Dans la nuit du 24 au 25 mars 1944, 76 prisonniers du Stalag Luft III, à Sagan, parviennent à échapper à la vigilance des soldats allemands. Une évasion spectaculaire qui s’achèvera dans un bain de sang
Oubliez Steve McQueen et les cascades à moto, la vraie « Grande évasion » est loin du glamour hollywoodien. Certes, le film s’inspire d’un des épisodes les plus rocambolesques de la Seconde Guerre mondiale : dans la nuit du 24 au 25 mars 1944, 76 prisonniers se sont échappés du camp nazi Stalag Luft III, à Sagan*, à 150 kilomètres à l’est de Berlin, en creusant un immense tunnel. Mais dans la réalité, n’en déplaise au réalisateur John Sturges, ce sont les Britanniques et les Australiens qui mènent la danse, et non les Américains. Et pour cause : tous ont été transférés dans un autre camp quelques mois avant l’échappée. De même, les moyens sont beaucoup plus sommaires : aucune grosse cylindrée à disposition, les fuyards doivent quitter l’Allemagne à pied.
Retour au début de l’année 1943. Un pilote britannique, Roger Bushell, est transféré dans ce camp de prisonniers réservé aux aviateurs. « Les pilotes étaient des prises de guerre bien plus précieuses que les soldats classiques, notamment parce que leur entraînement était plus poussé. C’est pour cela qu’ils étaient détenus dans des camps dédiés. Il y en avait six ou sept, tous à l’extrême-est de l’Allemagne, pour limiter les évasions », précise l’historienne spécialiste de la Seconde Guerre mondiale Claire Andrieu, autrice de Tombés du ciel, le sort des pilotes abattus en Europe **.
Un camp réputé inviolable
Inauguré en 1942, le camp de Sagan est considéré par le régime nazi comme inviolable : il a été construit à proximité d’une immense forêt de pins, est entouré de deux rangées de barbelés de trois mètres de haut, et des miradors s’élèvent tous les 100 mètres. Quant aux baraquements, ils sont surélevés pour que les gardiens n’aient qu’à se baisser pour vérifier que tout le monde est bien rentré. Ces précautions ne font pas pour autant reculer le pilote britannique, qui crée peu après son arrivée le « Comité X », chargé de planifier une évasion à grande échelle. « Il avait du charisme, il était né pour être un meneur », se remémore Franck Stone, l’un des membres du projet dans un documentaire de National Geographic sorti en 2014.
« Harry », le tunnel de la dernière chance
L’entreprise est titanesque, d’autant qu’il faut les doter d’un système de ventilation et d’électricité. Des rails en bois sont construits pour évacuer la terre des tunnels grâce à des chariots. Et pour qu’elle ne s’accumule pas dans les baraquements, les prisonniers cachent des petits sacs sous leurs vêtements pour la répandre à l’extérieur. Dans un entretien à ABC, Paul Royle, qui a fait partie de l’opération, raconte qu’il « fallait faire très attention car elle n’était pas de la même couleur que celle du sol, il fallait trouver le bon endroit pour la déposer ». Pour fabriquer les outils nécessaires, ces MacGyver avant l’heure doivent faire preuve d’ingéniosité : les lattes des lits, par exemple, sont récupérés pour consolider les tunnels.
En septembre 1943, « Tom » est découvert. « Dick », lui, est abandonné en cours de route car jugé trop dangereux. Si bien que les prisonniers concentrent tous leurs efforts sur « Harry ». Après près d’un an de travail, le « comité X » décide de mettre son plan à exécution dans la nuit du 24 au 25 mars 1944. Le soir venu, plus de 200 prisonniers du Stalag III arrivent au baraquement 104, prêts à fuir. « La tension était incroyable, on savait qu’on n’aurait pas de seconde chance », se remémorait Franck Stone dans le documentaire. L’ordre de passage a été défini selon plusieurs critères, notamment leur connaissance de l’allemand, un élément décisif pour se fondre dans la population une fois dehors. « La propagande nazie a fait des aviateurs de parfaits épouvantails, précise Claire Andrieu. Dans la presse, on parle d’ailleurs de bombardements judéo-anglais. Les aviateurs qui s’écrasaient en Allemagne étaient souvent lynchés par les civils, de l’ordre d’un sur dix environ. »
Dix mètres trop court
Théoriquement, le tunnel, long de 110 mètres, devait déboucher dans la forêt, hors de la vue des sentinelles. Mais les premiers soldats qui l’empruntent se rendent compte qu’il est en réalité trop court d’une dizaine de mètres. La sortie se fait à l’orée du bois, à la vue des gardes. Ces derniers donnent rapidement l’alerte. Seuls 76 aviateurs ont réussi à sortir du camp. Pour 73 fuyards, cependant, la liberté retrouvée ne durera que quelques heures, quelques jours tout au plus. Le « comité X » a bien pris soin de prévoir des habits civils et des faux papiers, mais l’immense majorité des évadés est rapidement rattrapée. « S’évader d’Allemagne était très difficile, il y avait énormément de dénonciations, poursuit l’historienne. 35.000 aviateurs ont été détenus par les nazis. Il y a eu des milliers d’évasions, mais seuls 300 sont arrivés en Angleterre. »
Le pilote britannique Roger Bushell est interpellé au bout de quatre jours alors qu’il se dirige vers la frontière française avec son compagnon d’échappée, le sous-lieutenant français Bernard Scheidhauer. Tous deux sont abattus d’une balle de pistolet dans le dos. Sur les 76 évadés, seuls 3 sont parvenus à rejoindre l’Angleterre : le Néerlandais Bram Van Der Stok, n°18 dans la file. Il rejoint la frontière avec les Pays-Bas en moins de 48 heures, puis entame une traversée de deux mois en Belgique et en France pour arriver en Espagne et, de là, rejoint l’Angleterre en juillet. « Cet homme devait bien parler allemand, son physique également l’a probablement aidé à se fondre dans l’Allemagne nazie », précise Claire Andrieu. Une fois hors d’Allemagne, il a été aidé et caché par des réseaux de la Résistance. Les Norvégiens Per Bergsland et Jens Müller, numéros 43 et 44, ont pris un autre chemin en rejoignant le port de Stettin, sur la Baltique. Des marins les cachent dans la cale, et ils arrivent en Suède le 29 mars. « La clé, c’était de parvenir à sortir d’Allemagne en un éclair. Mais il fallait une part de chance aussi. De nombreux capitaines de bateaux ont par exemple dénoncé des fuyards cachés, par peur des représailles. »
50 soldats abattus
Pour se prémunir de toute nouvelle velléité de départ, Hitler lui-même aurait ordonné d’abattre 50 soldats parmi ceux qui ont été repris. Et ce en dépit de la Convention de Genève, qui interdit l’exécution des prisonniers de guerre, y compris lorsque ceux-ci cherchent à fuir. Contrairement au film, les soldats sont abattus dans leur cellule ou au cours de leur fuite. Le camp a finalement été évacué en 1945, juste avant l’arrivée de l’armée soviétique. Au procès de Nuremberg, en 1946, le chef de la section des prisonniers de guerre, entendu comme témoin, a reconnu qu’il fallait « faire un exemple » et que l’ordre venait du « Führer » lui-même, rapporte un journaliste du Combat, le 11 avril 1946. Dix-huit gardiens du Stalag III ont été arrêtés et jugés par un tribunal militaire. Treize ont été exécutés, et 5 autres condamnés à la prison à vie.
Sur toute la durée de la guerre, six autres prisonniers parviendront à fuir le camp de Sagan pour rallier l’Angleterre. Tous, à l’exception de Bram Van der Stock, sont passés par la Baltique.
* La ville de Sagan se trouve aujourd’hui en Pologne mais à l’époque, elle faisait partie de l’Allemagne nazie.