La journaliste Peggy Sastre a traduit la biographie qui a inspiré le film de Christopher Nolan. Au-delà de ses travaux sur la bombe atomique, il ne faut pas oublier la chasse aux sorcières dont Oppenheimer fut l’objet et l’antisémitisme qu’il a subi dans les universités américaines, rappelle-t-elle.
Nolan l’a dit en interview: la figure d’Oppenheimer l’intéresse depuis sa jeunesse dans les années 1980, à l’époque où le monde connaissait un retour de la peur nucléaire, pendant la guerre froide, et il a été marqué par la chanson de Sting Russians, qui parle du «jouet mortel d’Oppenheimer» («Oppenheimer’s deadly toy»). Personnellement je suis aussi très intéressée par cette période et notamment en ce qui concerne le MacCarthysme. Son autisme aussi m’a beaucoup parlé, et donc sa façon de penser et de faire.
Ces dernières années il est vrai que l’angoisse du nucléaire avait un peu disparu, avant de revenir brutalement avec la guerre en Ukraine. Nolan l’explique lui-même: quand il a commencé le film, son fils lui rétorquait que tout le monde s’en fichait du nucléaire, que c’était derrière nous. C’était quelques mois avant la guerre en Ukraine. Et même avant, si l’on remonte, Kim Jong-un et Donald Trump ont remis le sujet sur le devant de la scène; on s’interrogeait à nouveau sur le développement du nucléaire iranien. Tout cela explique complètement le regain d’intérêt pour Oppenheimer. Mais il ne faut pas oublier un détail: c’est aussi parce que le producteur de Nolan lui a recommandé le livre en lui disant que ça ferait un super film!
La vie d’Oppenheimer a aussi été marquée par un rapport compliqué avec les autorités américaines – il collabore avec elles autour du projet Manhattan (nom de code du projet de bombe nucléaire) mais s’estime ensuite trahi par l’usage de ses découvertes. Comment caractériseriez-vous son rapport au pouvoir?
Il a eu un rapport au pouvoir très ambigu, complexe et contradictoire. Quand il arrive dans le projet Manhattan il est conscient d’être le meilleur pour le mener à bien. C’est lui qui a amené la physique quantique aux États-Unis. S’il a commencé ses études à Harvard, il est allé ensuite en Europe pendant l’explosion de la physique quantique. Et avant lui, la physique américaine était vraiment provinciale; tout le monde s’en fichait. Lui a réussi, notamment avec le projet Manhattan à Los Alamos, à créer un centre scientifique extraordinaire. Le but des recherches qui y étaient menées était la bombe atomique, bien sûr, mais c’était aussi un contexte rêvé pour plein de scientifiques à l’époque: travailler en vase clos avec des fonds illimités.
Un autre aspect, fondamental, est qu’il était juif et en même temps gêné de l’être. Ce n’est pas beaucoup su, et les Américains n’aiment pas qu’on le rappelle, mais dès la fin du XIXe siècle et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont été un terreau fécond d’antisémitisme. Oppenheimer arrive à Harvard au début des années 1920, et quelques mois plus tard, c’est la première grande université américaine à mettre en place des quotas anti-juifs. Quasiment toutes l’ont ensuite imitée.
Ensuite, quand il arrive à Berkeley en 1934, cette fois en tant que professeur, il est contraint en dépit de sa célébrité de faire des pieds et des mains pour que Robert Serber, un ancien étudiant devenu son meilleur ami, obtienne un poste d’assistant. Et il n’est jamais parvenu à le faire titulariser. Les auteurs du livre ont même trouvé un courrier du président du département de physique d’Harvard à l’époque disant en substance «il y a un juif dans le département, il n’y en aura pas deux».
Cela a donc joué dans son engagement. À partir du moment où la fission nucléaire était possible, tous les physiciens ont su qu’ils n’allaient pas être seuls à penser en faire une bombe. Pour Oppenheimer et ses collègues, c’était évident: ce serait eux ou les nazis.
Vous le dites, sa vie à l’université a été mouvementée; qu’est-ce que cela dit de l’université à l’époque? Y voyez-vous des résonances avec aujourd’hui?
Complètement. L’université en général, et l’Américaine en particulier, a toujours été une éponge à délires idéologiques dans l’air du temps. À l’époque l’université américaine penchait plus à droite, il y avait beaucoup d’ultra-conservateurs, d’antisémites et de racistes –vu qu’on était aussi en pleine ségrégation, et aujourd’hui c’est le postmodernisme, le wokisme, la théorie critique de la race. Certes ça émane de la gauche, mais les racines du mal sont les mêmes: c’est l’université, l’université d’élite notamment, qui absorbe tous les délires idéologiques du moment sans le moindre esprit critique.
Il a aussi été victime du Maccarthysme et visé par les autorités pour ses sympathies communistes…
Oppenheimer était très à gauche. Enfant et adolescent, il a été scolarisé au sein du Mouvement éthique de Felix Adler, un organisme juif agnostique, qui était très libéral au sens américain du terme, très humaniste et progressiste. Il a donc baigné dans un environnement de gauche assez classique pendant son adolescence. Quand il devient adulte, la guerre d’Espagne survient; il s’investit beaucoup dans ce conflit. Très riche grâce à la fortune qu’a constituée son père, et à celle que sa mère tenait de sa famille, il donne beaucoup d’argent à la cause des républicains espagnols.
Et à l’époque le monde universitaire sur la côte ouest, en Californie, penchait à gauche. Dans son entourage, les communistes sont nombreux: on pense à son ex-fiancée puis maîtresse, Jean Tatlock, à son ami Haakon Chevalier, qui a notamment traduit Aragon, mais aussi à sa femme, Kitty Puening, qui avait précédemment été mariée à une figure du parti communiste américain mort pendant la guerre d’Espagne, Joseph Dallet. Oppenheimer lui-même avait des sympathies de gauche et a participé à un tas de meetings et d’activités syndicales, même s’il n’a jamais été prouvé qu’il ait été encarté communiste.
Sauf que tout cela était connu lorsqu’il arrive à Los Alamos en 1943. Son habilitation de sécurité avait d’ailleurs tardé à lui être accordée précisément en raison de ces engagements passés. En 1954, au moment du maccarthysme, on décide de l’attaquer sur ce point sans qu’il n’y ait aucun élément nouveau. C’est aussi parce qu’Oppenheimer était un scientifique très engagé dans la vie politique américaine: il a participé à des dizaines de commissions consultatives, notamment sur le développement de la bombe à hydrogène et sur la non-prolifération et le nucléaire civil. Il était sur la même ligne que Niels Bohr et Albert Einstein: en 1939, ce dernier avait écrit une lettre à Roosevelt (en réalité rédigée par Leo Szilard) pour le sensibiliser à l’importance de créer la bombe, mais précisément pour que ce soit l’arme ultime qui empêche toutes les guerres.
Mais dans l’élite américaine, nombreux sont ceux qui n’étaient pas sur cette ligne et voulaient détruire les Russes, multiplier les bombes, et notamment faire la bombe H, encore plus puissante que la bombe atomique. Qu’on se rappelle un autre éminent scientifique de l’époque, John Von Neumann, qui souhaitait que les États-Unis se lancent dans une guerre nucléaire préventive contre les Russes, en annihilant leurs plus grandes villes. Oppenheimer s’est opposé à cela et a été un temps très influent dans la lutte contre la prolifération nucléaire.
En 1954, quand arrive à expiration son habilitation de sécurité, ce qui l’empêche de poursuivre ses activités au sein du gouvernement américain autour du nucléaire, l’AEC, l’administration en charge de ces questions, en fait un prétexte pour faire ressurgir son passé gauchiste et le soupçonner d’avoir été un espion soviétique. Il y a réellement eu des espions à Los Alamos: au moins deux personnes ont passé des secrets aux Russes, c’est prouvé. On lui demande alors s’il n’était pas au courant, ou complice. À la fin de cette audition, s’il est acté qu’il ne s’est pas montré déloyal envers son pays, on évoque les «défauts fondamentaux» de son caractère pour ne pas lui renouveler son habilitation de sécurité.
Pourtant son patriotisme ne faisait pas vraiment de doute…
Oui, à Los Alamos au début, il portait même l’uniforme militaire avec beaucoup de fierté. Il insistait auprès de ses collègues pour qu’ils le portent, ce qu’ils ont refusé en considérant qu’ils étaient scientifiques et non militaires. C’est d’ailleurs une attitude commune à beaucoup de juifs, notamment à l’époque: l’exaltation de l’assimilation nationale, de l’attachement aux valeurs de la république comme protection contre l’antisémitisme ambiant.
On lui a toutefois reproché d’avoir milité pour l’ouverture. Comme beaucoup de scientifiques, il disait qu’il ne fallait pas de secret, qu’il fallait tout partager en matière de découvertes scientifiques, et notamment avec les Russes. Comme Bohr, il voyait dans l’ouverture de la science et des relations internationales le seul espoir d’éviter la course aux armements nucléaires. Il appelait de ses vœux un gouvernement mondial.
Voyez-vous des résonances entre son rapport avec le pouvoir et la collaboration entre scientifiques et politiques aujourd’hui?
Nolan a dit qu’il voyait beaucoup de résonances avec l’intelligence artificielle, que la bombe atomique d’aujourd’hui était l’intelligence artificielle dans le sens où l’on sait à peu près que ça va changer le monde mais on ne sait pas vraiment comment.
On ne sait pas si dans dix ans ChatGPT dira, comme Oppenheimer, «je suis la mort, le destructeur des mondes»…
Peut-être (rires)!
Peggy Sastre est journaliste, essayiste et traductrice. Elle a traduit la biographie de Kai Bird et Martin J. Sherwin Robert, Oppenheimer: Triomphe et tragédie d’un génie (éd. Le Cherche midi, 2023).