Avec une loi qui vise à réduire le pouvoir de la Cour suprême, Israël s’est engagé sur la voie de la dictature, estiment les opposants au régime Netanyahu. Reportage à Tel-Aviv.
Tambours, klaxons, sifflets, crécelles, mégaphones et chants de guerre: le bruit des milliers de manifestants fait mal aux oreilles. Nous sommes jeudi soir et, malgré la chaleur de plomb qui règne sur Tel-Aviv, on voit affluer de partout des citoyens arborant des drapeaux israéliens pour la première grande manifestation depuis lundi, c’est-à-dire le jour où le gouvernement Netanyahu a adopté une loi réduisant le pouvoir de la Cour suprême et qui, selon de nombreuses personnes, équivaut à une bombe susceptible de faire exploser la démocratie israélienne.
« The whole world is watching », a écrit quelqu’un sur un panneau. « In Barbieland, this would never happen », peut-on lire sur un autre. Les slogans sont originaux, mais l’ambiance est morose. Des agents de police à moto encerclent la manifestation. Un peu plus loin, la police montée est prête à intervenir. La police anti-émeute bloque le passage des manifestants qui tentent de traverser un tunnel. Le long de la voie rapide qui traverse la ville – que les manifestants souhaitent occuper – des militaires, mitraillettes à la main, se tiennent derrière des barbelés.
« Nous ne nous arrêterons pas tant que la démocratie sera menacée », lance Yaniv Segal du Pink Front, un des organisateurs de ces marches qui mobilisent depuis des mois des centaines de milliers de personnes dans des grandes villes comme Tel-Aviv et Jérusalem. Depuis lundi, il règne une atmosphère de découragement parmi les manifestants. L’opposition voulait temporiser pour envisager d’autres actions. « La pression de la base était trop forte », explique Segal. « C’est ce qui explique que nous sommes déjà de retour dans les rues. Mais l’ambiance est différente: auparavant, nos manifestations ressemblaient plutôt à un joyeux carnaval. Aujourd’hui, l’optimisme a fait place à une grande amertume. »
Vers une autocratie religieuse?
La loi votée lundi retire à la Cour suprême la possibilité de faire reculer le gouvernement si les décisions qu’il prend ne répondent pas au critère de « raisonnabilité ». Pour de nombreuses personnes, la réduction du pouvoir de la Cour est dangereuse parce qu’Israël ne dispose ni d’une deuxième chambre pour examiner les lois ni d’une constitution créant un cadre dans lequel les lois sont élaborées. Toutes les lois peuvent donc être adoptées à la majorité simple.
Une grande partie de la population israélienne craint aujourd’hui que la voie vers une autocratie religieuse soit devenue inévitable. « Nous vivons peut-être les derniers jours de la démocratie israélienne », a déclaré le célèbre auteur israélien Noah Harari. « Il est possible qu’une dictature suprémaciste juive soit en train de voir le jour. » Un sondage réalisé par la radio Channel 13 révèle que 56% des Israéliens craignent l’éclatement d’une guerre civile.
Les mouvements citoyens craignent que le gouvernement, avec un ministre des Finances qui se déclare lui-même homophobe, et un ministre de la Sécurité condamné pour racisme, ne placent Israël sur le chemin menant à un État autoritaire.
La grande question qui plane comme une ombre sur la crise politique est de savoir si le Premier ministre Benjamin Netanyahu réussira à refermer la boîte de Pandore qu’il a ouverte en concluant un accord de gouvernement avec l’extrême-droite. Le vote de lundi est révélateur de son échec à négocier un nouveau report ou de trouver un compromis.
Ses partenaires de coalition d’extrême droite, sous la direction du ministre de la Justice Yariv Levin, ont menacé de démissionner si le vote n’avait pas lieu immédiatement. Selon Levin, ce n’est qu’une première étape dans le processus « de réparation du système judiciaire israélien ». Au programme se trouvent un éventuel remplacement du procureur général, chargé de l’enquête pour corruption sur Netanyahu, et le contrôle politique de la nomination des juges.
Netanyahu, qui venait de rentrer d’un séjour à l’hôpital pour la pose d’un pacemaker, a assisté à la scène. On peut se demander s’il est assez fort pour éviter toute nouvelle escalade. Les mouvements citoyens craignent que le gouvernement, avec un ministre des Finances qui se déclare lui-même homophobe, et un ministre de la Sécurité condamné pour racisme, ne placent Israël sur le chemin menant à un État autoritaire, restreignant considérablement les droits des femmes, des membres de la communauté LGBTQ, des opposants et des Palestiniens. Aujourd’hui déjà, la religion juive a une grande influence sur la société: le jour du sabbat, par exemple, les transports publics ne roulent pas et les mariages civils sont interdits. En outre, les couples ne peuvent divorcer qu’avec l’accord des autorités religieuses.
« Tant que les partis extrêmes orthodoxes étaient dans l’opposition, ils se tenaient à carreau », explique Yuli Tamir, ancien ministre de l’Éducation et de la Migration du Parti travailliste, aujourd’hui dans l’opposition. « Maintenant qu’ils sont au pouvoir, ils n’obéissent qu’à une seule loi: celle de Dieu. Il est donc peu probable qu’ils cèdent d’un pouce. Le monde entier traverse une période de fragmentation, mais c’est pire ici car le seul objectif d’Israël est de faire du pays un État juif religieux. Aucune restitution religieuse de ce type n’existe dans le monde occidental. Cela concerne plutôt des pays comme l’Iran. Même les républicains évangélistes conservateurs aux États-Unis ne souhaitent pas aller aussi loin. »
Soutien du secteur technologique
Après le revers majeur de lundi, l’opposition tente d’entretenir le feu de la contestation par des actions plus modestes. Par exemple, une centaine de manifestants se sont retrouvés mercredi soir devant la maison de Gila Gamiel, un des membres les plus modérés du cabinet Netanyahu.
Sous le soleil brûlant du soir, ils brandissent des drapeaux israéliens et bloquent le carrefour. Les véhicules qui peuvent encore circuler dans l’autre sens klaxonnent bruyamment pour soutenir les manifestants. Des membres des forces de sécurité portant des lunettes de soleil noires observent la scène sans intervenir. « Je suis ici pour l’avenir des agents de police qui m’ont tabassé », peut-on lire sur la pancarte d’un jeune homme, qui montre une vidéo où l’on voit un membre des forces de sécurité l’assommer lundi dernier d’un coup de poing en plein visage.
« Save our start-up nation », indique un autre panneau. Il s’agit du slogan d’une organisation de 200 sociétés technologiques importantes qui ont soutenu les protestataires lundi. Des investisseurs, des CEO et des dizaines de milliers de personnes du secteur ont participé à la manifestation. Les entreprises permettent à leur personnel de prendre congé pour aller manifester contre les projets du gouvernement.
« Le soutien de notre secteur est un moteur puissant pour le mouvement de protestation », explique Inbal Orpaz, une des leaders de l’organisation. Elle travaille comme consultante en innovation, mais passe désormais chaque semaine plusieurs heures à manifester. « Cela me coûte énormément d’énergie et d’argent, car ce sont des heures que je ne peux pas facturer. Mais cela en vaut la peine. Sans démocratie, pas de secteur technologique. Et sans secteur technologique, pas d’emploi pour moi. »
Le secteur technologique représente 18% du PIB du pays et 14% de l’emploi, soit 400.000 postes en Israël. Le pays le considère comme le secteur devant assurer son avenir économique. « Entre 75% et 80% des capitaux à risque viennent d’investisseurs étrangers », explique Orpaz. « Ils commencent à se retirer massivement. Cela va créer un effet boule de neige qui se traduira par des pertes d’emplois, une baisse des recettes fiscales et une crise économique. »
Un sondage de Start-Up Nation révèle que deux tiers des 734 CEO de sociétés technologiques interrogés ont pris des mesures pour transférer leurs capitaux à l’étranger. Depuis les élections de novembre dernier, la Bourse de Tel Aviv a perdu plus de 10%, alors que le S&P 500 a gagné 20% sur la même période.
Le poids de l’armée
De nombreux Israéliens envisagent de partir à l’étranger. Les consultants chargés d’établir les passeports étrangers sont inondés de demandes. Pour les jeunes comme Orpaz, c’est leur avenir personnel qui est en jeu. « Depuis les élections, ma famille et moi essayons d’obtenir un passeport allemand afin que nous puissions partir le jour où ce sera nécessaire », explique-t-elle. « Ma grand-mère a fui l’Allemagne avant la guerre. Elle a immédiatement dit que nous devions nous préparer à repartir, car elle sait à quoi peut mener toute forme de radicalisation. »
Parmi les manifestants se trouve également un jeune officier (23 ans) de l’armée israélienne. Il ne souhaite pas que son nom soit cité dans la presse parce qu’il est militaire. « Le commandement de l’armée nous autorise à venir manifester pour autant que nous restions anonymes et que nous ne portions pas l’uniforme », confie-t-il. « En soi, c’est unique. Je pense que la moitié de mes collègues officiers soutiennent les manifestations. Jamais je n’aurais pensé venir ici en tant que militaire pour manifester avec des civils, mais je n’ai pas d’autre choix. »
Un groupe de plus de 10.000 réservistes, dont 1.200 pilotes de la force aérienne, ont annoncé qu’ils ne se présenteraient pas à leur prochain rappel. Ce boycott est surtout symbolique: si le soutien de l’armée commence à s’éroder, le gouvernement se retrouvera sous forte pression. L’Israël Defense Force, comme on appelle l’armée, est, avec l’éducation, un des fondements qui maintient la cohésion de l’État d’Israël. La force de réserve est également d’une importance capitale pour le fonctionnement de l’appareil militaire sur lequel l’État s’appuie dans cette région agitée.
Divisions internes
On peut aussi se demander quel impact ces tensions au sein de l’armée et ces troubles en Israël peuvent signifier pour l’instabilité de la poudrière que représente le Moyen-Orient. « À l’heure actuelle, ni les organisations palestiniennes comme le Hamas, ni le Hezbollah n’ont heureusement aucun intérêt à voir se multiplier les affrontements », explique la politologue Rula Hardal, Research Fellow au Shalom Hartman Institute à Jérusalem. « Les choses peuvent toutefois rapidement basculer. Il va de soi que toute instabilité en Israël peut représenter un danger pour l’équilibre dans la région. »
Le principal problème réside dans les divisions internes du pays, poursuit Hardal. Si des manifestations comme celle qui a eu lieu devant le domicile du ministre peuvent donner lieu à des applaudissements nourris des personnes qui soutiennent l’opposition, il n’en reste pas moins qu’une grande partie de la société israélienne n’est pas d’accord avec les manifestants. Il s’agit des électeurs conservateurs et religieux qui ont donné à cette coalition une majorité – même si elle est courte – lors des dernières élections de novembre. « Ce clivage au sein de la société existe depuis des années. Aujourd’hui, il se révèle au grand jour. »
Elle souligne que, jusqu’au milieu des années 1980, la migration vers Israël était composée à 70% de juifs laïques formés en Occident. « Ensuite, le rapport s’est inversé, et l’augmentation de la population est aujourd’hui principalement due à l’arrivée de juifs d’autres pays arabes, d’Afrique, de Russie et de juifs orthodoxes stricts. Les résultats des élections en témoignent. Il s’agit souvent de personnes qui ne défendent pas les mêmes valeurs démocratiques libérales. Ils veulent faire d’Israël un État 100% juif, sans égalité de droits pour les femmes, les chrétiens, les laïcs ou les Palestiniens. N’oubliez pas que, pour ces derniers, Israël n’est plus une démocratie depuis longtemps. Ils représentent 20% de la population israélienne, mais n’ont pratiquement aucun droit politique. »
« La voix du peuple«
Même si les sondages indiquent que la coalition actuelle a perdu 10% de ses électeurs, elle continue à bénéficier d’un soutien important. Les partisans du gouvernement prétendent que la nouvelle loi rend Israël précisément plus démocratique parce que la voix du peuple ne pourra plus être contredite par des juges qui n’ont pas été élus. « De cette manière, nos voix ne seront plus jetées à la poubelle », a écrit Emmanuel Shilo, rédacteur en chef du journal de droite Besheva.
Dans l’univers de la technologie et de l’investissement, tout le monde n’est pas non plus contre le gouvernement. « Ceux qui prétendent que notre démocratie est en danger sous-estiment le fait que notre pays est ouvert à de nombreuses cultures. Les opposants à ces mesures s’agitent, mais ils doivent respecter les règles du jeu et attendre les prochaines élections s’ils veulent une autre politique », estime Boaz Lifschitz, CEO et fondateur de Peregrine Ventures, un fonds d’investissement de 500 millions de dollars, actif dans le secteur des soins de santé, tandis qu’il nous fait visiter son campus technologique où des jeunes entreprises fabriquent des stents, des robots chirurgiens et des logiciels d’intelligence artificielle.
« C’est vrai qu’il y a plusieurs forces dans cette démocratie qui veulent s’emparer du pouvoir », poursuit Lifschitz. « Seulement, il s’agit d’un bras de fer au sein de la démocratie et pas sur la démocratie. Je trouve aussi que la Cour suprême dispose d’un pouvoir politique trop important et qu’il faut le réduire. La moitié des électeurs israéliens pensent comme moi. C’est le jeu politique normal. »
Lifschitz reconnaît qu’il reçoit des coups de téléphone inquiets de certains investisseurs. « C’est un fait que le pays est aujourd’hui considéré comme instable. Cependant, plus les gens connaissent Israël, moins ils sont inquiets. Jusqu’à présent, j’ai réussi à expliquer que cette instabilité n’avait aucun impact sur notre secteur. Les investissements sont en baisse, certes, mais cela s’explique davantage par les incertitudes dont souffre le secteur financier mondial. Si Israël fait face à des problèmes financiers, ce sera plutôt parce que nous n’aurons pas réussi à faire participer activement une partie importante de la population, comme les Israéliens arabes et les ultra-orthodoxes. Tout le reste n’est que la perception d’une frustration qui ne cesse de s’exacerber. »
Cour suprême
Le prochain grand test pour la démocratie aura lieu en septembre, au moment où la Cour suprême israélienne devra se prononcer sur la loi votée lundi et qui réduit radicalement ses pouvoirs. « Si la Cour rejette la loi, elle pourrait se retrouver en confrontation directe avec le gouvernement », explique un diplomate européen de haut rang. « Celui-ci pourrait ne pas tenir compte du verdict, ce qui laisserait le pays déchiré. Car qui détiendra alors le pouvoir? La question cruciale est de savoir quelle position adoptera l’armée. Je m’attends à ce qu’elle se range du côté du pouvoir judiciaire. Dans ce cas, le pays se retrouvera au bord d’une guerre civile. Ce sont des situations dans lesquelles l’armée siffle le retour du gouvernement sur le droit chemin, comme cela se passe parfois dans des pays africains. Nous risquons alors de nous retrouver en terrain miné. »
Pour la Belge Els VerBakel, qui dirige l’école d’architecture de l’Académie Bezalel à Jérusalem et est propriétaire d’un grand bureau d’architecture en Israël, le recours à davantage de violence serait même considéré comme l’unique option pour les mouvements d’opposition. « Selon un proverbe israélien, ‘il faut mettre une échelle contre l’arbre pour pouvoir en sortir’. Eh bien: seule la violence pourra mettre le gouvernement sous pression et le faire reculer. Cette escalade, ainsi que la pression économique, sont les seules à pouvoir sauver la démocratie en Israël. Pour le dire crûment: du sang et de l’argent. Voilà ce dont il s’agira. »
Jeudi soir, les discussions sur la voie à suivre ont donné lieu à des conversations animées entre manifestants à Tel-Aviv. Eddie Levdansky se demande s’il est opportun que les manifestants occupent l’autoroute, comme de petits groupes tentent de le faire dans des jeux du chat et de la souris avec les forces de l’ordre. Ses amis l’ont convaincu que oui. La seule façon de faire bouger les choses est d’intensifier les contestations, estiment-ils.
Levdansky travaille pour un des principaux cabinets d’avocats du pays et a obtenu de son employeur deux jours de congés payés pour venir manifester. En tant qu’avocat, il réalise mieux que quiconque que l’État de droit est en danger. « La naissance d’Israël fut un miracle », estime-t-il. « Et aujourd’hui, ce miracle est menacé. Cette idée me fait très peur. C’est pourquoi je reviendrai samedi pour une nouvelle manifestation. Nous n’abandonnerons pas. Jamais! »