L’Israélien et le Britannique, amis de longue date, cosignent un album mêlant les genres. Des chanteurs arabes y sont invités à interpréter des textes issus d’un autre pays que le leur. Manière d’effacer les frontières et unir les cultures.
«Nous sommes toujours à chercher les différences, à parler de frontières. C’est ainsi qu’avec Jonny, l’idée de cet album a commencé à prendre forme, à travers la notion de franchissement de ces barrières et de recherche de connexions plutôt que de dissemblances.» Dudu Tassa, star de la pop israélienne est au téléphone pour évoquer l’album qu’il cosigne en duo avec le guitariste anglais de Radiohead et désormais de The Smile, Jonny Greenwood. Le disque est titré Jarak Qaribak : «Nous avons choisi ce titre, qui peut se traduire par “Votre voisin est votre ami” en hébreu, car il correspond à l’idée générale de ce disque, où nous nous imaginons survolant tout le Moyen-Orient pour y envoyer des lettres d’amour sur chaque pays.»
Le défi lancé par le duo ? Inviter des chanteurs ou chanteuses arabes à interpréter un titre issu d’un autre pays que le sien. Chaque titre est présenté sobrement, suivant une description digne des enregistrements ethnomusicologiques : le nom de la chanson, l’interprète et son pays d’origine. Ainsi, la sulfureuse complainte d’amour éperdu Djit Nishrab écrite par le chanteur algérien Ahmed Wahby dans les années 40 reprend un air de jeunesse «acid arab» dans les envolées vocales de l’Egyptien Ahmed Doma, rehaussées d’un tamis de légers coups de beats et d’un tapis de cordes en mode oriental. La déclaration d’amour Ashufak Shay écrite en 2000 par l’Emirati Mehad Hamad est encore plus envoûtante sous les trais du Libanais Rashid al-Najjar. Quant à la terrible Taq ou-Dub, vieille chanson libanaise, elle est complément réinvesti d’une rythmique contemporaine par la Palestinienne de Ramallah, Nour Freteikh.
Répertoire moyen-oriental et panarabe
Depuis leur première collaboration en 2009 sur l’album Basof Mitraglim Le’Hakol de Dudu Tassa, où Greenwood prend le manche sur un titre, les deux musiciens n’ont cessé de se voir ou de se parler. Jusqu’à ce que Greenwood rejoigne sur scène Dudu Tassa et les Kuwaitis, le projet que ce dernier mène depuis 2010 afin de réinterpréter à neuf la musique de ses glorieux aînés, son grand-père et son grand-oncle sépharades connus sous le nom des frères Al-Kuwaiti, des musiciens proches de la cour du roi Faycal II ayant même joué avec Oum Khalthoum, avant d’être contraints à l’exil et de tomber dans l’anonymat. «Ce concert a été un déclic : nous avons commencé à évoquer plus sérieusement un projet en commun.»
Pour Dudu Tassa, après El Hajar, le troisième et très abouti recueil des Kuwaitis, c’est un pas de plus vers le mix qu’il cherche à réaliser entre ses racines moyen-orientales et sa jeunesse biberonnée de rock. Pour Jonny Greenwood, marié à l’artiste israélienne Sharona Katan, dont la famille est originaire d’Egypte et d’Irak, cela s’inscrit aussi naturellement dans une démarche vers l’Est, ayant activement participé en 2015 à Junun, album du poète, chanteur et compositeur aux faux airs de Jésus, Shye Ben Tzur et l’ensemble Rajasthan Express. Ils vont ainsi s’atteler à cette idée de revisiter le répertoire moyen-oriental et panarabe. «L’idée de départ était de faire quelque chose ensemble, pas forcément un disque. La première chanson fut celle qui clôt le disque Jan Al-Galb-Salik, puis Taq Ou-Dub. Dès lors, j’ai décidé de rejoindre Jonny en studio, à Oxford. Et c’est là que nous avons décidé que cet échange deviendrait un album à part entière.» La méthode demeurera la même de bout en bout : «Une fois qu’on était satisfait de la chanson terminée, on pouvait s’attaquer à la prochaine.»
Pont musical
Dans ce lego musical, deux autres hommes auront un rôle de prime importance, en amont puis en aval. Le premier, Ariel Qassis, qui tient le qanun (une cithare sur table) dans le groupe, aura, en qualité de «grand connaisseur» de la musique arabe et turque, pour mission de faire des recherches pour trouver des chansons en adéquation avec l’ambition du projet. «Ensuite j’ai fait un premier tri que j’ai envoyé à Jonny afin que nous établissions le choix définitif ensemble.» Le second, le producteur Nigel Godrich, véritable sixième homme de Radiohead, sera chargé du mix final, permettant d’ajuster avec finesse ces pistes gravées hors sol. A deux exceptions près, toutes les voix ont en effet été enregistrées là où vit chaque interprète. Pour dénicher les interprètes susceptibles de coller au mieux à ce répertoire, il leur a fallu fouiner, notamment sur les réseaux sociaux, Youtube comme Instagram. «Après les avoir écoutés, nous avons choisi quelle chanson serait la plus adaptée à leur manière de chanter.» Une fois posées les bases instrumentales dans le studio d’Oxford, la ville natale de Greenwood, ils les enverront aux interprètes. Cette distance aurait pu être un inconvénient, elle s’avérera être un avantage d’après Dudu Tassa : «Quand tu ne travailles pas en direct en studio avec un chanteur, sans pouvoir le guider, il t’envoie sa vision de la chanson, sans interférences.»
Deux interprètes vont décliner l’offre, «par peur de participer à un disque israélien». Ce n’était d’ailleurs pas le moindre challenge pour pouvoir aboutir à ce pont musical, où Dudu Tassa a redoublé de diplomatie. Faire chanter la Dubaïote Safae Essafi sur Ahibak, vieille ballade lancinante du violoniste israélien Daoud Akram, nécessite un peu d’imagination. Et parvenir à faire venir à Tel Aviv l’Irakien Karrar Alsaadi pour réinvestir le classique yéménite Ya Mughir al-Ghazala, réarrangé de fond en comble, exige de se colleter à la rédaction de quelques pages de justification…
«Nous avons passé notre temps à chercher des façons de les arranger qui soient respectueuses de l’original, sans pour autant, j’espère, être de banales pastiches», se souvient Jonny Greenwood, joint alors qu’il est en tournée outre-Atlantique. Pour avoir donné un sérieux lifting à ces romances sans âge, Tassa et Greenwood ont travaillé en toute élasticité dans la plastique de chacune d’elles, nécessitant un minutieux travail un an durant afin d’en conserver l’attrait d’origine. Aux classiques cordes (rebab, oud…) et percussions, ils ajoutent des guitares et claviers, des effets plus ou moins discrets, sans rompre le charme de la modalité orientale. Issue du répertoire folklorique jordanien, Ya ‘Anid Ya Yaba prend les traits d’une tournerie frénétique qui pousse sur la piste de danse les mélismes de la Syrienne Lynn A.
«Rejet des frontières»
Le secret d’une telle alchimie ? Dans un court texte explicatif joint avec le disque, Jonny Greenwood évoque curieusement le quatuor allemand Kraftwerk comme guide : «Lorsque les chansons arabes sont actualisées, il s’agit souvent simplement de mettre des rythmiques technos immuables : 4-to-the-floor ! Cela m’a toujours paru dommageable, quand on sait la subtilité de la percussion arabe. Nous avons donc essayé de combiner notre amour de l’électronique avec cette esthétique de percussion. L’approche délicate de Kraftwerk envers la musique électronique a été une grande influence, en particulier lorsque nous utilisons tous les synthés modulaires analogiques pour créer les rythmes complexes.» Dudu Tassa, lui, ne manque pas de souligner l’apport essentiel de son alter ego britannique dans cette histoire : «Ce que j’apprécie chez Jonny, au-delà de sa technique dont je suis bien incapable, c’est sa curiosité. Il est toujours en quête de nouvelles idées et quand il creuse des sujets, ce n’est pas à moitié. Comme pour la musique arabe qui le passionne. Et puis il a cette capacité incroyable de pouvoir mixer différentes musiques pour faire jaillir des chemins insondés.» A sa manière, le Britannique poursuit ce travail de rapprochement entrepris de longue date entre ces deux univers musicaux, citant «les disques d’Om Khalthoum des années 50 qui contiennent des guitares électriques, et les enregistrements de Mohammed Abel Wahab des années 40 pleins de piano».
Pour ce faire, Greenwood a dû jongler avec la complexité des cycles rythmiques, jouer avec la microtonalité et les intervalles harmoniques plus ou moins réguliers, pour y insérer avec doigté des touches plus «occidentales». Pour qui tend l’oreille, le résultat rend compte de ce brouillage de pistes spatiotemporel, jamais surligné. «Le fait que l’on puisse écouter ces chansons sans savoir quand et où elles ont été enregistrées, il y a cinquante ans ou aujourd’hui, correspond parfaitement à l’une de nos ambitions», résume Dudu Tassa. «Ce disque est un rejet des frontières. Cette musique et ces chansons sont connues au-delà des questions de nationalisme, il est donc logique que la musique suive ces règles au lieu de se préoccuper de patriotisme», confirme Jonny Greenwood. Ce n’est pas le moindre enjeu de ce rapprochement, où l’on ne peut manquer de détecter au-delà de la relecture musicale, une lecture plus politique, même si l’un comme l’autre s’en défendent : «Je comprends bien entendu cette vision, admet Dudu Tassa. Néanmoins, notre position est plus esthétique que politique, c’est une musique et des messages d’amour pour cette région… Les changements interviendront non par la violence ou les affrontements, mais par la connexion simple entre les gens. La musique, le cinéma, la peinture, la culture en général a cette capacité de déplacer les lignes de front.»
Jarak Qaribak (World Circuit), en concert unique à la Seine Musicale, à Paris, le 4 novembre 2023.