adhéraient à une pureté rock américaine, par ailleurs très virile. Pour eux, le rock français n’était que singerie. Goldman n’était pas tendre avec ce snobisme culturel qu’il appelait le «téléramisme». Bourdieu le décrit bien dans la Distinction, en montrant que nos goûts sont d’abord le dégoût des goûts des autres. Admiratifs du rock indé, de Pierre Goldman et autres «vrais mecs», les critiques de Libé ont pilonné Jean-Jacques, à base de jugements de valeur accompagnés d’allusions misogynes ou antisémites. Heureusement, il y a eu un renouvellement générationnel dans cette presse.
Les communautés se sont diversifiées, on parle de balkanisation des goûts. La musique la plus populaire est maintenant le rap, plus subversif et clivant. Quel regard portez-vous sur ce paysage ?
Nous sommes entrés dans un modèle culturel «omnivore». Aujourd’hui, on peut aimer à la fois Beethoven et Goldman, Victor Hugo et Stephen King, regarder aussi bien Godard que les séries Netflix. Qu’un intello puisse aimer Goldman est peut-être une nouvelle forme de distinction bourdieusienne, qui consiste à se flatter d’être «ouvert». Cependant, nous sommes tous les enfants de Goldman et de la pop culture, car celle-ci est devenue non seulement mainstream, mais légitime. Elle a fini par conquérir une dignité culturelle. Le «téléramisme», si prégnant dans les années 80, a disparu. Quarante ans plus tard, Jean-Jacques Goldman et Mylène Farmer ont gagné.
La critique anglo-saxonne parle de «poptimisme». Une posture parfois empêtrée face à l’emprise du capitalisme sur cette production culturelle.
Goldman a bénéficié de cette industrie et des majors, et la pop va de pair avec la culture de masse et les formes du capitalisme culturel. Tout ce qu’Adorno détestait. Mais cette haine et ce snobisme ne disent rien de ce qu’elle est. A mes yeux, la pop remplit quatre fonctions : capter l’air du temps, susciter des émotions, conserver nos souvenirs et faire vivre la démocratie. Et avec elle, il y a les comédies de Gérard Oury, la bande dessinée, les comédies musicales, le polar, le thriller, la science-fiction et la variété, qui occupent une si grande place dans nos vies.
Sur un autre plan, depuis les années 80, l’antiracisme aussi a changé de visage. Quelle place occupe Goldman dans ce nouveau paysage ?
Au-delà de sa disparition de la scène musicale et médiatique, c’est le goldmanisme qui est mort. On est passé d’une mobilisation de gauche à une autre. Les années SOS Racisme et Restos du cœur sont non seulement révolues, mais elles suscitent même une forme d’hostilité chez certains jeunes de gauche. Le modèle goldmanien de l’homme juif, exilé, déraciné et «minoritaire», comme dans la chanson Là-bas, n’existe plus dans les luttes intersectionnelles d’aujourd’hui. Il en est même chassé. En tant qu’héritier de ce modèle et de cette histoire, je suis attristé par cette exclusion.
Pourquoi la convergence ne s’est-elle pas faite ?
J’y vois un signe de la résurgence de l’antisémitisme à l’extrême gauche, phénomène ancien mais qu’il faut regarder en face. D’une méfiance aussi vis-à-vis des hommes blancs hétéros, sans doute. Je plaide pour les nouvelles approches minoritaires intersectionnelles, mais force est de constater que le modèle goldmanien n’y a pas sa place. Pourtant, en tant que juif intello, doux, banlieusard, allié des femmes, Goldman incarne une masculinité illégitime qui lui a valu beaucoup de mépris et qui peut parfaitement s’analyser avec une approche intersectionnelle. Ce modèle, la gauche en a besoin pour réfléchir au vivre ensemble, aux valeurs qui nous unissent, à la méritocratie, à la démocratie, à la République, à la laïcité, à la solidarité. Le spectacle des luttes fratricides à gauche me désole, car l’heure est trop grave pour qu’on se déchire entre Pierre et Jean-Jacques.
par Clémence Mary et Olivier Lamm