Dans l’État du Kérala, au sud de l’Inde, la petite ville de Cochin abrite l’une des plus anciennes communautés juives du monde. Datant du XVIe, elle s’est établie à « Jew Town », le quartier juif aujourd’hui témoin de l’Histoire et dont il ne reste qu’un seul juif : Keith Halluega
Des ruelles joliment pavées vieilles de 500 ans, bordées d’échoppes colorées vendant des épices, des antiquités du Kérala, des chandeliers à neuf branches et des kippas. Des maisons portant le nom de Cohen, Koder ou Shalom, aux façades décorées de la croix juive de couleur bleue en référence à Israël. Le cimetière juif et l’emblématique synagogue « Paradesi » construite en 1567, coeur de ce quartier de « Jew Town », riche reflet de l’histoire des « Juifs Blancs » en Inde du Sud, d’origine européenne et moyen-orientale dont l’arrivée est liée à la colonisation de Cochin par les Portugais, les Néerlandais et les Britanniques (par opposition aux « Juifs Noirs », l’autre communauté juive du Kérala arrivée dans la région en suivant les routes commerciales depuis le Moyen-Orient au Ier millénaire de l’ère chrétienne).
Devenu l’une des principales attractions touristiques du Kérala, c’est dans ce quartier historique, au milieu des visiteurs qui déambulent sans interruption, dans une maison qui jouxte la synagogue, à la façade jaune et aux volets bleus totalement décrépis, que vit Keith Halluega : le dernier juif de cette communauté « Paradesi » (littéralement « les étrangers »).
« Je suis seul ici »
Au rez-de-chaussée de sa maison, encombré de pièces d’antiquités recouvertes de plastique et de poussière, des chats batifolent. « J’en ai toujours eu beaucoup. C’est ma famille », lance Keith, avant de prendre l’escalier en bois du XVIIe qui mène à l’étage où il vit. Un lieu très rudimentaire composé d’une salle à manger et d’une grande chambre d’où l’on aperçoit des photos représentant sa famille et le dôme de Jérusalem. « Je suis né dans cette maison en 1958 et je n’ai jamais bougé », raconte-t-il avec nostalgie. Poursuivant d’emblée : « On était encore une dizaine il y a huit ans. Mais entre ceux qui sont décédés et ceux partis en Israël, je suis le dernier avec ma tante qui vient parfois mais vit maintenant avec ses enfants médecins aux États-Unis. Pourquoi rester seul ici ? Je n’ai plus rien à faire ici. Je vais partir pour Israël, mourir en Terre Sainte, quand ce sera le moment », lâche Keith qui n’a pourtant pas la réputation de s’épancher.
Même s’il a toujours eu une vie active bien remplie avec son agence de tourisme qu’il a fermée au moment du Covid, la solitude le gagne. Surtout depuis que la dernière figure emblématique de la communauté, Sarah Cohen, s’est éteinte en 2021 à 96 ans. « Elle a emporté avec elle un siècle de notre histoire. Tout le quartier était en deuil. » Sarah était brodeuse et sa boutique Sarah’s Embroidery Shop, était le dernier commerce « Paradesi ». Elle repose désormais au cimetière juif et « n’a jamais voulu quitter Cochin pour finir ses jours auprès de sa fille, avocate à Tel Aviv », précise Keith à la silhouette frêle, qui va chercher un album de photos au papier jauni par les années. « Je viens d’une famille séférade d’Espagne qui a débarqué à Cochin au XVIIIe et a travaillé dans l’export d’épices et de thé pendant plusieurs générations. À la création d’Israël en 1948, beaucoup de mes oncles et tantes sont partis. C’est la première vague d’émigration qui a entraîné la disparition progressive de notre communauté. Mes parents sont toujours restés à Cochin. Mon père était directeur de la Compagnie d’eau et d’électricité de la ville et ma mère enseignait l’anglais dans une école primaire. Ils sont enterrés ici. » Cadet d’une fratrie de quatre enfants et célibataire sans enfant, Keith est le seul à être resté à Cochin, ses frères et sœurs ayant fait carrière au Canada et en Australie. « Comme beaucoup d’autres, ils sont partis au début des années 70 pour des questions d’opportunités professionnelles. » Une seconde vague d’émigration qui a été fatale à la survie de la communauté.
Une synagogue de plus en plus visitée
Keith n’est pas triste quand on lui demande comment il voit l’avenir de Jew Town. Au contraire. « Le quartier est bien plus vivant qu’avant. Les juifs d’Inde et d’ailleurs dans le monde, viennent de plus en plus nombreux à la synagogue. Sur les quinze que compte le Kérala, c’est la dernière à être restée en activité ». En témoigne José Joy, la soixantaine et chrétien. Depuis 35 ans, il accueille les visiteurs, comme le faisaient son père et son grand-père. « Comme il n‘y a plus assez de résidents juifs, il n’y a plus de rabbin depuis 30 ans. Mais pour Yom Kippour et Roch Hachana, le rabbin de Bangalore (à 400 kilomètres de Cochin) vient célébrer les offices et la synagogue est bondée ! », s’enthousiasme-t-il, heureux de constater que ce lieu de culte reprend vie grâce au tourisme. Avec ses lustres et luminaires multicolores en verre de Murano, des céramiques indigo de Chine au sol, ce très beau lieu de culte « accueille 500 personnes par jour en forte saison », assure José. Et pour Shabbat, « nous avons beaucoup de juifs Indiens des communautés Ben Israel et Baghdadi de Bombay (environ 3 500 juifs) et des Israéliens »
Par Pauline Garaude